Le vigneron lundi, 23 avril 2007

texte : "aujourd’hui, ça tombe mal : j’ai une grosse réunion marketing dans 2 minutes et juste après une visioconférence sur l’oxydation bactérienne dans la microbiosphère".

Toute ressemblance avec un vigneron auquel vous pensez serait purement fortuite.

Ce dessin est de Voutch, l’un des plus brillants dessinateurs de moeurs actuels.

23 avril, un an de plus lundi, 23 avril 2007

ça y est, une année de plus.

64 ans, c’est 2 puissance 6. C’est un demi Calment (Jeanne) ce qui sonne comme une ordonnance.

Il me reste tant de vins à découvrir que le compte à rebours me paraît trop rapide.

C’est un encouragement à mettre les bouchées doubles, et à créer les plus beaux repas de la planète.

D’avance merci à ceux qui m’aideront à réussir d’aussi beaux dîners que ceux du 6 avril 2007 et du 16 avril 2007. Nous sommes en train de créer avec quelques amis la "dream team", qui va ouvrir des bouteilles historiques uniques. On peut élargir ce cercle.

Le temps tourne, allons-y !

Montrachet Comtes Lafon au Tan Dinh lundi, 23 avril 2007

Montrachet Comtes Lafon 1993

 

Pour boire un bon vin, je ne connais pas d’endroit plus adapté que le restaurant Tan Dinh, animé par Robert Vifian, l’un des plus fins palais que je connaisse. Quelqu’un qui annonce avoir bu une trentaine de fois Pétrus 1947 impose le respect. Robert fait essayer un Macon-Bussières, appellation Macon-Villages 1999 des héritiers du Comte Lafon. C’est assez anecdotique mais bien fait. Sur une cuisine vietnamienne intelligente, où les épices sont dosées de façon précise et où les saveurs ne s’égarent pas dans des divagations préjudiciables au vin, je choisis un Montrachet Comtes Lafon 1993 parce que Robert m’a dit : « ça se goûte bien en ce moment ». Ce n’est pas le plus puissant des Montrachet, mais il a une générosité aromatique abondante. On se plait à tourner les pages du récit de ce vin car à chaque fois c’est une nouvelle aventure qui est contée.  La bouche est pleine de joie. Tan Dinh est un temple où tous les amoureux des vins devraient venir se recueillir.

Un fantastique rosé d’Algérie 1940 samedi, 21 avril 2007

Ma fille, enceinte et fort ronde et mon gendre sont venus à la maison, alors que ma femme est dans le Sud. Ils ont apporté une magnifique et volumineuse truffe noire. Voilà un passeport sympathique que je vais valider.

Ils vont préparer une brouillade d’œufs à la truffe et des pommes de terre à la truffe. Nous commencerons par un feuilleté au jambon et par ailleurs du Serrano assez fade.

Je vais en cave avec mon gendre, et j’extrais un vin d’Algérie de Frédéric Lung de 1940 que j’imagine sous la poussière être un blanc. Après avoir choisi il y a cinq jours pour le château d’Yquem un Royal Khébir Frédéric Lung 1945, je trouve que le clin d’œil a de l’intérêt. Le choix du rouge est plus simple : ma fille est enceinte et née en 1974. Ce sera Pétrus 1974.

Je sers le vin de Frédéric Lung 1940, et, oh surprise, c’est un rosé. Lung, à cette époque, faisait les trois couleurs. La robe est magnifique de présence, riche et séduisante, le nez est juste banal. En bouche, le vin est phénoménal. Je dis bien phénoménal. Ce vin est complètement immense. A mille coudées au dessus du rosé de Mouton de 1936, qui fut tant apprécié à Yquem. On en jouit de façon totale, transporté que l’on est avec ce vin dans des dimensions irréelles. Il est impossible de le décrire. Je hasarde que cela me fait penser à des tranches de citrouille que l’on poêlerait. Mais ce n’est qu’un aspect au milieu de mille. Ma fille signale à juste titre, avec les trois gouttes qu’elle boit, que c’est un rosé authentique. Et je me dis qu’il serait impossible de faire comprendre que ce vin est sublime à quelqu’un qui ne le boit pas.

