L’académie des vins anciens tient sa dixième séance au restaurant Macéo. Nous sommes près de quarante ce qui oblige à constituer trois groupes. Pour que chacun puisse profiter d’une grande variété de vins, j’ai apporté seize vins de ma cave, ce qui conduit à 48 vins, soit seize par groupe. Lorsqu’il y a plusieurs bouteilles d’un même vin, elles sont listées à chaque fois. Voici la répartition des vins par groupe.
Vins du groupe 1 – tables 1 & 2 : Champagne Besserat de Bellefon non millésimé vers 1995, Champagne Mumm Cordon Vert années 20, Champagne Exclusive Vintage 1980, Riesling Clos des Capucines Domaine Weinbach 1977, Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959, Château Larcis-Ducasse 1967, Château Haut Brion 1969, Château Haut Brion 1971, Château Canon 1959, Volnay Champy P&F 1945 (basse), Vougeot Tasteviné J. Thorin 1961 (basse), Beaune Bressandes 1955 Drouhin, Vega Sicilia Unico 1966 (basse), Château des Jaubertes Grand vin du Marquis de Pontac Graves supérieures, Château Sigalas-Rabaud 1896, Maury La Coume du Roy, de Volontat 1925.
Vins du groupe 2 – tables 3 & 4 : Champagne Besserat de Bellefon non millésimé vers 1995, Champagne Besserat de Bellefon non millésimé vers 1995, Champagne Krug Grande Cuvée années 80, Champagne Edouard Besserat 1966, Château Bouscaut blanc 1964, Clos de la Coulée de Serrant N.Joly 1983, Château Ducru-Beaucaillou 1970, Château Puyblanquet Saint-Emilion 1929, Volnay Taillepieds Domaine de Montille 1969, Beaune 1953 Leroy (année illisible), Chambolle Musigny 1947, Chambertin 1959 de la maison Pierre Bourée Fils, Marques de Riscal Reserva 1961, Vega Sicilia Unico 1967 (basse), Château d’Yquem 1961, Maury La Coume du Roy, de Volontat 1925
Vins du groupe 3 – tables 5 & 6, Champagne Besserat de Bellefon non millésimé vers 1995, vin de champagne Saran Moët & Chandon 1943, Champagne Mumm, René Lalou 1985, Champagne Krug Grande Cuvée années 80, Château La Tour Léognan 1979, Puligny Montrachet Albert Bichot 1937, Martinez Lacuesta – Rioja – Blanc 1980, Château Coustolle, Côtes de Canon-Fronsac 1966, Château Rolland Taillefer Pomerol 1967, Château Ausone 1979, Domaine de Chevalier rouge 1952, Chambolle Musigny 1947 Maison Remoissenet et Fils, Rioja 1960, Vega Sicilia Unico 1964 (basse), Coteaux du Layon Chaume, Château de la Guimonnière 1945, Grenache Vieux années 20.
J’arrive à 16 heures pour ouvrir les bouteilles et quelques académiciens fidèles me font l’amitié de venir m’aider. Il les faut bien car il y a des bouchons coriaces et certains partent en lambeaux. Mes amis seront bien récompensés car l’un d’entre eux, pour soutenir l’ardeur des travailleurs, a apporté un Champagne Dom Pérignon 1996. J’ai bu souvent ce champagne qui fut couronné premier champagne de son millésime dans un jury dont j’étais membre suppléant. Dans l’ambiance active des détrousseurs de bouchons, je dois dire que c’est le plus beau Dom Pérignon 1996 que je n’aie jamais bu. Il atteint une plénitude spectaculaire. La productivité de l’industrie française terrasserait la germanique avec un tel dopage.
Les arrivées sont aussi ponctuelles que les horaires des trains un jour de grève. Fort heureusement, nous avons des munitions. Le Champagne Besserat de Bellefon non millésimé vers 1995 me surprend toujours. Car l’âge lui va comme un gant. Chaleureux, avec une acidité judicieuse, c’est un champagne que je devrais éviter de fournir, car il se boit trop bien. Un bon champagne, c’est quand on regarde le fond de la bouteille en se demandant pourquoi elle est vide alors qu’on a soif. Ce champagne est ainsi fait.
Nous passons à table, chacun à la table qui lui est désignée. Il y a beaucoup d’habitués mais fort heureusement de nouveaux visages apparaissent, dont Etienne de Montille, vigneron que j’adore, venu en ami. Le menu composé par Macéo est simple mais goûteux : Crème de petits pois glacée et fumet de saumon ciboulette / Petit tartare de daurade, chair de crabe & quinoa taboulé / Aiguillette de Saint Pierre, têtes d’asperges vertes & condiments / Noisette de veau fermier, croustilles de céleri aromatique / Poires rôties compressées, fine dentelle & gelée de fruits rouges / Chocolat tendre & pipérade de poivrons sésame.
