Au départ, il s’agit d’un Casual Friday. Alors que ces repas sont généralement très spontanés, les choses s’organisent et se structurent au point que je peux considérer qu’il s’agit du 175ème dîner de wine-dinners. Il se tient au restaurant Laurent. Nous sommes cinq et chacun a apporté de deux à trois vins, ce qui veut dire que nous allons « affronter » douze vins au cours de ce repas.
Vers 17h30 je commence l’ouverture des vins. Quelle n’est pas ma surprise de voir que le bouchon du Grand Cru Altenberg De Bergheim Marcel Deiss 1997 se désagrège en mille morceaux tant il est indécollable du verre du goulot. Il m’a fallu près de vingt minutes pour extirper ces miettes et je n’ai pas pu empêcher que des débris résiduels restent en suspension dans le vin. Lorsque La Romanée Monopole Marey & Liger-Belair 1919 est ouverte, je fais grise mine, car mon vin a toutes les chances de ne jamais revenir à la vie. L’odeur est fade, pas désagréable, mais d’une fatigue qui interdira probablement un retour en grâce. La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1947 de Lionel paraît aussi fatiguée, mais le sursaut vital semble possible. Le Vosne-Romanée Cros Parantoux Emmanuel Rouget 1990 de Didier a une odeur bien pâlotte et la demi-bouteille du Château Ausone 1962 de Lionel semble la plus accueillante de toutes le bouteilles. Le Château d’Yquem 1913 de Tomo a une jolie couleur, le vin est de belle transparence, mais le vin semble manquer d’ampleur. Nous verrons. Le constat n’étant pas extraordinaire je me mets à penser aux opérations d’ouverture que je fais depuis plus de trente ans. Les vins que j’ouvrais il y a trente ans avaient meilleure mine que ceux d’aujourd’hui. Une explication possible est que les vins changent de propriétaire beaucoup plus souvent que dans le passé. Il ne faut pas généraliser, mais c’est probable.
Nous prenons l’apéritif dans la rotonde avec des tuiles au parmesan. Le Champagne Le Mesnil 1959 de Didier est un blanc de blancs fait par une union de propriétaires récoltants. Sa couleur est relativement sombre, mais n’est trahi d’aucun défaut. Le nez est celui d’un champagne âgé. En bouche, ce qui me frappe, c’est sa pureté. Il porte ses 54 ans encore très bien. Tomo est un peu gêné par son acidité mais celle-ci s’estompe au fil de la dégustation. Si le vin est très simple, cela ne m’empêche pas de l’apprécier, sans doute plus que mes compères, un peu plus critiques. Je trouve que ce champagne tient son rôle.
Le menu créé par Alain Pégouret et Philippe Bourguignon est ainsi rédigé : pâté en croûte de volaille et foie gras / cuisses de grenouilles aux épices tandoori, veloutine au haddock / noix de ris de veau panée à la truffe, « perline » à la carbonara / pièce de bœuf rôtie, servie en aiguillettes, pommes soufflées « Laurent », jus aux herbes / glace vanille minute huile d’olive toscane.
Le Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 de ma cave est une perfection absolue. Le vin est clair, la bulle est belle, le nez n’est pas ce qui compte, car tout se joue en bouche. Quelle complexité ! Ce champagne dépasse de la tête et des épaules tout ce que l’on peut goûter comme champagne. Je suis aux anges. Il est tellement complexe qu’il se suffit à lui-même, le pâté en croûte n’arrivant pas à lui donner un supplément d’âme. Comme Alain Delon, il se suffit à lui-même.
Le Champagne Heidsieck Dry Monopole 1915 de Florent a une couleur légèrement opaque et terreuse. Il nous emporte dans l’inconnu. Chacun de nous ressent des évocations différentes. Je ressens du caramel et de la réglisse. Les puristes, les orthodoxes rejetteraient un tel vin. Mais nous sommes des passionnés. Nous voulons explorer ce que raconte l’histoire. Et ce champagne hors norme, hors de sentiers battus nous raconte des saveurs quasi inconnues. Nous avons ainsi goûté à trois champagnes radicalement différents, dont le Clos du Mesnil émerge évidemment mais dont chacun de deux autres raconte des histoires étranges qu’il faut écouter.
Les cuisses de grenouilles accueillent deux vins blancs rares qui conviennent bien à ce plat. Mais je ne trouve pas ces vins d’exception particulièrement convaincants. Le Grand Cru Altenberg De Bergheim Marcel Deiss 1997 de Lionel, d’une vigne complantée de tous des cépages traditionnels, manque un peu de persuasion et de pep. C’est un grand vin mais qui joue un peu en dedans. Et le Pouilly Fumé Astéroïde Didier Dagueneau 2008 de Tomo, vin issu de vignes franches de pied, qui évoque des agrumes légers, n’apporte pas un saut qualitatif majeur par rapport aux autres cuvées de ce grand vigneron regretté.