Sur les pommes de terre à la crème et aux truffes, le Pétrus 1974 capte un nez de truffe. En bouche, c’est un vin d’une subtilité extrême, car il a adopté l’essence de la truffe. Mon gendre est en extase. Je pense qu’aucun 1974 ne peut égaler ce vin là. Il faut bien sûr connaître Pétrus pour l’apprécier au mieux, mais mon gendre en profite avec une joie sans mélange.

Sur des pâtisseries qu’on ne peut plus nommer « tête de nègre », je fais goûter un fond de bouteille d’un Maury La Coume du Roy 1880. Ce vin qui est merveilleux et dont j’ai encore quelques bouteilles provenant d’un tonnelet que je connais, est complètement passé. Difficilement buvable, il est délaissé.

Le rosé d’Algérie 1940 était invraisemblablement grand, et Pétrus 1974, sans être un immense Pétrus était un vin de grand plaisir. Qu’un obscur rosé de 1940 soit devant un Pétrus, qui lui-même est très bon dans une petite année, voilà qui est original.

Ce fut un bien beau dîner.

 

Générosité de la truffe et de la crème sur les pommes de terre, et la merveilleuse couleur de ce rosé Lung 1940.

Visite à Chateau Margaux, Mouton et diner à Kirwan mardi, 17 avril 2007

Quittant le château d’Yquem avec le sentiment d’avoir partagé un moment œnologique unique, notre petit groupe qui se réduit de dix à six part pour d’autres cieux bordelais. Nous arrivons à Château Margaux où nous sommes très aimablement accueillis. Tina nous fait visiter les chais, explique le processus de vinification et nous sommes reçus au « musée », salle où Corinne Mentzelopoulos avait reçu à dîner il y a deux ans un groupe d’américains pour un repas à l’émotion rare dont j’ai raconté les magnums de Château Margaux qui coulaient à flot. Paul Pontallier, directeur général de Château Margaux nous explique brillamment, avec une extrême précision, tout ce qui permet de comprendre les vins que nous buvons. C’est Le Pavillon rouge de Château Margaux 2006, brutal retour à la réalité puisque le dernier vin que nous avions en bouche est son aîné de 161 ans ! C’est ensuite Château Margaux 2006, vin de grande classe très plaisant malgré son jeune âge et prometteur, qui ne souffre pas trop d’être suivi du Château Margaux 2005, vin qui sera dans peu de temps un véritable trésor. Malgré son charme qui s’esquisse, Le Pavillon Blanc 2006 est d’un choc trop brutal. Il faut une souplesse d’échine au palais (si je peux dire) que je n’ai pas, pour accepter un tel blanc après ceux d’hier soir. Nous avons fait cette dégustation en même temps qu’un meilleur sommelier danois qui prépare le concours de meilleur sommelier du monde et sera en compétition avec Andreas Larrson, meilleur sommelier suédois que j’avais retrouvé au Club des Professionnels du Vin. Des anglais sont entrés dans la salle, avec qui j’ai bavardé de mes dîners et qui ont montré un intérêt certain car ils sont négociants en vins rares.

Nous filons vers Mouton-Rothschild. Au bureau des visites, six charmantes hôtesses sont tout sourire. Je leur montre le menu de la veille avec les trois vins de Mouton ce qui les assomme comme un coup de marteau. Nôtre hôtesse est sans voix. Nous voyons le petit film d’accueil de Philippine de Rothschild. La visite du musée est un grand moment d’émotion. Philippe Dhalluin est tout sourire, car tout le monde du vin bruisse de la réussite de Mouton 2006. Il nous reçoit pour la dégustation. Nous goûtons les vins de la propriété en 2006. Le château d’Armailhac, le Château Clerc Milon, le Petit Mouton et enfin Mouton-Rothschild 2006 qui est éblouissant de promesses. C’est un vin de très grande classe. Nous évoquons la récente vente de Sothebie’s à New York qui a consacré un jéroboam de Mouton 45 (ce que nous avons bu hier, mais en bouteille), avec un prix de 310.000 $.

Ces glorieux châteaux sont assaillis de demandes de visites et les groupes se succèdent comme dans les musées. Je suis donc particulièrement heureux que Paul Pontallier et Philippe Dhalluin aient pu nous consacrer de leur temps précieux pour présenter leurs 2006. C’est un honneur qu’ils nous faisaient.

