Dîner avec des amis et des bouteilles rarissimes, c’est l’aboutissement de l’esprit de l’académie des vins anciens. Il y a des vins anciens dans les caves. L’académie veut provoquer des occasions pour que l’on sorte ces vins des caves et qu’on les partage. Ce soir, ce sera une séance toute particulière, à mi-chemin entre ce que l’on a appelé les "casual Fridays" et l’académie. Nous serons huit, avec un programme particulièrement musclé. C’est Frédéric un ami qui a lancé le premier hameçon : "j’aimerais pour thème 1900 et ce qui tourne autour". On échange des mails, certains amis n’ont rien dans cette période, mais l’amitié est la plus forte. Le programme s’assemble. Le lieu choisi est le restaurant Laurent et je mets au point le menu avec Philippe Bourguignon.
J’arrive à 17h30 pour ouvrir les vins. Frédéric m’attend déjà pour ouvrir lui aussi quelques vins. Parmi les quatre vins que j’ai apportés il y a un Lafite 1900 au niveau très bas, vraiment basse épaule, mais la couleur me paraissait en cave engageante. Je l’ouvre. Bingo ! Le parfum est si sensuel, de truffe, de velours et de coulis de fruits noirs que je faillis m’évanouir. Vite il faut mettre un bouchon pour renfermer ce parfum extraordinaire. Tiendra-t-il jusqu’au dîner, nous verrons. Le Clos de la Roche 1899 est follement expressivement bourguignon. Le Montrachet 1929 à la couleur légèrement ambrée a un nez très pur, sans trace de madérisation. A propos de Madère, le 1837 a un nez d’une force et d’une expression folle. Perfide, je suggère à Frédéric que nous devrions vérifier s’il est bon, alors que c’est une évidence. Nous buvons un élixir, à la force alcoolique rare, qui a un goût intemporel, taillé pour l’éternité. Le parfum du Blanc Vieux d’Arlay 1899 est soufré. Il est tentant de le goûter comme le Madère. C’est un vin franc qui lui non plus n’a pas d’âge, auquel on ne donnerait pas plus de trente à quarante ans. Le parfum de l’Yquem 1900 est une leçon de choses. Il n’y a apparemment aucune mauvaise surprise, mais il convient d’être prudent.
Il nous reste plus de deux heures à attendre puisque des amis lyonnais arriveront assez tard par le train. C’est alors que Frédéric sort de sa musette un Castellu di Baricci vin rosé de Sartène 2011 de la famille Quilichini qui titre 14,5°. Et Frédéric a raison, c’est un beau rosé charnu, puissant, de bonne mâche, qui semble fait pour la gastronomie. C’est amusant de créer cet intermède quand on sait le programme qui nous attend.
Des amis tardent à venir aussi commençons-nous à boire le Champagne Krug 1985 dans le beau jardin du restaurant, pour les faire venir. Ce champagne est exceptionnel et le vin corse que Frédéric a servi aux amis à leur arrivée met en valeur le fruit rouge de ce champagne, assez étonnant pour un Krug. Ce 1985 est déjà entré dans une phase d’évolution tout en conservant sa tension extrême. On dirait un arc bandé. Il est puissant, pénétrant et je l’aime énormément. Le champignon moutardé crée un accord brillant. Evolué et tendu comme un chien de chasse en arrêt, c’est un champagne de compétition.
Le menu mis au point par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret est : tête de champignon cru, légèrement moutardée / bouillabaisse froide, pommes de terre et fenouil au basilic / tronçon de turbot nacré à l’huile d’olive, bardes et légumes verts dans une fleurette iodée / tarte aux cèpes / noix de ris de veau dorée au sautoir girolles poêlées et « grenobloise » / pigeon à peine fumé et rôti, pissaladière de jeunes légumes, sauce piquante / reblochon et vieux comté / jubilé de mirabelles / fondant de chocolat amer
Nous avons une belle table dans la grande salle et des tables voisines regardent avec curiosité les vins qui nous sont servis. Le Champagne Abel Lepitre 1957 a une très belle couleur dorée. La bulle est atténuée mais vivace. Le vin est significativement dosé, mais il est agréable. Il est de belle maturité sans trace de faiblesse. C’est une belle surprise, car cette année n’est pas restée dans les annales de la Champagne. A l’inverse, l’année du champagne qui suit est légendaire et le Champagne Krug Collection 1947 l’est aussi. D’une folle complexité, d’une longueur inouïe, ce champagne est un grand. Mais je trouve qu’il n’est pas flamboyant. Aussi, même si la complexité est du côté du 1947, j’ai un faible pour le 1985. Florent s’en amuse, car il sait que le 85 est mon vin et le 47 le sien. La gelée de la bouillabaisse se marie très bien avec l’Abel Lepitre. Nous venons de boire trois champagnes de haute volée.