Toute ma table sourit quand je goûte en premier le Champagne Mumm Cordon Vert années 20, car je manque de m’évanouir. Ce champagne qui provient de la cave murée que j’ai acquise est d’une diabolique perfection. D’une couleur d’abricot, il exhale un parfum qui évoque la conquérante attitude de Charlize Théron déchirant ses bijoux et ses habits pour ne conserver sur son corps parfait et doré que son parfum. En bouche, c’est un festival de luxure. La douceur est incommensurable, mariée à une complexité extrême. Ce vin, puisqu’il ne s’agit plus de champagne, est un plaisir absolu. J’annonce tout de suite la couleur : je le classerai premier.
Le Champagne Exclusive Vintage 1980 apporté par celui qui le fait est d’une grande précision. Il est ciselé. Il a le charme de ses près de trente ans, qu’il ne fait pas. Dans un autre contexte on le jugerait irréprochable, mais il fait « attendu » après le Mumm. On m’apporte un verre du Champagne Edouard Besserat 1966 et je me pâme une nouvelle fois. J’ai un amour pour les champagnes de cette année, car ils sont au sommet de leur art. Celui-ci en est la preuve. Et il renforce un peu plus ce que le Mumm a de miraculeux, car à côté du 1966, ce Mumm qui pourrait être des années 10 porte un supplément d’âme.
Le Riesling Clos des Capucines Domaine Weinbach 1977 est l’occasion de montrer qu’un vin ancien ne peut se boire comme un vin actuel. Car si l’on s’arrêtait aux signes de fatigue, on perdrait le message du vin. Il faut attendre l’épanouissement dans le verre pour saisir le côté chaleureusement alsacien du vin. Mais l’imperfection me gêne un peu.
Le Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959 n’en est que meilleur. Ce vin a la couleur magique de jeunesse est d’une totale perfection. En bouche le vin a la sérénité de son immense année. Etienne de Montille l’adore ce que je prends comme un compliment pour mon vin. C’est un grand vin qui frappe par son équilibre.
On m’apporte une goutte du Martinez Lacuesta, Rioja Blanc 1980. Ce vin qui ne titre que 10,5° est passionnant à découvrir. Je serais bien incapable de trouver un point de repère, car c’est un OVNI (objet vineux non identifié). Il n’en a que plus d’intérêt.
Le Château Larcis-Ducasse 1967 casse un peu le rêve, car même s’il est agréable à boire, il est propret, sans véritable émotion. Le Château Haut Brion 1969 est une bonne surprise car on n’attendrait pas qu’il soit de niveau, du fait de son année qui surprend souvent. Le Château Haut Brion 1971 le domine par son parfum mais est nettement moins agréable à boire. Sans doute parce que l’on en attend plus que du 1969.
Le Château Canon 1959 fait monter de plusieurs crans. Ce vin est militaire. C’est la sérénité en marche du bordeaux bien né. Il porte bien son nom, car c’est ainsi qu’il conçoit sa séduction : en brisant les résistances, s’il y en avait. J’ai beaucoup aimé cet archétype du vin de Bordeaux.
On m’apporte d’une autre table un verre de Château Puyblanquet Saint-Emilion 1929, vin que j’ai apporté. Et c’est un ravissement. Ce vin qui ne fait pas son âge confirme, s’il en était besoin, la force prodigieuse de l’année 1929. Pur, racé, grand, précis, il a tout cela et en plus un velouté charmeur d’une longueur appréciable. Ce vin chaleureux réjouit celui qui le boit. C’est un grand vin.
Etienne, dont le vin n’est pas de notre groupe est allé soutirer un verre et l’apporte à notre table. Le nez est à se damner. Ce Volnay Taillepieds Domaine de Montille 1969 possède tout ce que j’aime dans la Bourgogne et c’est un festival de charme et de distinction. Ce vin est d’une délicatesse rare.
Dans les vins que j’ai ajoutés, j’ai voulu que l’on puisse essayer des vins de bas niveaux, pour leur laisser une chance d’être bus avant leur mort proche. Et le Volnay Champy P&F 1945 me donne raison, car malgré un niveau très bas, le message est réellement lisible. Il a une belle ampleur, une chaleur veloutée et le vin ne fait pas cuit comme on pourrait le craindre. Il a perdu un peu de finesse mais reste très buvable. Je suis plus sévère pour le Vougeot Tasteviné J. Thorin 1961 dont le niveau est plus haut et l’année plus récente, car celui-ci fait plus torréfié. Ces vins de niveaux bas sont buvables, mais sans entraîner d’enthousiasme. Il faut être content de leur avoir donné une chance.