Nous avons rendez-vous au Château KirwanSophie Schÿller nous invite à dîner. Le temps a fraîchi et les délicates croupes de la propriété sont belles à voir au soleil couchant. Après une visite des chais où tout a une dimension plus humaine, plus préhensible que ces vaisseaux spatiaux que sont Margaux et Mouton, nous faisons une dégustation de Château Kirwan en remontant les sept millésimes de 2006 à 2000. Mes amis n’ont  pas l’habitude de ces dégustations comparatives où il n’est pas facile de projeter ce qu’un bébé de huit mois deviendra à dix-huit ans. Car c’est un peu de cela qu’il s’agit quand on juge un vin qui n’est pas encore au stade de la mise en bouteilles. Grâce aux explications du nouveau directeur général et au charme de Sophie, nous comprenons bien sur cette période les principes fondamentaux de ce vin et ses constantes. Une belle finesse d’approche, une précision élégante, un poivre assez soutenu lié à la proportion inhabituelle de merlot, et ce romantisme féminin propre aux grands Margaux. Sophie nous raconte divers sujets de fierté qui propulsent à juste titre Kirwan au niveau des grands. En deux mots, car mon avis sur les vins jeunes n’est pas déterminant, le 2006 sera un bon vin, le 2005 est superbe, le 2004 est très au dessus de ce qu’on dit de cette année, le 2003 est taillé pour une longue vie, le 2002 ne me parle pas, le 2001 me plait énormément et le 2000 est grand, sans être au niveau qu’on pourrait imaginer compte tenu des hyperboles qui ont enveloppé cette année. Ce sont de grands vins indéniablement.

Nous nous faisons beaux pour dîner dans la jolie salle à manger d’une maison annexe du château. L’élégance est féminine et je me rends compte que les trois propriétés que nous avons visitées aujourd’hui, Margaux, Mouton, Kirwan, sont des propriétés possédées et gérées par des femmes. Aucune parité dans nos visites ; nous sommes donc coupables. Nous l’assumerons ce soir car Sophie fut la plus délicate, attentionnée et amicale des hôtesses. Elle nous a reçus comme on reçoit ses amis les plus proches. Elle nous a raconté mille anecdotes passionnantes sur des histoires familiales, sur ses choix, sa vie riche en créations nombreuses et porteuses d’avenir. Marie, la cuisinière, a choisi seule le menu. Ce sera crème d’asperges, suprême de volaille aux champignons, fromages et tarte à la rhubarbe. Sophie nous a servi Signatures 2005, un  joli vin simple de négoce de la maison familiale fondée en 1739, il y a presque 270 ans. C’est son frère qui dirige cette organisation. Nous goûtons à l’aveugle Kirwan 1985 dont un de mes amis, d’un ton péremptoire, annonça le bon millésime. J’étais à un an près. Ce fut ensuite Kirwan 1982, que beaucoup trouvent plus charmant que le 1985. J’ai un faible pour le 1985 car une proportion plus forte de merlot lui donne un petit accent de Pomerol que j’adore. Je trouve au premier essai l’année du Kirwan 1966 car c’est une belle année pour les margaux, et il a un charme qui correspond à mon penchant pour les vins d’un certain âge. La gérontophilie est-elle héréditaire ? Je demanderai à l’un des candidats à la Présidence.

J’avais apporté en cadeau Yquem 1983. La tarte à la rhubarbe, délicieuse et peu marquée a bien accompagné l’Yquem majestueux, contrairement à ce que j’avais supposé. Très bel Yquem à la couleur orange, il a une longueur inimitable. J’ai versé un verre à Marie. Voir ses yeux qui brillent me réjouit le cœur. Sophie a réussi la démonstration qu’elle voulait faire de la grandeur de son Kirwan auquel elle se consacre avec une volonté que l’on sentait à chaque mot. Mais c’est aussi une musicienne et une source de projets passionnants dont la description nous a charmés. Nous étions comme à un repas de famille.

Après une douce nuit dans l’annexe du château nous nous sommes quittés avant de repartir vers nos domiciles, forts du souvenir d’une chaleur humaine inégalée.

 

Les chais et la cave des trésors à Chateau Margaux

des millésimes du 19ème siècle, et la tonnellerie à Margaux

Une jolie faïence dans la salle de dégustation à Margaux, et un faune nous accueille au musée de Mouton

 

Le mouton emblématique que l’on retrouve sérigraphié d’or sur la bouteille de Mouton 2000 et le chai légendaire.

la salle de dégustation de Mouton-Rothschild où nous fûmes reçu avec amitié.

