J’ai pris l’habitude de comptabiliser dans les dîners de wine-dinners ceux que je fais à Paris avec mon ami collectionneur californien Steve. L’esprit est différent ce soir puisque les participants sont mes invités et les vins sont apportés par plusieurs personnes. A ce titre, on serait plus proche des objectifs de l’académie des vins anciens. Mais la recherche d’un niveau de haute gastronomie justifie que ce dîner soit inscrit dans ceux de wine-dinners. Il prendra donc le numéro 116 et c’est sans doute le dîner où il y aura eu le plus grand nombre de vins anciens : dix de 70 ans et plus, dont six du 19ème siècle. Une première.
Je vais ouvrir toutes les bouteilles à 17 heures, les miennes et celles de mes amis. Les odeurs les plus fortes sont celles du Laville Haut-Brion 1947, explosive et celle du Montrose 1900, toute en fruits rouges. L’odeur la plus fatiguée est celle de l’Yquem 1906, très poussiéreuse, mais tout indique que le vin se reconstituera. La bouteille très ancienne de ce que je pense être un Constantia d’Afrique du Sud du milieu du 19ème siècle délivre le parfum d’un vin plutôt sec aussi demande-je à Philippe Bourguignon que l’on ajoute un Comté pour ce vin. Le bouchon de l’Ausone 1900 porte bien la mention de l’année mais aucune indication d’une année de rebouchage, car bouchon et capsule sont récents. Le parfum le plus charmeur est celui du Porto 1890.
Les participants du dîner sont Steve, mon ami californien et son fils Wesley, Jeffrey Davies, négociant américain à Bordeaux mais aussi vigneron et sa femme Françoise, Laurent Vialette, négociant en vins anciens à Bordeaux et expert en vins et sa compagne Violaine, Thomas Henriot, viticulteur au Château de Poncié à Fleurie, mon fils Frédéric, mon gendre Guillaume et moi.
Pour situer les choses, voici les apports de chacun. Les vins apportés par Steve : Champagne Cristal Roederer rosé 1985, Champagne Perrier-Jouët 1911, Montrachet Bouchard Père & Fils 1939, Château Ausone 1900, Chambertin Leroy Négociant 1955. Les vins apportés par Laurent : Château Laville Haut-Brion 1947, Château Montrose 1900, Château Haut-Brion rouge 1986, Porto Burmester 1890. Les vins apportés par Jeffrey : Château Mouton-Rothschild 1986, Château Lafite-Rothschild 1986. Le vin apporté par Thomas : Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1891. Les vins que j’ai apportés : Château de Longueville au Baron de Pichon Longueville 1904, Château Lafite 1900, Constantia Afrique du Sud vers 1850, Château d’Yquem 1906.
La liste des vins a souvent changé ainsi que la composition de la table. Il fallut la patience de Philippe Bourguignon pour que nous arrivions à bâtir un menu qui fut une réussite absolue. Voici le menu composé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret : Homard en salade / « Royale » et queues d’écrevisses légèrement frottées au curry, mousserons et fleurette thym-citron / Foie gras de canard poêlé, primeurs en aigre doux / Carré d’agneau de lait des Pyrénées grilloté / Sot-l’y-laisse et fregola sarda aux dernières truffes noires / Morilles farcies, écume d’une sauce poulette / Comté 36 mois / Millefeuille garni d’une mousseline aux agrumes et caramel de beurre salé / Sorbet cacao et palmiers
Dans le beau salon d’entrée du restaurant Laurent, nous prenons l’apéritif avec un Champagne Cristal Roederer rosé 1985. La couleur est d’un saumon gris, la bulle est normalement active et le nez est assez ingrat. Mais en bouche ce qui est très plaisant, c’est que ce champagne fait plus champagne que rosé. On a l’impression de boire un vrai champagne, qui ne montre quasiment aucun signe d’évolution. Le champagne est de longueur limitée et n’a pas une folle imagination mais il se boit avec plaisir.
Quand nous passons à table, Steve exauce l’un de mes vœux les plus chers. En Champagne, 1911 est une année de légende, et je n’ai jamais bu un exemplaire de cette année difficile à trouver. Aussi, lorsque je suis servi du Champagne Perrier-Jouët 1911, je ne boude pas mon plaisir. La couleur est assez grise, le nez est délicat, la bulle est rare mais présente. Jean-Philippe, jeune sommelier qui m’avait assisté lorsque j’avais ouvert toutes les bouteilles du dîner a servi le champagne avant le plat, ce qui est contraire à mes recommandations. Aussi le goût du champagne sans fard est-il assez fatigué. Lorsque le homard est servi, il joue le rôle d’élixir de jouvence pour le champagne qui revit. Il s’anime et devient d’une douceur exquise. L’accord avec la chair du homard est remarquable.