Le Beaune Bressandes 1955 Drouhin est agréable, élégant, mais la mémoire du Volnay d’Etienne, fait par son père, est trop vivace pour qu’on oublie que le plaisir est là. Un ami, avec mon accord, a ajouté trois Vega Sicilia de niveaux bas, là aussi pour voir, de trois années, 1964, 1966 et 1967. Nous avons à notre table le Vega Sicilia Unico 1966 qui, même si c’est une caractéristique de ce vin, fait beaucoup trop torréfié pour être agréable. Il en est de même des deux autres dont on m’apporte un verre. Cela rend encore plus séduisant le Marques de Riscal Reserva 1961, à la grâce juvénile et à la subtilité inattendue.
J’avais annoncé à l’ami qui avait apporté le Beaune 1953 Leroy que son vin est dépigmenté. Par fierté il m’apporte un verre pour me montrer que cela n’affecte pas le goût. Et c’est vrai. Le Chambolle Musigny 1947 Maison Remoissenet et Fils est pour moi le vin qui représente ce qu’est l’académie. Il est si bon que je suis presque persuadé que c’est moi qui l’ai apporté, ce qui choque à juste titre l’ami apporteur de ce trésor.
Le Château des Jaubertes Grand vin du Marquis de Pontac Graves supérieures qui doit être des années 80 est doux, charmeur, d’une belle couleur dorée. C’est une belle surprise. Le Château Sigalas-Rabaud 1896 que j’ai apporté est pour beaucoup leur premier vin du 19ème siècle. L’émotion est sensible. Malgré l’intérêt, je suis obligé de dire que c’est plus une évocation qu’un plaisir. Certains à ma table me trouvent sévère, mais c’est le cas. D’autant plus que le Château d’Yquem 1961 qui n’est pas au sommet de son art montre une vivacité chaude que n’apporte pas son aîné. Cet Yquem est extrêmement plaisant.
J’avais dit à l’apporteur du Coteaux du Layon Chaume, Château de la Guimonnière 1945 que sa couleur n’est pas très engageante. Il vient me montrer, verre en main, que le vin est toujours vivant. Il a raison.
Sur le dessert au chocolat, le Maury La Coume du Roy, de Volontat 1925 est d’un plaisir chaud et joyeux. A côté de lui, le Grenache Vieux des années 20, nettement meilleur que le même que j’avais ouvert il y a peu de semaines est très déroutant. Il combine le doucereux et le sec avec une complexité difficile à appréhender. Aussi, on se réfugie dans les bras du Maury beaucoup plus accueillant.
Un académicien m’avait prévenu que pour me remercier, il offrirait une demi-bouteille de Champagne Bollinger 1959. Mais les académiciens sont des vautours. Nous serons donc nombreux à bénéficier de cette générosité. Lorsque j’ouvre le vin, le bouchon vient bien trop facilement, et l’on découvre un champagne fatigué, mais toujours porteur du message raffiné de Bollinger. Une désagréable trace métallique m’a indisposé pendant une partie de la nuit. La générosité aura un souvenir plus durable.
Choisir entre tous ces vins est très difficile. Le vote que j’ai fait n’a pas été confronté à d’autres. Je mettrai en premier, de loin, le Champagne Mumm Cordon Vert années 20, suivi du Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959, puis le Volnay Taillepieds Domaine de Montille 1969, le Champagne Edouard Besserat 1966, le Château Puyblanquet Saint-Emilion 1929, le Château Canon 1959 et le Château d’Yquem 1961.
Lorsque je dirigeais un groupe comptant plusieurs centaines de cadres que je réunissais chaque année, il était d’usage que les plus soucieux de leur carrière me disent que la réunion qui s’achevait était de loin la plus réussie de toutes. Je n’ai pas de carrière à défendre mais il me semble que cette réunion fut la plus belle de toutes celles que nous avons faites. Les vins furent d’une grande qualité, les bourgognes se montrant les plus exceptionnels. L’ambiance était chaleureuse, joyeuse, rieuse. Cette occasion donnée à des vins d’âges canoniques de briller lors d’une réunion d’amateurs compétents est un concept qu’il faut amplifier en visant, comme nous le fîmes ce soir, l’excellence absolue.