L’association du turbot avec des légumes verts est très originale, car les petits pois notamment donnent une grande fraîcheur au plat et excitent le vin. Le Montrachet Comtes Lafon 1985 n’est pas un vin ancien. Il est même d’une jeunesse folle et son odeur de soufre pourrait faire de lui un gamin. Le vin est imposant, fort d’une palette aromatique infinie. Il a l’aisance et la prestance des montrachets. C’est un grand vin, un peu hors catégorie dans ce dîner de centenaires – je parle des vins évidemment.
Le Château Montrose 1898 provient d’une bouteille où tout l’habillage est manuel : étiquette minuscule et manuscrite, bouchon marqué du château mais peu ancien et une vilaine capsule en plastique. Mais Frédéric nous dit qu’il provient directement de la réserve de la famille Charmolüe, ancienne propriétaire de Montrose. Le vin est clairet, presque rose. S’il a des accents intéressants, et des évocations subtiles, il montre aussi une certaine fatigue et une curieuse odeur soufrée. Robert, qui a une belle expérience des vins anciens n’a aucun repère sur 1898. Ce vin est intéressant comme témoignage, mais seulement pour cela, alors qu’à côté de lui, ça bouge ! Le Château La Tour de Mons Margaux 1900 a une couleur de vin riche, dense et terrien. Sa mâche est belle. Il est profond. Il a de la truffe, du velouté. Il est grand et confirme que 1900 est une année solide. La tarte aux cèpes est une merveille pour les deux vins et donne un bénéfique coup de fouet au Montrose.
On nous sert en même temps deux vins mythiques et, comme il sont tous les deux exceptionnels, je demande aux amis, d’une façon presque solennelle, de se recueillir et de se concentrer, car cet instant est un privilège unique. Le Château Ausone 1900 est une merveille. Je l’ai déjà bu deux fois et jamais je n’avais eu le plaisir qu’il devrait donner. Or ici, il est d’un grâce exceptionnelle. Terriblement séduisant, voire féminin, il marie subtilité et charme avec une grande puissance. Sa trace est impressionnante. A côté de lui, le Château Lafite 1900 a un parfum lourdement capiteux. Comment est-ce possible que l’on sente ainsi un coulis de fruits noirs ? La truffe qu’il exsude est lourde. Ce vin emplit la bouche. Sa présence est extrême. Quel vin gigantesque. Et l’on voit que les deux 1900 sont totalement opposés comme le sont la rive droite et la rive gauche de la Garonne, l’un et l’autre étant le champion de sa rive. L’Ausone joue sur le charme et la persuasion par sa profondeur. Le Lafite s’affirme en occupant l’espace, glorieux, royal, impérial même et d’une sérénité absolue. On verra dans les votes que les préférences entre les deux seront partagées. Le ris de veau est idéal pour mettre en valeur deux vins absolument exceptionnels.
J’avais trouvé à l’ouverture le nez du Clos de La Roche Jules Régnier 1899 absolument authentiquement bourguignon. Il est maintenant tellement à l’aise ! Il est bourguignon, serein, facile à vivre, peut-être plus simple par rapport aux bordeaux, mais charmeur avec aisance. C’est un grand vin riche tout en étant léger, qui profite d’un merveilleux pigeon.
Ayant eu peur que le montrachet de 1985 ne fasse de l’ombre au Montrachet Guichard Potheret 1929, je l’ai placé à cet endroit du repas pour le fromage. Je n’avais décelé aucun signe de madérisation à l’ouverture, malgré la couleur légèrement ambrée et ce vin est d’une grande pureté, sans signe de vieillissement excessif. Nous aurions dû le goûter avec le 1985 car il n’y aurait pas eu de compétition, l’écart d’âge excluant le combat, et c’est un mauvais service à rendre à ce grand vin que de l’associer au reblochon avec lequel il est incapable de coopérer. Nous n’aurons pas profité comme nous aurions pu d’un montrachet complexe et subtil, sans doute trop discret après les immenses rouges précédents. En revanche, le Vin Blanc vieux d’Arlay Caves Bourdy 1899 dont aucun des convives n’avait l’expérience ne fait qu’entraîner des oh et de ah, tant il est riche d’énigmes. Ce vin fait entrer dans une planète de saveurs où les repères sont rares. Car ce vin est éternel. Si nous nous donnions rendez-vous dans cent ans, nous goûterions strictement le même vin. Il n’a pas d’âge, il est indatable, complexe, d’une rare tension. C’est un vin confondant, que le comté met en valeur. C’est un grand moment du repas.
