Le 126ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Guy Savoy. A 17h30 je me rends dans le salon privé du restaurant pour ouvrir les vins qui étaient en cave depuis plus d’une semaine, que m’apporte Sylvain Nicolas, le sommelier. Son adjoint Julien observe les ouvertures car ce soir c’est lui qui fera le service des vins. Nous sommes dix, aussi, dans une stratégie quasi footballistique, je demande que la disposition de la table de la forme d’une planche de surf hawaïenne soit 4-1-4-1 plutôt que 5-0-5-0, les chiffres indiquant le nombre de convives de chaque côté de la table. Julien, aidé de Solène, charmante et souriante serveuse intéressée par ce qui se prépare, va commencer par changer en 3-1-5-1 suivi enfin de 4-1-4-1. Dix verres sont disposés à chaque place, avec une petite pastille sur le pied de chaque verre repérant le vin qui sera servi.
L’ouverture est assez facile. Je m’interroge sur l’odeur du Trottevieille 1943 qui pourrait contenir un furtif bouchon. C’est le seul vin que je goûte, et j’imagine assez bien que le vin s’épanouira normalement. Deux odeurs mériteraient d’être inscrites au patrimoine de l’humanité : celle du Vega Sicilia Unico, réserve spéciale faite de 1960, 1962, 1972, vin que je vais expliquer, parfum riche de fruits noirs, rouges et roses, et d’une puissance inégalable ; et celle du Château Lafaurie Peyraguey 1925 qui a tout ce qu’un sauternes pourrait avoir lorsqu’il est parfait. Les agrumes se bousculent dans le panier d’arômes, le thé raffiné se suggère, ainsi que le poivre délicat. Ces deux parfums sont envoûtants. Mieux que cela même, ils sont paralysants comme des pistolets Taser. Le domaine de Vega Sicilia Unico fait des vins au vieillissement en fût qui est l’un des plus longs au monde. Il millésime le vin mais parfois, quand il le juge opportun, il assemble une petite partie de trois millésimes dans une « Reserva Especial ». Je n’en connais que trois qui ont été réalisées. Celle-ci, mise en bouteilles en 1980, composée de 1960, 1962 et 1972, n’a donné que 4.500 bouteilles. On mesure à quel point c’est confidentiel puisque c’est moins que la célèbre Romanée Conti. Et l’odeur me confirme la pertinence qu’il y a eu à pratiquer cet assemblage.
Guy Savoy vient me saluer dans ce salon et nous bavardons des recettes et du dosage des crèmes et autres ingrédients, et je lui fais part du fait que j’ai demandé à son chef pâtissier de venir sentir le sauternes merveilleux, afin d’incorporer un peu de thé dans son plat exotique. Guy change le choix du thé et commente certains éléments des plats.
Arrivant premier au restaurant, l’un des plus fidèles de mes amis de dîners me lance comme une plaisanterie : « je viens dîner ce soir car j’ai vu de la lumière ». Je lui réponds qu’il existe un sushi bar à proximité qui a autant de lumière qu’ici, et je commence à m’apercevoir qu’il a réellement l’intention de dîner avec un invité qui se présente. Damned. Je vérifie sur mon ordinateur qu’il dit vrai et que j’ai tout simplement omis sa réservation qui avait eu durant sa gestation des modifications dont j’ai raté la dernière.
La stratégie footballistique resurgit. Julien jouera en 5-1-5-1 et non en 4-1-4-1. Il faut dare-dare passer le message en cuisine puisque toutes les recettes ont été modifiées par rapport à celles de la carte. J’avais déjà ajouté un vin au programme pour honorer un nouveau convive qui fête ses 50 ans. Je fais vite ouvrir par Julien un vin de réserve que j’avais apporté. Avec une efficacité remarquable et dans la bonne humeur, tout se met en place avant que les autres convives n’arrivent. Un verre est rajouté devant chaque place. Tout est fin prêt maintenant pour que se tienne le 126ème dîner.
Nous sommes douze, dont plusieurs couples, ce qui me fait toujours plaisir, quand mari et femme communient au bonheur de ces repas. Il y a ce soir cinq nouveaux convives et sept diversement chevronnés. Dans la salle exigüe où il y a peu de place quand on se tient debout, j’explique les consignes traditionnelles pour bien profiter du dîner et Julien nous sert le Champagne Bollinger Spéciale Cuvée qui doit avoir une quinzaine d’années ou plus. Ce champagne a beaucoup perdu de sa bulle et son message est sans énigme. Agréable sur les délicieux toasts au foie gras que Solène pique devant nous il accompagne la première entrée lorsque nous passons à table.
