Toutes ces occasions de boire sont évidemment sympathiques, mais à un moment, il faut se lancer. Le prétexte de la naissance de Lise est assez facile, mais ce sont les grosses ficelles qui marchent le mieux. J’annonce donc que l’on boira Salon 1990. La voix de Lise étant joliment placée, la fatigue se lit sur les visages féminins. Il sera donc question de sushi, pour simplifier les ordonnancements. Le spécialiste local ayant choisi de s’entourer de top models pour manier le riz et livrer les commandes clients, il est assez légitime que je me dévoue pour aller passer commande. Et nul autre que moi n’ira quérir la livraison de la commande, tant la déesse aux plateaux m’envoûte. Après quelques vocalises de Lise, j’ouvre le champagne Salon 1990. Un saucisson assez viril prépare la bouche à accepter ce champagne qui me conquiert par son miel, ses teints floraux de couleur blanche, et cette longueur insistante invraisemblable. Saucisson, tapenade, olives noires, tout révèle la splendeur du champagne. Voyant avec quelle vitesse s’amorce la décrue du Salon sur le seul apéritif, je décide d’ouvrir un champagne Henri Giraud de Aÿ, champagne brut fûts de chêne 1996. Le champagne est fort bon, sert de faire valoir au Salon qui n’en devient que plus sublime, mais tient sa place, beaucoup plus ambré, plus âgé, ce qui est paradoxal, fumé et typé que le Salon. C’est surtout sur la longueur que la différence est flagrante. Un mot sur le sushi : il n’y a franchement pas de quoi pavoiser sur les accords avec le champagne. L’accord est banalement scolaire. Craignant que les sushi ne nous nourrissent guère alors qu’ils nous gavaient, nous entamons une dégustation comparative de trois camemberts, le Président, le Lanquetot et le Lepetit. Le Président s’élimine d’emblée, trop crémeux et sans virilité. Alors que pour mon gendre la question se pose encore, le match est sans appel pour moi, le Lepetit exprimant une amertume sans rivale. Avec le champagne, le plaisir est grand sans être parfait. Je pense à quelques vins du domaine de la Romanée Conti qui s’accoupleraient avec ce Lepetit pour des plaisirs salaces que seule la décence m’interdit de qualifier.
Le Salon 1990 revient en scène, et sur des petits dés de pain d’épice mouillés de jus de citron, l’accord est amusant, mais restreint le Salon. J’ai l’idée de tartiner sur des galettes de la mère Poulard de la confiture de rhubarbe, ce qui redonne de la longueur au Salon. Et quand on goûte la confiture à la rhubarbe seule, alors le Salon chante, trouvant sa vibration tout en conservant une longueur infinie.
L’instant vient de faire ce qui doit être fait. Sur un transat, sous une lune au milieu de son premier quartier qui chasse les nuages qu’elle argente, je goûte le champagne Salon 1990 seul et je me rends compte de son absolue perfection. Quelle que soit la saveur à laquelle on pense, elle est dans ce champagne. J’y vois surtout des fleurs blanches, du miel, des pamplemousse blancs, et surtout une longueur invraisemblable qui, au lieu d’être linéaire, récite un vocabulaire gustatif de plus de mille mots. Ce champagne est extraordinaire, absolument parfait. Faut-il le comparer maintenant à d’autres immenses champagnes que j’ai bus comme le récent Salon 1982 ou Pol Roger 1921 ou cet éblouissant Moët 1945 ? Que m’importe. Ce soir, ce Salon 1990 est une merveille absolue qui va peupler mes souvenirs.
La bouteille est très jolie, d’une forme assez proche de celle d’un magnum de Perrier, et les textes sont sérigraphiés ce qui donne beaucoup d’allure à ce flacon.
J’aime beaucoup cette photo, car au dessus de l’étiquette, on dirait un feu d’articice, et les grosses gouttes qui glissent sous le feu d’artifice forment une grappe de raisin.
Fantasmons un peu. Cette photo est l’image de la nuit, avec l’évocation très sobre d’un des plus grands champagnes du monde, et cette capsule qui se dénude comme une épaule, de façon fort suggestive…