Le Château Ausone demi-bouteille 1962 de Lionel a une couleur magnifique. Il est dense et évoque la truffe. Riche, il a une belle personnalité. Il était prévu dans le menu que ce vin serait un intermède sans plat. Mais j’aurais volontiers croqué une truffe pour accompagner ce beau Saint-Emilion.
Sur les délicieux ris de veau nous avons deux vins de 1919. Je suis bien inquiet au moment où l’on sert le premier et l’odeur ne me rassure pas. Mais le miracle se produit en bouche. La Romanée Monopole Marey & Liger-Belair 1919 a le charme d’une grande Romanée. Le soulagement est grand. Je revis. A côté de lui, le Clos Vougeot Château de La Tour 1919 de Florent, qui avait un beau niveau alors que la Romanée était basse est très vivant, guerrier, solide, structuré. La Romanée est féminine et pleine de charme quand le Clos Vougeot est masculin et viril. On ne s’étonnera pas que Florent préfère le Clos Vougeot et que je préfère la Romanée, car tous les amateurs de vins anciens ont les yeux de Chimène pour leurs enfants. Je n’en reviens que la Romanée nous ait donné une véritable émotion avec une réelle profondeur et une mâche veloutée, pleine de séduction. Ces deux 1919 se sont montrés plus que convaincants. Le ris de veau les a accompagnés avec beaucoup de justesse et de gourmandise.
Quel choc lorsque l’on me fait goûter en premier La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1947 de Lionel ! Je souris d’un sourire béat et ravi. Il n’y aura aucune difficulté à désigner le meilleur vin de la soirée, car cette Tâche est divine et tellement DRC. Elle a tout pour elle, plénitude, charme, élégance, fluidité en bouche. C’est une très grande Tâche, malgré un niveau bas, meilleur que celui de la Romanée. Cette bouteille porte une collerette de la maison Drouhin qui devait en être le distributeur.
Alors, le compagnon de plat de La Tâche a bien fort à faire. Le Vosne-Romanée Cros Parantoux Emmanuel Rouget 1990 de Didier manque d’à peu près tout. Le nez est faible, le vin n’a pas de puissance, pas beaucoup de caractère. En une autre occasion, on le trouverait plaisant, mais après ces trois ancêtres, il est plat. Les aiguillettes de bœuf sont magistrales.
Le Château d’Yquem 1913 de Tomo a lui aussi beaucoup de mal à se positionner. Il est plutôt sec, et manque de vibration et de coffre. Il a de la personnalité, une complexité évidente, mais il n’arrive pas à accrocher nos cœurs. Le dessert, que j’avais tant aimé sur un Fargues 2005 ne convient pas aux sauternes anciens.
La Liqueur Suc Simon que l’on peut situer dans les années 40 ou début des années 50 est l’enfant chéri de Didier. Cette liqueur de Chalon-sur-Saône est un clone de la Chartreuse. C’est un joli bouquet d’herbes et de fleurs qui se boit avec plaisir, sans atteindre cependant le niveau des grandes chartreuses très anciennes.
Nous avons été très sélectifs dans nos votes. Comme nous ne sommes que cinq et cinq amis, les votes se sont concentrés et ceux qui n’ont eu aucun vote sont Le Mesnil 1959, l’Astéroïde 2008, le Cros Parantoux 1990, l’Yquem 1913 et le Suc Simon. Deux vins ont été nommés premiers, La Tâche quatre fois et la Romanée une fois.
Le vote du consensus serait : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1947 (Lionel), 2 – Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 (François), 3 – La Romanée Monopole Marey & Liger-Belair 1919 (François), 4 – Clos Vougeot Château de La Tour 1919 (Florent), 5 – Château Ausone 1962 demie (Lionel).
Mon vote a été : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1947 (Lionel), 2 – Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 (François), 3 – La Romanée Monopole Marey & Liger-Belair 1919 (François), 4 – Château Ausone 1962 demie (Lionel).
Les quatre premiers vins nommés par le consensus suffisent à faire de ce dîner un dîner exceptionnel. La Tâche toute seule assure le succès de la soirée. Les deux premiers plats ont été relativement discrets par rapport aux vins, alors que les deux suivants ont été remarquables. Des vins ont ressuscité de façon inouïe et je suis sûr que la Romanée aurait été jetée par des amateurs ignorants ou impatients.
Nous avons passé une merveilleuse soirée dans un cadre amical et généreux. Les vins moins présents ne nous attristent pas, car il faut ouvrir sans cesse de nouveaux flacons pour avoir la chance de trouver sur notre route d’aussi glorieuses pépites. Dans la chaude atmosphère de ce dîner, nous avons esquissé de futures aventures de folie.
Sur la photo des vins il n’y a pas ceux de Florent, le champagne 1915 et le Clos Vougeot 1919
Sur le menu ci-dessous, les deux 1919 ont été en fait servis ensemble.