Le menu créé par Guy Savoy avait été mis au point avec lui lors de mon dernier déjeuner en ce lieu : Salsifis et noisettes confits, jus de cresson / Fromage de tête et foie gras de canard / Coquille Saint-Jacques panée, navets étuvés au beurre d’algues, jus à la truffe blanche d’Alba / Soupe d’artichaut à la truffe noire, brioche feuilletée aux champignons et truffes / Ragoût de lentilles aux truffes / Rouget Barbet « rôti-farci » comme un gratin / Pigeon « poché-grillé », légumes racines compotées / Cuisse de pigeon laquée et salades aux foies / Stilton / Exotique (dessert à base de mangue).
Comme nous avons asséché assez vite le premier champagne, le Champagne Dom Pérignon 1966 est servi aussi sur les salsifis. C’est le Bollinger qui colle le mieux au plat alors que le 1966 va se marier divinement avec le plat canaille qui suit, le fromage de tête. Paradoxalement, le Dom Pérignon a plus de bulles que le Bollinger, et sa complexité n’a pas d’égale. Moiré, irisé, il décline des myriades de saveurs dans toutes les directions. On ne peut qu’être amoureux de ce champagne envoûtant. Lorsque je découpe avec la dextérité d’un chirurgien l’un des dès de foie gras cru qui pavent le fromage de tête, l’association avec le champagne est diabolique. La longueur et le fruité de ce breuvage divin sont infinis.
La panure des coquilles Saint-Jacques ayant donné lieu à de longues discussions de mise au point avec Guy Savoy, j’attendais de vérifier la pertinence de ce choix. Tout concentré sur le fait des savoir si le Meursault Perrières Comtes Lafon 1992 se mariait bien, j’en oublie d’analyser le vin. Et c’est un de mes voisins de table, nouveau venu, qui me signale avec raison que ce Meursault, d’une année de grande réussite, n’a pas du tout la brillance ou l’étoffe que devrait avoir un vin emblématique de la Bourgogne. C’est vrai qu’il est plutôt court, mais il sait se réveiller, s’amplifier dans les verres pour nous montrer quand même la belle race qu’il peut avoir.
Je fais verser pour les deux plats suivants les trois Saint-Emilion. Ah, avoir trois verres devant soi, comme c’est compliqué ! Il a fallu expliquer de nombreuses fois où se trouve le Château Trottevieille 1943, en quelle position se situe le Château Cheval Blanc 1970, et où se cache le Château Cheval Blanc 1959, ajouté pour les 50 ans d’un des nouveaux convives. Et Julien ne m’a pas aidé en versant l’un des vins dans le verre qui n’était pas le sien. Mais très vite, tout est compris et ordonné. Le Trottevieille nous inquiète, car on pourrait croire qu’il est bouchonné. En fait, c’est un léger goût de terre, et le vin va s’épanouir progressivement, et trouver dans le second plat, celui de lentilles, un merveilleux écho. Sentant la truffe, évoquant la truffe avec le plat, ce vin a trouvé un bon compagnon dans la solide lentille. Il a une très gentille lourdeur truffée. Le Cheval Blanc 1970 fait un peu frêle au milieu de ses deux aînés, mais il compense par la fraîcheur de sa jeunesse et par sa complexité. C’est un Cheval Blanc varié, élégant, au discours riche. Il est presque diamétralement opposé au Cheval Blanc 1959 mais supporte bien d’être bu en même temps que cette gigantesque réussite du bordelais. Quand je bois ce Cheval Blanc 1959, je me dis : « ça y est, j’en tiens un ». Ce qui veut dire que ce vin se rapproche d’une perfection. J’avais eu peur de son bouchon qui avait glissé d’un centimètre dans le goulot. Etait-ce révélateur d’un problème qui affecterait le goût ? Pas du tout, ce vin a une assise, une largeur, une profondeur de vin riche et puissant, avec un équilibre aromatique spectaculaire. Charnu, bourgeois, mais pas dans le sens de cru bourgeois, sénatorial plutôt, il me ravit par son accomplissement. Il trouve sur la soupe emblématique de Guy Savoy un magistral répondant, évoquant lui aussi une truffe délicate, avec une légère râpe bien bourguignonne.
Le Pétrus 1976 est pour cinq ou six d’entre nous une première, aussi faut-il des mises en garde pour que ce premier contact ne soit pas une déconvenue, si l’on en attend trop. Certains ont du mal à appréhender ce merveilleux Pétrus subtil, racé et délicat. Dans le monde de Pétrus, ce 1976 est d’un équilibre brillant. Il incarne la sagesse de Pétrus, sa précision de trame, et j’aime comme il pianote délicatement. Pas d’excès, pas de fanfreluche mais un message clair avec beaucoup de notes sur la portée. C’est l’accord que j’ai suscité qui subjugue tout le monde. Car associer Pétrus et rouget devient pour moi comme une coquetterie, et j’aime entraîner mes convives et amis dans cette aventure. Et c’est une réussite.