Le Château d’Yquem 1900, c’est "respect" comme on dit aujourd’hui. Sa robe est tellement opaque que l’on a du mal à imaginer qu’il ait été blanc clair quand il a été fait. Alors que le nez était il y a six heures merveilleusement agrume, il est de venu caramel et café. Si mes amis se régalent, je suis un peu plus sur ma réserve car ce vin que j’ai bu de nombreuses fois peut être beaucoup plus fringant et éclectique. Alors bien sûr, c’est une merveille car on sent tout le poids de saveurs des grands Yquem. Mais sa palette est trop courte, puisqu’elle a gommé les agrumes pour ne garder que le torréfié. Inutile de dire que même ainsi c’est un vin immense.
Le Porto Borgès Irmao 1900 agit sur moi comme une madeleine de Proust. Ce goût là, je le connais. Et l’image qui me vient, c’est celle d’une cave voûtée séculaire, où je boirais un élixir. Mais l’image est fugitive, car je n’arrive pas à pousser plus loin le lien avec ma mémoire. Le contraste avec le Madère Vilante da Silva Grande Réserve 1837 est saisissant. Le madère est un vin intemporel, car on imagine qu’il avait à peu près ce goût lorsqu’il avait cinquante ans et qu’il l’aurait encore si on l’ouvrait à la fin de ce siècle. Alors que le goût du porto ne peut appartenir qu’à un vin de plus d’un siècle. Il est pour moi d’une autre planète, comme l’est le Blanc Vieux d’Arlay. Les deux vins sont d’une pureté extrême. Avec le madère on est en terrain de connaissance. Avec le porto on lève le voile pour entrer dans le monde fabuleux des portos séculaires.
Les amis se demandaient comment pouvoir classer ces vins et j’ai proposé que l’on utilise la méthode de vote en pratique dans mes dîners. Les votes se sont concentrés sur quatre vins qui seront les premiers du classement, et par les hasards du vote démocratique, deux amis ayant nommé troisième le Montrose, il devient le 5ème du vote global, alors qu’Yquem 1900, Krug 1947 ou le Montrachet 1985 mériteraient largement de le précéder.
Le Lafite 1900 et l’Ausone 1900 ont recueilli chacun trois votes de premier, le Clos de la Roche 1899 et l’Arlay 1899 recevant chacun un vote de premier.
Le vote du consensus est : 1 – Château Ausone 1900, 2 – Vin Blanc vieux d’Arlay Caves Bourdy 1899, 3 – Château Lafite 1900 , 4 – Clos de La Roche Jules Régnier 1899, 5 – Château Montrose 1898.
Mon vote est : 1 – Château Lafite 1900 , 2 – Clos de La Roche Jules Régnier 1899, 3 – Vin Blanc vieux d’Arlay Caves Bourdy 1899, 4 – Château Ausone 1900.
Que retenir de ce dîner ? Dans mon livre "carnets d’un collectionneur de vins anciens", j’avais écrit que 1900 est la plus grande année de l’histoire. Nous avons eu la démonstration de l’énorme réserve de puissance des trois rouges de 1900, La Tour de Mons, Ausone et Lafite, vins riches et incroyablement vivants. La deuxième constatation est que tous les vins de ce dîner ont été d’une présentation parfaite. Le Montrose est sans doute le plus fatigué, mais il avait encore des choses à nous dire, au point de figurer dans deux votes. La troisième remarque concerne les accords mets et vins qui ont été absolument remarquables. Alain Pégouret a fait un travail d’une extrême précision. La quatrième remarque est qu’il serait temps, enfin, que le guide Michelin corrige son appréciation et redonne au restaurant Laurent la deuxième étoile très méritée. La cinquième remarque concerne la générosité des participants du dîner. Quel plaisir quand l’envie de partager pousse à sortir des vins mythiques des caves. La dernière remarque est personnelle : quand on vit des dîners aussi mémorables qui montrent l’incroyable longévité des vins, quel bonheur d’être amateur de vins anciens !
bouchon du Krug 1947