Deux vins sont prévus sur les écrevisses aussi fais-je servir en premier le Montrachet Bouchard Père & Fils 1939, pour que le Château Laville Haut-Brion 1947 au parfum explosif n’écrase pas le bourguignon. Le Montrachet 1939 est le troisième que je bois de cette année et c’est le seul qui a son bouchon d’origine, les deux précédents provenant de la cave de Bouchard. Stéphane Follin-Arbelet, directeur général de Bouchard, qui savait ce que nous allions boire, est intéressé par la prestation des vins de son domaine et m’a demandé de rédiger des notes de dégustation. Ayant peur de ne pas répondre avec toute la précision qu’il souhaiterait, j’ai mis à contribution Philippe Bourguignon. Voici ce qu’il écrit : « la couleur est d’or ambré, le nez est puissant, plus agrumes et quinquina que champignon. Il est au stade feuilles séchées d’automne et infusion. Ses ressources sont nobles. Sa présence en bouche est ronde et sa persistance assez longue ». Cette analyse me convient. J’ajouterais que le vin s’accorde merveilleusement avec la chair des écrevisses, alors que le Laville épouse magnifiquement les mousserons et la crème légère. Le Laville au parfum impérieux est d’une rare puissance. Personne ne pourrait donner un âge à ce bordeaux à la jeunesse folle. C’est un magistral vin blanc. Il est à noter qu’aucun des deux blancs ne nuit à l’autre. Ce sont deux trésors de leurs régions.
Le foie gras a la délicatesse nécessaire pour accueillir deux vins subtils. Le Château de Longueville au Baron de Pichon Longueville 1904 a une belle étiquette lisible, et c’est la première fois que je lis l’usage du « au » dans le nom d’un vin. Pourquoi dit-on Château « au » Baron ? C’est une énigme. Le niveau du vin est dans le goulot ce qui est rarissime pour un vin de 105 ans au bouchon d’origine. Hélas, le vin a une acidité trop présente qui limite le plaisir. Le Château Lafite 1900 à l’inverse a un niveau sous l’épaule. De peur d’un défaut j’avais apporté une autre bouteille de Lafite 1900. Lorsque j’ai ouvert la plus basse, l’examen des odeurs, que j’ai fait contrôler par Philippe Bourguignon m’a encouragé à le laisser seul, d’autant que seize vins pour dix personnes dépassent déjà les normes. J’ai bien fait de conserver cette bouteille, car si le vin ne peut cacher sa fatigue, il montre une douceur et un velouté qui sont charmants. J’adore ce goût chamarré que met encore plus en valeur le foie gras de la même douceur.
Le carré d’agneau est magnifique et fait comme un gant pour deux vins de 1900 de compétition. Est-ce que le Château Ausone 1900 contient 100% de vin de 1900, il est possible d’en douter, mais le résultat final ne jure pas à côté des deux autres vins de 1900 et s’il y a coupage, ce fut parfaitement réalisé. Le vin est excellent. A côté de lui, le Château Montrose 1900 qui avait à l’ouverture explosé de fruits rouges au point que je l’avais vite rebouché pour conserver ce trésor olfactif, est d’un charme extrême. On ne peut s’empêcher de chercher quels 1900 l’on préfère et la tentation naturelle est que Laurent aime son Montrose, que Steve aime son Ausone et que j’aime mon Lafite 1900. On aime toujours ses enfants. En qualité pure, je classerais ainsi : Ausone, Lafite et Montrose, mais au moment des votes je mettrai Lafite devant, car je suis fier de la prestation de mon bébé centenaire.
Les trois vins de 1986 sont vraiment dans une forme éblouissante. Classer des vins si parfaits est l’expression d’un goût personnel. Le Château Haut-Brion rouge 1986 semble le plus complet des trois. Le Château Mouton-Rothschild 1986, moins conventionnel est peut-être le moins brillant, mais à un niveau qui ferait pâlir beaucoup d’autres vins. Le Château Lafite-Rothschild 1986 est pour moi le plus charmant, le plus émouvant. Je classe donc Lafite, Haut-Brion et Mouton. Le plaisir de ces trois vins est tel que je me suis posé la question : si des vins de cette qualité sont si brillants et épanouis à vingt-trois ans, avec une richesse, une jeunesse et un allant plein de brio, à quoi sert-il d’explorer des vins de plus de quatre-vingts ans de plus ? Je peux aisément comprendre qu’il y a en ces trois vins de quoi combler l’amateur le plus exigeant. On pourrait donc sans problème ne pas passer « au-delà du miroir » et ne pas entrer dans le pays des merveilles des vins anciens. Cet intermède de vins « très jeunes » m’a convaincu qu’il faut aimer les deux mondes du vin, celui des jeunes et celui des vieux. La série suivante allait me convaincre une fois de plus des trésors de « l’au-delà du miroir ».
Comme lors de mon déjeuner avec Aubert de Villaine, les morilles ont le don d’émoustiller les bourgognes. Le Chambertin Leroy Négociant 1955 est un vin de grande stature. Sa couleur est entre rose et rouge, avec une trace visuelle de thé. Le nez est délicieusement bourguignon avec un peu d’amertume. En bouche, c’est un grand bourgogne mesuré, qui ne fanfaronne pas mais décline une salinité convaincante.
