Le 121ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Alors que j’envisageais de profiter des beaux jours de septembre dans le sud, Bipin Desai, célèbre collectionneur américain avec lequel je partage de grandes dégustations m’avait appelé en disant : « je souhaiterais assister à l’un de vos dîners, si possible le 10 septembre, et si possible avec une majorité de vins de Bourgogne ». Dit comme cela, je n’ai pas beaucoup d’options. Alors que je ne fais quasiment jamais de dîners à thèmes, j’ai composé un programme qui a reçu un accueil impressionnant. La demande m’aurait permis de faire plusieurs tables.
J’arrive au restaurant vers 17h30 pour ouvrir les vins. Aucun incident n’est à signaler sauf un petit bout de bouchon tombé dans la bouteille du 1952 que j’avais annoncée basse et qui joue avec moi comme les lots que l’on doit pêcher avec un hameçon impossible à fixer dans les stands de fête foraine. La partie de cache-cache dure de longues minutes. Pendant ce temps, un expert en vins et ami venu livrer quelques achats compulsifs que je lui avais faits regarde mon manège avec intérêt et nous confortions nos analyses des odeurs des vins à la tenue exemplaire. Alors que je m’activais, Alain Solivèrès entre dans la magnifique salle lambrissée du premier étage où se tiendra le dîner. Nous passons en revue le menu et je lui demande comment il envisage le foie gras que j’avais fait ajouter en fin des viandes, position dans le repas qu’aimait particulièrement Jean Hugel. Alain me dit qu’il l’a prévu poêlé avec une figue de Solliès sur un jus de banyuls. Ma grimace est expressive. Après discussion, il est convenu que je demanderai à chaque convive s’il veut une figue, servie sur une assiette séparée.
Après les ouvertures, je me change, mets une belle cravate flashy et les premiers convives arrivent. Le premier est Etienne Hugel, tout excité de me montrer son trésor. Il me laisse le soin d’opérer et j’ouvre la bouteille très caractéristique du Constantia du 18ème siècle. Le bouchon est protégé par une cire noire de poussière mais rouge et bleue à cœur, tendre comme de la pâte à modeler. La cire colle au couteau et sent mauvais. Le goulot est très étroit, de la taille d’un petit auriculaire. Je tire le bouchon qui se casse. Il est de forme tronconique, très resserré à l’endroit de la cassure, ressemblant comme deux gouttes d’eau au bouchon minuscule du Chambertin 1811 qu’un ami avait ouvert, au liège d’une pureté extrême. J’extirpe le reste du bouchon avec une curette sans qu’un morceau ne tombe. Je me rends compte que le goulot est étranglé à la hauteur de la moitié du bouchon ce qui explique qu’il était impossible de tirer le bouchon sans le déchirer. La première odeur est prometteuse. Je verse avec l’accord d’Etienne quelques gouttes dans un verre. Nous sommes trois à sentir et nous partager ces gouttes. Ce liquide, libéré après 218 ans d’emprisonnement dans son flacon est tout simplement divin.
Tout le monde est à l’heure. Nous sommes douze. Le jeune habitué des dîners qui était venu me retrouver dans le sud participe à son 9ème. Un couple de japonais vient pour la troisième fois, ce qui est aussi le cas de Michel Bettane, tandis que Bipin Desai les précède d’au moins cinq ou six dîners. Une jeune femme que j’ai interrogée suite à la défection le jour même d’un convive a réagi quasi instantanément et participera à son deuxième dîner. Un couple de français dont la femme est d’origine chinoise et un ami d’amis partagent avec Etienne Hugel la situation de « nouveaux ». Les femmes sont ravissantes. La chinoise d’origine porte une robe de soie chinoise et la japonaise est vêtue d’un kimono. Ces robes d’une extrême beauté ont illuminé le repas. Chaque repas débute par les consignes pour bien profiter du repas. J’ai innové en les envoyant par mail, pour gagner du temps. Bipin Desai me dit que de telles instructions « dictatoriales » seraient refusées par des amateurs américains. Heureusement, nous sommes en France !
Nous prenons l’apéritif debout, avec des petites gougères. J’explique l’hommage que je veux rendre à Jean Hugel et nous portons un toast avec le Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1971. Le champagne a une couleur d’un acajou teinté de thé. La bulle est quasi inexistante. On sent que les évocations de fruits d’automne sont rêches. Un petit défaut, une infime trace métallique, limite le plaisir de ce champagne fait de raisins nobles.
