Ma femme et moi retrouvons un groupe d’amis au restaurant l’Astrance qui confirme ce soir son statut de chouchou dans ma biosphère, comme Salon pour les champagnes ou le Nuits Cailles 1915 pour les vins anciens. Nous sommes six, compagnons d’aventure des restaurants de Marc Veyrat, où nous étions cornaqués par l’un d’entre eux, ami du chef. Je n’ai pas une relation aussi proche avec Pascal Barbot et Christophe Rohat dont je ne peux prétendre être l’ami, mais nous avons atteint une certaine complicité qui fait que Pascal, tout en créant avec sa personnalité qu’on lit en dégustant chaque plat, a intégré certaines de mes orientations. Cela conduit à une gastronomie d’une magnitude stellaire (Salvador Dali dirait galactique) et d’un raffinement extraordinaire. Oserais-je dire que c’est sans doute l’un des plus beaux repas de ma vie ? Osons.
Les vins sont apportés par les convives et l’un d’entre eux pris sur la carte des vins. Christophe Rohat m’ayant proposé que Pascal Barbot crée un menu pour nos vins, j’ai dit oui. Nous en avons rapidement parlé au téléphone, et voici le résultat :
Brioche tiède, crème fouettée à la truffe blanche
Foie gras mariné au verjus, galette de champignons de Paris, citron confit
Saint-Jacques et langoustines, pousses de salade et racines à l’huile de noisette, truffe noire
Sole meunière, fondue de poireaux et truffe noire, râpée de poire et gingembre
Velouté de truffe noire
Pigeon cuit au sautoir, foie gras chaud, salsifis, condiment café-réglisse et olive noire
Râble de lièvre grillé, aubergine au miso, coulis cacao
Fondue de parmesan à la truffe blanche, pétales de châtaignes, noisettes torréfiées
Pamplemousse et mangue caramélisés
Madeleine au miel de châtaignier.
Chaque plat respire la personnalité de Pascal Barbot, faite de sincérité, de besoin d’authenticité, de probité, de sérénité, et de recherche du goût pur. Nous avons eu un festival gustatif unique, d’autant plus appréciable que nos amis, grands connaisseurs et fins analystes, décortiquaient avec jouissance chacune des composantes de nos petits bonheurs, en analysant au scalpel les racines de nos extases.
Le ton est donné avec la brioche et la crème fouettée qui est d’une légèreté irréelle et d’une pureté gustative qui permet au champagne Krug 1990 de se présenter, décliner son identité et montrer que son extraction est noble. C’est sur le sublime foie gras aux champignons de Paris que le Krug montre une richesse gustative exceptionnelle. La fraîcheur du champignon le fait vibrer comme s’il s’agissait d’un archet, et la petite goutte de citron confit l’excite d’un vibrato d’une rare sensualité. J’ai trouvé ce Krug 1990 ce soir plus racé, plus distingué que l’excellent Krug Clos du Mesnil 1986 bu la veille. C’est un champagne de haute gastronomie.
Le Magnum de Meursault Charmes J.M. Roulot 1996 a été ouvert une heure avant que nous ne le goûtions et son nez est pétroleur au-delà de toute imagination. Le nez est minéral, pierre à fusil, gaz anti-personnel. En bouche, la verdeur rugueuse domine. Un carafage actif est indispensable. Nous nous régalons des subtilités de mer et de légumes, dosées élégamment et cuites à la perfection en attendant que ce grand meursault à la personnalité forte daigne s’épanouir. La chair de la Saint-Jacques est fondante comme un bonbon et les salades croquantes écartent un peu le palais de la ligne de crête, mais c’est très goûteux.
Il faut bien le velouté de truffe noire pour que le vin affiche un certain répondant. Je suis généralement gourmand, et lorsqu’il s’agit de bons sorbets, je me sens capable d’en avaler des litres. Avec le velouté de truffe noire, il y a un gout de « revenez-y » qui prend à l’estomac, créant, comme la drogue, une cruelle sensation de manque quand on a fini de saucer le plat, à en décoller la porcelaine.
La Côte Rôtie La Landonne de R. Roustaing 1996 ouverte il y a six heures comme l’autre vin rouge est un vin qui demande une acclimatation. Il est comme ces ambassadeurs obséquieux dont on attend le discours poli en se demandant : « que veut-il ? ». Ce vin est calme, posé, poli, et ce n’est que lorsqu’il est en confiance qu’il commence à décliner des complexités croissantes. S’épanouissant dans le verre, il délivre des notes de charme, de suavité mais aussi de canaillerie qui laissent le palais en permanente écoute. Sur le doux foie gras, il montre une subtilité rare. Sur la chair délicieusement cuite du pigeon, il représente sa région généreuse. C’est de la joie pure. Et sur l’immense condiment fait de café, réglisse et olive noire, il joue à Fregoli, nous entraînant sur des montagnes russes de saveurs. Ce qui est amusant c’est qu’une demi-heure plus tard, il aura des accents bourguignons faits d’une amertume distinguée d’un immense plaisir.