 

Chateau Kirwan et la serre qui est classée.

le soir et le matin à Yquem mardi, 17 avril 2007

Après une chaude journée le 16 avril, le soleil se couche (on peut comparer cette image à celle datée du 22 mars).

Le lendemain matin, c’est la brume et une fine bruine sur les vignes d’Yquem, qui fera place à une chaude journée ensoleillée. C’est le climat idéal pour faire un grand vin. Merci Ciron !

Dîner de wine-dinners au château d’Yquem lundi, 16 avril 2007

Une courte sieste fut entrecoupée de coups de fil car les convives arrivent à leur hôtel. A 16h30 précises plusieurs convives me rejoignent dans la petite salle à manger du château d’Yquem. Un photographe va mitrailler mes opérations d’ouverture. Il fait si chaud et la tension est si forte pour moi d’ouvrir des flacons historiques que je sue abondamment pendant cette séance qui durera plus d’une heure et demie. Aucune odeur n’indique qu’un vin serait mort. Des incertitudes existent pour quelques vins. Comment se comporteront le rosé de 1936, le blanc sec de 1912 ou l’algérien de 1945 ? Il faut avoir confiance. Le bouchon de la Romanée Conti très collé résiste mais il est d’une qualité parfaite et a joué son rôle à merveille puisque le niveau est exceptionnel. Certains bouchons s’émiettent ou résistent. Les odeurs les plus spectaculaires sont celles de l’Yquem 1899 et du Chypre 1845. Ce sont des parfums capiteux et précieux. Je suis épuisé après cette séance, plus par l’anxiété que par l’invraisemblable chaleur qui étouffe cette terre sacrée. J’aurais aimé commenter les odeurs avec Sandrine comme nous l’avions fait l’an dernier lors du dîner à Yquem où j’avais ouvert l’Yquem 1861 de ma cave, mais elle était retenue par un groupe de visiteurs. Elle ne sut rien des vins de ce soir.

Nous allons tous nous faire beau et à 19 heures précises nous sommes accueillis par Pierre Lurton, président d’Yquem au sourire rayonnant. Nous visitons les chais et Pierre nous explique ses premières années à la tête d’Yquem, l’un des bijoux qu’il anime. Nous goûtons l’Yquem 2002 beaucoup plus dense que ce que j’avais en mémoire, au fruit très lourd et confit. Par contraste, l’Yquem 2003 est d’une folle élégance, frais, joyeux, badin, amoureux comme le 18ème siècle français. Sa longueur est superbe. J’ai prononcé à son propos au moins quinze fois le mot « élégant », ce qui pourrait sembler un manque de vocabulaire. Mais c’est le mot qui lui convient absolument. Je suis éperdument amoureux d’Yquem 2001 et Pierre sourit de me voir si enthousiaste. Yquem 2001 est parfait. Il s’inscrit dans la trajectoire des plus grands Yquem puissants de l’histoire. Le drame, si c’en est un, c’est qu’il est délicieux maintenant. Trop d’amateurs sont tentés de boire cette merveille alors qu’il aura dans plus de trente ans le charme des 1928, 1937, 1947 et sera peut-être au dessus d’eux.

Pierre fait faire aux convives un tour des jardins au coucher du soleil pendant que je vais contrôler les températures des vins et saluer Marc Demund, traiteur d’yquem avec qui nous avons mis au point le menu : gougères / gambas aux cheveux d’ange / saint-jacques rôties au jus de betterave et émiettés de pistaches / cannelage de saumon et de bar aux agrumes / carré d’agneau et son jus / paleron de boeuf longue cuisson / comté et stilton / gratin de mangues.

Je rejoins le groupe dans le salon lambrissé pour l’apéritif. Le champagne Dom Pérignon 1975 a pour mission de recadrer nos palais après la trace forte qu’ont laissé les jeunes Yquem. Et c’est intéressant de constater que la mémoire des Yquem réjouit le délicieux champagne qui gagne en joie de vivre sans perdre trop de son message originel.