La table de douze est très longue aussi sera-t-il impossible aux convives placés aux extrémités de converser au travers de la table. Et ce d’autant plus que j’ai créé un « barrage » virtuel quasi infranchissable au centre puisqu’en face de moi, j’ai Bipin Desai et Michel Bettane et à mes côtés Etienne Hugel. La somme de connaissances qui ne demande qu’à s’exprimer monopolise le dialogue au centre. Tout un chacun s’émerveille de l’érudition de Michel Bettane.
Le menu conçu par Alain Solivérès est ainsi rédigé : Tartare de homard au yuzu et au gingembre / Saint-Pierre clouté au basilic / Risotto d’épeautre aux cèpes de châtaignier / Longe de veau de Corrèze aux girolles / Tourte de canard colvert / Foie gras de canard poêlé / Fourme d’Ambert glacée, marmelade d’oranges amères / Déclinaison d’ananas vanillé / Croustillant praliné.
Le homard est un plat délicat, la chair crue ayant des accents romantiques qui répondent à la grâce du Champagne Veuve Clicquot Brut 1966. Le champagne forme un contraste fort avec le Mumm tant son charme éclate. De belle couleur ambrée il est heureux de vivre, exprimant la plénitude du millésime 1966. L’accord est vibrant, plat et vin communiant dans des évocations de rose. Ce démarrage est d’une grande délicatesse.
Le poisson était prévu pour le Montrachet, mais Michel Bettane a tenu à nous faire goûter un Meursault Narvaux Leroy 1983. A l’ouverture, ce vin avait le parfum le plus intense qu’on puisse imaginer. A côté de lui, un Montrachet Bouchard Père & Fils 1989. On passe d’un vin à l’autre pour constater combien ils sont à la fois proches, car ils expriment une puissance peu commune et combien ils sont dissemblables dans toutes leurs composantes. Malgré l’intérêt d’un Meursault très pur et très ciselé, mon cœur balance et penche vers le Montrachet très serein, très maîtrisé, à la force tranquille. Contrairement au précédent cet accord est poli, sans créer d’émotion.
J’avais annoncé que l’Echézeaux Emile Chandesais 1952 est d’un niveau bas. Le vin allait-il être acceptable ? Ce qui nous a gênés, c’est beaucoup plus le fait que ce vin est tout sauf Echézeaux. Nous avons paraphrasé les Tontons Flingueurs : « de l’Echezeaux, il y en a, mais il n’y a pas que ça ». Le niveau bas n’a pas endommagé le vin, mais son voisin de verre est trop brillant. Le Gevrey-Chambertin Remoissenet Père et Fils 1937 est une merveille de précision. Ce vin que j’adore fait partie des messages bourguignons purs. Le risotto est une réussite absolue de dosage. Un tel plat vaut trois étoiles. Ce sont les cèpes qui propulsent le 1937 vers des sommets. L’accord est d’un dogmatisme réjouissant.
Avoir sur sa table un verre de Romanée Conti ne peut laisser personne indifférent. Pour plus de la moitié de la table, c’est une première. La Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1983 est d’une belle couleur intense. Le nez est extrêmement sophistiqué et évoque la rose. Il signe de façon évidente une Romanée-Conti. A ses côtés, un vin que j’adore, le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974. Michel nous raconte à quel point Michel Gaunoux réussit ses Pommard. Ce qui m’impressionne au plus haut point, c’est que la longe de veau est rose, et les deux vins explosent d’arômes de roses. L’accord est délicat, féminin, subtil au-delà de tout. La Romanée Conti 1983 est très Romanée Conti, mais ce n’est pas l’une des plus grandes, alors que le Pommard joue dans la cour des grands. Alors, qu’on le veuille ou non, le cœur penche vers le Pommard, même si la conjonction des deux vins mérite une mention spéciale, tant chacun fait briller l’autre sur le plat.