Je n’ai jamais mangé un aussi beau râble de ma vie. Il fallait bien un vin de haute race pour lui donner la réplique. Le Vega Sicilia Unico Réserve, est un vin fait de trois millésimes, embouteillé en 1981, mélange de 1960, 1962 et 1968 gardés au domaine et choisis parmi les meilleures cuves de chacun de ces millésimes. Le nez est tonitruant, on dirait un porto. En bouche, on pense à des accents de porto, de vin riche un peu torréfié, comme le sont les Saint-Emilion de 1947. Le vin s’installe en bouche et c’est un concert de plénitude, de richesse, de fruits rouges épanouis. Le vin remplit le palais, lourd, simple de contact mais complexe dans l’exécution. Un immense vin qui nous porte au sommet des vins joyeux et exubérants. Le cacao du plat trouve un écho limpide avec le cacao du vin. C’est la chair du lièvre, seule, qui crée un accord qui nous laisserait sans voix si nous n’avions l’envie de crier notre bonheur tant le râble et le vin se fondent l’un dans l’autre. Un accord immense.
Le Meursault de tantôt étant en magnum, il en restait beaucoup. J’avais demandé si nous aurions un fromage et Alexandre, attentif et subtil sommelier avait répondu par la négative. Mais le message avait dû se propager en cuisine, aussi, sans que cela eût été prévu, la fondue de parmesan arrive à point nommé pour continuer sur le Meursault. Comme celui-ci s’était gavé d’oxygène dans sa carafe, nous avons joui d’un accord d’une invraisemblable précision. Le traitement lumineux de la fondue et chaque ingrédient ont fait respirer le Meursault qui nous a chanté un air triomphal. « Ça c’est du Meursault » pouvait-on dire tant celui que nous buvions maintenant était dix fois supérieur à lui-même qui avait accompagné les poissons. Nous n’en revenions pas que Pascal Barbot ait pu en un si court instant capter tout ce qui mettrait en valeur le vin blanc, la châtaigne et la noisette étant indispensables pour balancer le parmesan.
Quand Château d’Yquem 1976 arrive, on se tait. Car la couleur en impose. Pascal s’est inspiré des essais que nous avions faits lors d’un dîner pour Yquem 1929 et Climens 1929 et sur les mêmes bases, il a un peu raffiné. Les éléments fondamentaux sont le pamplemousse et la mangue. L’Yquem va s’amuser à nous donner quatre facettes de son talent. Sur le pamplemousse, il commence par serrer les lèvres devant l’acidité du fruit ce qui lui donne de l’élan pour s’ouvrir ensuite comme sur un trampoline. Avec la mangue, il s’agit d’un accord fusionnel. L’Yquem devient mangue et se cale sur son parfum. C’est sur la sauce caramélisée du pamplemousse que l’accord est le plus redoutable. C’est exactement comme deux patineurs en couple sur la glace. On a l’impression qu’ils se fuient et tout d’un coup chacun fait une boucle et le couple se reforme. Le final de cet accord est cela, l’Yquem se caramélise. Mais tout cela n’est rien pour moi à côté de l’accord qui me confond de stupéfaction. Les madeleines font ressortir la perfection de l’Yquem multiforme et en restituent la plus belle vérité.
Pascal Barbot qui vient rarement en salle vient à ma demande à notre table curieux de savoir quels sont les accords les plus réussis. Je prends la parole pour lui dire que le plus réussi est le râble de lièvre sur le Vega Sicilia exceptionnel, que le second est la fondue de parmesan avec le meursault car rien ne pourrait être plus juste pour mettre en valeur ce grand vin. Pascal nous dit que ce fut une improvisation instantanée. Et le troisième accord est celui du dessert avec Yquem, qui montre des facettes merveilleuses d’un grand et profond Yquem.
Pascal a eu cette phrase charmante qui le résume bien : « alors, ça veut dire que les autres accords n’étaient pas bons ? ». Nous lui avons expliqué que les autres étaient remarquables, comme le champagne Krug 1990 avec le foie gras et les champignons. Mais il faut bien faire des choix.
Dans une ambiance amicale de partage avec des esthètes, la cuisine de Pascal Barbot, qui m’émeut au plus haut point, a créé un moment mémorable de gastronomie.