Voici ce que Philippe Bourguignon a écrit sur le Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1891 : « la couleur est dépouillée, sans fond, tuilée, orangée. Le nez est très fin, bien complexe, encore racé, bien présent et aidé par une acidité volatile discrète qui pousse des odeurs de terre humide, de cave, de violette. Envoûtant, distingué, il n’a pas de caractère viscéral. Le cœur de bouche est rond, assez séveux, sans tanin. Puis le vin mincit en fin de bouche, sans sécher. Il ne fait pas son âge. C’est un vin troublant ». Je ne sais pas quand Philippe a écrit ce texte qui m’a été remis après son départ, car il n’a pu finir son service, touché par un rhume de printemps. Mais mon impression est beaucoup plus laudative pour ce vin plein de charme, à la salinité délicieuse et à la pureté bourguignonne impérissable. Les morilles l’ont dopé.
La magnifique demi-bouteille de plus d’un siècle et demi contient-elle du Constantia d’Afrique du Sud vers 1850 comme le livre de la cave que j’ai achetée pourrait me faire croire ? Lorsque j’avais ouvert la bouteille, le vin paraissait sec, d’où l’ajoute du Comté qui accompagne magnifiquement ce vin si on en croque de tous petits morceaux. Le vin a regagné du sucre que je croyais qu’il avait perdu. Ce vin est nettement meilleur que celui que j’avais partagé récemment lors d’un déjeuner avec un faux Pétrus 1936. Et ce pourrait bien être un Constantia car il a beaucoup de charme.
Le Château d’Yquem 1906 a bien profité des six heures d’ouverture, car toute poussière a disparu de son odeur qui est maintenant lourde et caramélisée. Le vin a une couleur très sombre, le caramel n’est pas pesant et le vin a une structure de bel Yquem dans des tons fort sucrés. Sa longueur est respectable et fait oublier une petite fatigue.
Le Porto Burmester « Reserva Novidade » 1890 est un moment de plaisir pur, car c’est la séduction doucereuse comme une danse des sept voiles. Le parfum de ce vin s’était manifesté avant même l’ouverture, puisqu’il transperçait le bouchon ! Des odeurs de poivre et de réglisse me rappelaient mes vins de Chypre. En bouche il est beaucoup plus léger et l’alcool ne le marque pas trop. C’est un vin élégant de pur plaisir, avec des évocations de fruits bruns de sucre roux et d’alcool léger. C’est un porto très charmeur.
Nous somme tout retournés par l’accumulation de tant de splendeurs. Et les accords ont été vibrants, le restaurant Laurent confirmant son intelligence particulière des situations. Le homard sur le champagne de 1911 était raffiné, l’écrevisse avec le Montrachet est très probablement le plus bel accord. Mais la douceur du foie gras sur le Lafite 1900 ou la chair de l’agneau de lait sur l’Ausone 1900 peuvent entrer en compétition dans l’excellence. Les traces qu’ont laissées les truffes sur les 1986 étaient plus que justifiées et les morilles sur l’Enfant Jésus 1891 d’une complémentarité indispensable. Tout fut bon.
Le vote est extrêmement difficile et comme il est naturel, chacun aime bien ses propres vins. Sur seize vins pour dix votants, il n’y a que trois vins qui ne figurent dans aucun quinté. Ce sont le Cristal Roederer rosé 1985, le Pichon Baron 1904 et le Mouton 1986. Les treize autres vins sont entrés dans les quintés, quatre d’entre eux récoltant des places de premier. Le Beaune Grèves 1891 a reçu quatre places de premier, l’Ausone 1900 trois places de premier, le Laville 1947 deux et l’Yquem 1906 une.
Le vote du consensus serait : 1 – Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1891, 2 – Château Laville Haut-Brion 1947, 3 – Château Ausone 1900, 4 – Château d’Yquem 1906, 5 – Château Montrose 1900.
Mon vote est : 1 – Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1891, 2 – Champagne Perrier-Jouët 1911, 3 – Château Lafite 1900, 4 – Château Ausone 1900, 5 – Porto Burmester « Reserva Novidade » 1890.
Seize vins pour dix convives, c’est trop, mais comment freiner la générosité des participants ? Alors que je n’encourage pas dans mes dîners des comparaisons, les triplettes de 1900 et de 1986 ont pu être bues sans que leur compétition ne prenne le pas sur le plaisir de les boire. L’ambiance fut amicale, le restaurant Laurent est certainement le plus accueillant pour ce genre d’exercice. Jamais il n’y avait eu à ma table autant de vins anciens. Il reste plus de quatre-vingt-dix ans avant que le siècle ne se finisse, avec hélas la certitude que cela se produise sans moi. Mais pourquoi ne pas dire que ce repas est le « repas du siècle » ? Ça n’ajoute rien au plaisir que nous avons partagé. Mais rêvons un peu….