Le Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1992 est lui aussi un mythe. Je l’ai associé à un Vosne Romanée Calvet 1947. Michel Bettane nous rappelle que c’est Emile Peynaud qui a aidé Calvet à vinifier ce millésime. On comprend pourquoi il nous plait tant, glorieuse et sereine expression du Vosne Romanée. Comme le vin d’Henri Jayer est un peu attentiste, une nouvelle fois nous avons l’occasion de voir le second rôle nous plaire plus que le jeune premier. La tourte est très riche et convient bien aux deux vins de belles longueurs. L’accord est très bourgeois.
En début de repas, j’ai demandé qui voudrait de la figue au banyuls avec son foie gras. La façon de poser la question impliquait la réponse. Personne n’en voulut. Sur un foie gras délicieux dans sa nudité, le Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1989 était mon chevalier, celui qui devait porter mes couleurs. Beau vin de Bourgogne dans sa belle jeunesse, il est classiquement bon, mais n’entraîne pas l’émotion que j’attendais. En retenue, un peu scolaire, il n’atteint pas son but. Il eût mérité un foie gras poché plutôt que poêlé.
Nous quittons ce voyage en Bourgogne avec des myriades d’étincelles dans les yeux, car nous avons croisé des saveurs authentiquement bourguignonnes, de celles qui prennent aux tripes. La Romanée Conti m’a fait vibrer, car je connais son chant, le Pommard est sublime, le Remoissenet exceptionnel. Nous avons été gâtés.
Qui pourrait trouver un vin que Michel Bettane ne connaît pas ? Je l’ai fait. Le Château Bousclas Barsac 1945 est un bel inconnu. Je lui soupçonnais un léger goût de bouchon mais Michel et Etienne ne l’ont pas confirmé. C’est un très agréable Barsac qui trouve dans la marmelade d’oranges amères un écho magistral. Le Château Climens Barsac 1943 est un beau Climens, avec une belle race. Un vin d’un or pur qui s’est exprimé sur le dessert délicat où l’ananas n’a pas imposé une trace trop prégnante.
Le Riesling Vendanges Tardives, Sélection de Grains Nobles Hugel 1976 était très attendu. C’est effectivement une réussite extrême de la maison Hugel où la douceur le dispute à la fraîcheur. Sa longueur quasi infinie signe un très grand vin. Lorsqu’on nous sert le Constantia Afrique du Sud 1791 le silence se fait. Porter à ses lèvres un vin de 218 ans ne peut pas laisser indifférent. Ce vin n’a pas d’âge, il est intemporel, vivant, sans signe de vieillissement. On me dirait qu’il a cinquante ans, je ne le refuserais pas. C’est le raisin qui est le plus évocateur des fruits qui composent le goût. Le vin est naturellement sucré, équilibré, profond et de belle longueur. Ce témoignage de grande pureté est l’un des moments qui marquent la vie d’un amateur. Les convives s’attendaient à boire un 1937 comme plus vieux vin ce soir. Ce coup de curseur de 146 ans donne le tournis.
C’est l’heure des votes de onze votants (la jolie japonaise ne boit pas mais aime voir son mari apprécier) pour quatorze vins. Savoir que dans un repas un Cros Parantoux d’Henri Jayer et un Clos de la Roche d’Armand Rousseau n’obtiennent pas un seul vote indique la hauteur de la compétition. Sept vins ont eu les honneurs d’être nommés premiers, ce qui montre la qualité des vins de ce soir. Le Constantia a eu cinq votes de premier, Le Veuve Clicquot, le Montrachet, la Romanée Conti, le Pommard, le Vosne Romanée 1947 et le Riesling recueillant chacun un vote de premier.
Le vote du consensus est : 1 – Constantia Afrique du Sud 1791, 2 – Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974, 3 – Vosne Romanée Calvet 1947, 4 – Gevrey-Chambertin Remoissenet Père et Fils 1937.
Mon vote est : 1 – Constantia Afrique du Sud 1791, 2 – Vosne Romanée Calvet 1947, 3 – Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974, 4 – Riesling Vendanges Tardives, Sélection de Grains Nobles Hugel 1976.
Alain Solivérès venu nous saluer avec son équipe nous a apporté une grande assiette de figues, petit clin d’œil amical qui montre qu’il a le sens de l’humour. Il fut applaudi, car les accords de ce soir ont été dosés de façon exemplaire. Ce repas où l’émotion, la tendresse et l’affection étaient au rendez-vous, auquel un vin de 1791 a donné un lustre particulier, fut l’un des plus émouvants que j’aie pu vivre.