Il y avait longtemps que nous n’avions pas fait de Casual Friday, moment fou où entre amis, offre du vin qui veut. Comme au poker, il y a toujours un joueur qui mise fort, décourageant la contradiction. Ce coup-ci, c’est Florent qui a asphyxié la concurrence. Il arrive de Lyon de bon matin au restaurant Gérard Besson, et, par un réflexe d’amitié, je viens le rejoindre pour qu’il ne se sente pas seul. Nous savons que Lionel, professionnel des arrivées tardives, sera en retard comme d’habitude. Aussi, nous bavardons de choses et d’autres, et à midi, il fait soif. Nous choisissons un Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1995. Ce champagne est d’une tension assez extrême. Lorsqu’il s’oxygène, il se domestique, et nous jouissons d’un champagne goûteux. Notre petit groupe se constitue. J’ai oublié mon portable, ce qui me paralyse, aussi est-ce bien tard que je rappelle à l’ordre Cédric qui pensait qu’un Casual Friday était un dîner. Il nous a rejoints rapidement.
Le Champagne Alfred Gratien 1964 est une pure merveille. Il a une couleur abricot, un pétillant actif et son goût est extrême. Je vois des fruits jaunes, des fruits confits, du citron vert et de l’écorce d’agrume. Sur les amuse-bouche, brioche de homard, gougère et tête de veau, c’est cette dernière qui fait vibrer le champagne grâce à son poivre bien dosé. On se sent "confortable" en buvant un champagne "plein", joyeux, riche comme des rêves de mille et une nuits.
Le Château Carbonnieux blanc 1937 est d’un bel ambre et son nez est superbe. Il y a de la poire, du coing, et une élégance rare. Ce vin est dans une forme parfaite. Florent l’avait acheté sur la foi de mes commentaires. Tout se confirme. Denis est un bizut de notre groupe, dont le "passeport" est un Pavillon blanc de Château Margaux 1929. Il est des tickets d’entrée de moindre prestige. Hélas, le "ticket" a un nez un peu incertain. La bouche est un peu déviée, délavée, tendance serpillière. Par comparaison, le Carbonnieux brille d’autant plus. Le 1929 est buvable et Denis le défend, ce qui est légitime. Mais c’est une version faible de ce vin. Le pâté de turbot est un plat de la cuisine de nos enfances, perpétuation des recettes d’antan. Et c’est un vrai bonheur. Le Carbonnieux est magique sur ce plat.
Le Montrachet Diard et Girard 1949 a une sale couleur grise. Il sent le gibier, et n’est pas engageant. Je n’insiste pas même si je sens que quelques heures de plus pourraient réveiller ce moribond. Pour l’instant il est mort. C’est dommage pour le bar qui est superbe.
Pour accompagner la grouse fort typée, le Château Gruaud-Larose 1926 à la couleur d’un rouge de belle jeunesse est idéal. Ce qui me frappe dans ce vin, c’est qu’il est impossible de lui trouver le moindre défaut. Il est parfait, dans une forme absolument accomplie d’un vin intemporel. En bouche, c’est un plaisir parfait. A côté de lui, le Château Haut Brion 1926 qui est ma contribution est d’une couleur noire, indiquant une densité extrême. Quand le Gruaud Larose joue sur le charme, le Haut-Brion joue sur la profondeur. J’ai toujours considéré que 1926 est la plus grande année de Haut-Brion. Celui-ci nous entraîne dans l’extrême. Il n’est pas facile à comprendre pour beaucoup de mes amis, mais je le trouve absolument grand, dans une forme d’une intensité rare. Evidemment mes amis se moquent de moi car je succombe à la densité de ce vin et j’en vante les qualités.
Nous passons maintenant au lièvre à la royale qui est magnifiquement réalisé, tout en finesse, ce qui ne caractérise normalement pas un tel plat. C’est ce qu’il faut pour le Corton Grancey Louis Latour 1959 au nez d’une sensualité bourguignonne. Le vin est "frais", magique, délicat. Il a toute la richesse de la Bourgogne. Des amis pensent que le Corton Grancey est un peu faible à côté du lièvre, et c’est ce que je croyais "sur le papier". Mais en fait l’accord se fait. C’est le Haut-brion 1926 qui crée le plus bel accord avec le lièvre.
Le Chateauneuf-du-Pape La Bernardine Chapoutier 1945 me frappe par sa jeunesse. Je lui trouve des aspects mentholés. Il a de la fraîcheur et un léger manque d’homogénéité. Gérard Besson a ajouté à son menu une assiette de champignons et des pains grillés aux abats qui s’accordent très bien au vin du Rhône.
J’ai choisi, parmi les apports prestigieux proposés, que nous goûtions un Marestel Robson-Missol 1934 proposé par la seule femme de notre déjeuner. L’étiquette indique "Marétel". Le vin à la couleur claire a un goût très pur. Je l’avais aimé à l’ouverture et il va bien sur une tomme de Marie Quatrehomme. Mais il ne peut pas cacher certaines limites de goût, car il est plutôt monolithique et simplifié. Mais je suis ravi de cet essai.
Sur le dessert, chocolat-framboise, le Champagne Moët et Chandon Rosé 1975 à la vilaine couleur est mort, définitivement mort. Aussi l’un d’entre nous commande-t-il un Champagne Dom Ruinart 1996 qui signe un brutal retour sur terre. Nous étions dans un monde de saveurs équilibrées, intégrées et délicates. Ce champagne qui serait bon dans un autre contexte marque un retour brutal au monde des vins d’aujourd’hui.
Gérard Besson va quitter son restaurant fin décembre. Il nous a offert un déjeuner d’une très grande qualité. Nous avons donc pris date pour un nouveau repas, d’adieu cette fois, où l’oreiller de la Belle Aurore, plat emblématique du chef, sera au rendez-vous.
Le vote du consensus de notre groupe de huit est : 1 – Château Gruaud-Larose 1926, 2 – Corton Grancey Latour 1959, 3 – Château Haut Brion 1926, 4 – Champagne Alfred Gratien 1964.
Mon vote est : 1 – Château Gruaud-Larose 1926, 2 – Château Carbonnieux blanc 1937, 3 – Château Haut Brion 1926, 4 – Corton Grancey Latour 1959.
Ce fut un Casual Friday de grande qualité.