Une autre aventure fondée sur l’accord couleur sur couleur attend mes amis. Car j’ai voulu associer un pigeon, au suprême cuit tout rose, avec le Champagne Dom Pérignon rosé magnum 1980. Ce champagne à la couleur rose saumon ou pêche est d’une délicatesse rare, mais c’est aussi une surprise car on n’attend pas ce goût là. Le plus jeune de la table, nouveau venu qui voulait honorer son oncle de cinquante ans, va me donner une leçon, car pendant que je m’évertue à trouver l’accord sur le pigeon seul, il m’annonce tout de go : pas du tout, l’accord s’impose sur la panure. Et c’est vrai. La panure accroche les notes de fruits jaunes du champagne, alors que la chair du pigeon révèle sa vinosité. Et l’accord est splendide, inattendu, superbe.
Pour le deuxième service du pigeon, j’avais prévu un bourgogne. Mais ayant demandé à Guy Savoy que le deuxième service soit très viril, j’ai changé pour un Vega Sicilia Unico, Reserva Especial faite de 1960, 1962, 1972. Ce vin a un nez à se damner. Il est riche, lourd comme un parfum sensuel, et en bouche, c’est un velours lourd, un coulis de fruit noir fondant et envahissant pour notre plus grand plaisir. La salade trempée du foie de l’oiseau qui visuellement me faisait peur s’accorde divinement avec le vin lourd et précieux. Chacun s’extasie devant ce vin d’une richesse incomparable et d’un équilibre spectaculaire dont la mémoire ne s’éteint pas.
Sur un stilton, nous goûtons un Grand Enclos du Château de Cérons, Cérons vers 1959, qui a une couleur claire et les goûts subtils et délicats des Cérons. J’annonce que je n’aime pas les mariages à trois, pain, vin et fromage et que je laisse volontiers de côté le pain. Mais le benjamin de la table récidive et me dit que c’est le pain à l’abricot qui complète avec une nécessité absolue l’accord. Et il a une fois de plus raison, tant l’abricot donne du volume à ce vin un peu léger mais agréable.
Le dessert à la mangue caressée d’un thé doux met en valeur, s’il en était besoin, le Château Lafaurie Peyraguey 1925 qui me met en pâmoison. Il faut se souvenir que c’est sur un sauternes de cette époque que la folie des vins anciens m’a contaminé, sans qu’un vaccin n’existe alors. Je suis avec ce Lafaurie-Peyraguey exceptionnel sur un petit nuage. Car ce sauternes a tout pour lui, les agrumes délicatement dosés, l’abricot, le poivre, un zeste de thé, le tout enveloppé dans un équilibre magistral.
L’exercice des votes est particulièrement difficile, car beaucoup de vins nous ont entraînés dans des sensations extrêmement diverses. Mais il faut se résoudre à voter. Sur onze vins, quatre n’ont pas eu de vote et sept ont fait partie des votes. C’est un vote plus concentré que d’habitude. Cinq des sept vins votés ont eu le privilège d’être nommés premiers : Le Vega Sicilia et le Dom Pérignon 1966 ont été nommés chacun quatre fois premier, le Cheval Blanc 1959 a été nommé deux fois premier et Pétrus et Lafaurie ont été nommés chacun une fois premier. Le Vega Sicilia a recueilli douze votes ce qui fait une unanimité remarquable et le Cheval Blanc 1959 a recueilli onze votes.
Le vote du consensus serait : 1 – Vega Sicilia Unico, réserve spéciale faite de 1960, 1962, 1972, 2 – Château Cheval Blanc 1959, 3 – Champagne Dom Pérignon 1966, 4 – Château Lafaurie Peyraguey 1925.
Mon vote : 1 – Château Lafaurie Peyraguey 1925, 2 – Vega Sicilia Unico, réserve spéciale faite de 1960, 1962, 1972, 3 – Château Cheval Blanc 1959, 4 – Pétrus 1976.
Chacun était émerveillé soit par un vin ou des vins, soit par des accords, et les plus applaudis sont les plus audacieux : rouget et Pétrus, puis pigeon et Dom Pérignon rosé. Le service de Solène et Julien a été remarquable, la cuisine de Guy Savoy originale et sensible. Tout le monde restait à table, encore sous le charme de ce moment de bonheur. Quand j’ai quitté le restaurant, après avoir rangé toutes les bouteilles et ramassé mes affaires deux couples devisaient sur le trottoir, pour prolonger encore un moment inoubliable.