Le 254ème dîner se tient au restaurant Pages. Nous sommes dix et il est à signaler que six convives sont des nouveaux. C’est une bonne nouvelle qui montre l’intérêt pour ces diners. Deux femmes sont présentes dans un groupe où les mâles ne sont dominants que numériquement.
Je commence les ouvertures des vins à partir de 17 heures car Matthieu, le sommelier du restaurant, m’a déconseillé de venir à 16 heures du fait que des clients du service du midi risquaient d’être encore présents. Tous les bouchons sont venus entiers ou avec de faibles brisures. Est-ce un effet des conditions atmosphériques d’avoir des comportements de bouchons qui se ressemblent, c’est une énigme que je vais essayer de résoudre par l’expérience.
Les opérations d’ouverture étant rapidement menées je me rends au Bistrot 116 où l’équipe de cuisine du restaurant Pages prend son dîner. Selon la tradition, je viens pour boire une bière japonaise Asahi tout en grignotant des édamamés. Je suis rapidement rejoint par un ami, l’un des convives du repas.
Tout le monde est à l’heure, ce qui mérite d’être signalé. Je présente la philosophie de mes dîners, qui est importante pour bien profiter de cette expérience. Nous prenons l’apéritif avec un Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs magnum 1990 sur des gougères au parmesan. Le champagne ouvert vers 19 heures est très clair, solide, carré, grand champagne d’un bel équilibre. Il est large en bouche et joyeux. Il n’a pas d’âge tant il est fringant.
Le menu qui a été mis au point avec le chef Ken et son équipe est : sashimi de daurade / risotto de champignons, bouillon sous-bois / canard de Challans, sauce au vin rouge, panais / bœuf de maturation : Black Angus d’Irlande 5 semaines et filet de Normande 4 semaines, purée de pommes de terre / Joshu-Wagyu, gaufre de pommes de terre / Stilton / tarte au pamplemousse / financiers.
Le Champagne Moët et Chandon 1953 impressionne tout le monde par sa couleur ambrée. Il n’y a plus qu’une rare bulle mais le pétillant est présent et le champagne est d’un charme fou. Il a une longueur dix fois supérieure au Henriot. L’accord avec la daurade crue est éblouissant. Toute la table, majoritairement ignorante des champagnes anciens est émerveillée de découvrir à quel point les champagnes anciens sont porteurs de complexités beaucoup plus riches que les champagnes jeunes. Et le fait qu’un champagne de 31 ans puisse être considéré comme jeune est aussi troublant.
Le délicieux risotto accueille deux vins totalement différents. Le Pavillon blanc de Château Margaux 1979 est solide et construit et impressionne par le fait qu’il n’a pas d’âge. Si on disait qu’il est de 2005, personne ne le contredirait or ce vin blanc si jeune a 42 ans. Il est d’un bel équilibre expressif.
A côté de lui le Gewurztraminer Dopff Eichberg Récolte Tardive 1976 doté d’une médaille d’or dans un concours à Macon en 1977 est d’une approche curieuse, car il combine un caractère sec avec le charme des vendanges tardives. Doté de saveurs d’une rare complexité, mêlant le salin, le minéral et le pétroleux des gewurztraminers, il est idéal avec le risotto alors que le bordeaux blanc a la solidité pour se marier aux champignons.
Le canard est associé à deux bordeaux, l’un de la rive gauche, Château Brane-Cantenac 1962 de l’appellation Margaux et l’autre de la rive droite, Château Clinet 1967 de l’appellation Pomerol. Le 1962 est d’une solide charpente, débordant de saveurs truffées. Le Clinet est plus discret, plus en suggestions. Il s’efface un peu devant le Margaux conquérant qui s’est approprié la belle chair du canard.
Pour les deux filets de bœuf il y a deux bourgognes. Le Morey-Saint-Denis Grivelet Père & Fils 1976 est très agréable, avec la finesse d’un bourgogne raffiné. Mais il ne peut rien faire face au Chambertin Clos de Bèze Bouchard Père & Fils 1959 qui occupe tout l’espace. Quel grand bourgogne qui combine richesse et ampleur avec une délicatesse et une noblesse remarquables. J’attendais beaucoup de ce 1959 et il tient ses promesses. C’est, à ce stade, mon vin préféré. L’Angus a une très forte personnalité et le chambertin s’en empare.
Le Wagyu est d’une extrême tendreté et le poivre parsemé avec une rare justesse permet un accord avec l’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1964 qui est de toute première grandeur. Et l’Hermitage est d’une noblesse extrême. C’est un immense vin du Rhône, avec un message extrêmement lisible et habile. Nous sommes tous conquis par ce vin resplendissant. Une merveille.
Jusqu’à présent, nous avons eu plusieurs fois deux vins pour un même plat. Pour le Château Filhot Sauternes 1972 nous allons faire le contraire et avoir deux plats pour un même vin. Avec le stilton parfaitement à point, le sauternes léger est d’une grâce extrême profitant de la salinité du fromage. Et le sauternes est Fregoli, puisqu’il arrive à trouver un accord complètement opposé avec le pamplemousse traité dans une belle pureté. Ce Filhot délicat est d’un rare plaisir que l’on n’attendrait pas de ce millésime souvent oublié.
Le Rivesaltes Collection Cazes 1935 ne peut pas être qualifié de délicat. C’est un fonceur, à l’alcool riche et au bouquet rayonnant. Les financiers sont idéaux pour adoucir la pétulance de ce 1935 qui paraît si jeune.
Ce qui est impressionnant c’est que nous avons progressé en allant crescendo et sans qu’apparaisse le moindre passage à vide. Tout le repas est une succession de réussites dans les accords mets et vins.
Il est temps de voter. Chacun désigne ses cinq vins préférés. Seuls trois vins ont eu l’honneur d’être désignés premiers. L’Hermitage 1964 a eu six votes de premier, le champagne Moët 1953 a eu trois votes de premier et le chambertin 1959 un vote de premier.
Le classement global est : 1 – Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1964, 2 – Chambertin Clos de Bèze Bouchard Père & Fils 1959, 3 – Champagne Moët et Chandon 1953, 4 – Gewurztraminer Dopff Eichberg Récolte Tardive 1976, 5 – Château Brane-Cantenac 1962, 6 – Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs magnum 1990.
Mon vote est : 1 – Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1964, 2 – Chambertin Clos de Bèze Bouchard Père & Fils 1959, 3 – Gewurztraminer Dopff Eichberg Récolte Tardive 1976, 4 – Champagne Moët et Chandon 1953, 5 – Château Brane-Cantenac 1962.
Voter pour les accords mets et vins n’a pas été envisagé mais pour mon goût le plus bel accord est celui du Wagyu avec l’Hermitage suivi du risotto avec le Gewurztraminer et de la daurade avec le Moët 1953.
Les conversations sont allées bon train, tant nous avions de choses à nous dire. Dans une ambiance enjouée et avec une cuisine brillante et un service des vins exemplaire, nous avons vécu l’un des plus beaux de mes dîners.