Nous passons à table dans l’élégante salle à manger du château, décorée avec raffinement. Les fleurs d’un mauve délicat composent avec les bougeoirs une table de conte de fées. Pierre Lurton qui nous reçoit dans ce lieu prestigieux me fait face. Il y a autour de la table de solides amis qui ont partagé avec moi Cheval Blanc 1947 à l’Astrance. L’un d’entre eux cumule les galons, puisqu’il a partagé avec moi le Mouton 1945 bu il y a dix jours et va récidiver. Les origines sont françaises, suisses et américaines. La passion est commune.

Le champagne Moët & Chandon 1945 est une des plus belles bouteilles de ma cave car la patine de son étiquette m’émeut comme il serait difficile de l’imaginer. On me sert en premier pour goûter. Instantanément, je me tasse sur mon siège, comme assommé et je crie « ah ! ». C’est très probablement le plus grand champagne de ma vie. La couleur est d’un bel or foncé, la bulle est presque invisible mais elle est présente sur la langue. Si l’on me demandait de décrire les arômes et les saveurs de ce champagne, je serais incapable de le faire. Si l’on me demandait pourquoi je trouve ce champagne extraordinaire, je serais incapable de trouver les mots. Je suis saisi par un vin indéfinissable au goût infiniment bon. J’ai été moins suivi par mes convives dans cette extase, comme on le verra dans les votes, mais je persiste et signe, ce champagne est extraordinaire comme le Moët 1914 que j’ai bu il y a plus de vingt ans. Si l’on se réfère à quelques champagnes inoubliables récents, le Cristal Roderer 1949, le Pol Roger 1921, le Krug 1964 et ce Moët 1945, il est heureux de ne pas les avoir bus ensemble. Car chacun représente une forme aboutie et magique du champagne. Ce serait de l’irrespect de les hiérarchiser. Ce Moët 1945 que j’avais en cave depuis près de vingt ans entre dans mon Panthéon.

Le rosé de Mouton 1936 est une bouteille sans étiquette, dont le nom est lu clairement sur la capsule. Sur le bouchon, il est écrit : « rosé de Mouton Rothschild ». L’information sur l’année suit un cheminement très particulier. Lorsque j’ai acheté ce vin énigmatique, il était dans une caisse en bois neutre, avec un carton épais et plat sur lequel est écrit : « rosé Mouton 1936 ». Cette bouteille a dû être stockée en cave avec le carton adossé au cul de la bouteille. Vin inconnu, sans repère possible, il se présente avec un nez de vieille armoire. Pierre Lurton dit punaise, et c’est vrai. Le vin s’épanouit dans le verre, prend même du fruit, et le léger jus de betterave, couleur sur couleur, lui donne du rose aux joues. Le vin passionne toute la table qui est enchantée de découvrir cette énigme au goût délicat.

Le vin qui est servi en même temps que lui est une autre énigme. La maison de négoce de Luze a mis en bouteilles des Yquem au début du 20ème siècle et à la fin du 19ème siècle. L’étiquette de ce vin est la même que celle qui habille ces Yquem. Mais une mention change tout. Sur l’étiquette, on lit : « Grand vin de Château d’Yquem 1912 , A. de Luze & Fils ». On notera qu’il est dit « de » et non pas « du ». Sur la capsule, gravé en relief : « Graves Royal Sec ». Et c’est là toute la différence. C’est l’ancêtre d’Y, le vin sec du château d’Yquem. Le nez était incertain à l’ouverture. La couleur est d’un jaune gris vert et le niveau assez bas. Divine surprise, en bouche le vin est expressif et de belle densité. Il n’est pas vraiment éblouissant, mais il est très intéressant. C’est un témoignage unique, sans repère possible comme pour le rosé de Mouton 1936. Ce voyage dans l’inconnu passionne tous mes convives.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1939 avait des poussières en suspension lorsque je l’avais apporté au château il y a un mois. Il en a encore aujourd’hui, mais cela ne gêne en rien. Vendangé sous la neige, ce vin a un caractère assez strict et restera un peu coincé, même quand il s’est ouvert dans le verre. C’est un Montrachet très structuré mais un peu trop sérieux, moins charmant que celui que j’avais bu au château de Beaune.

On nous sert côte à côte Mouton-Rothschild 1945 et Mouton-Rothschild 1918 que j’ai voulu associer car ce sont deux années de fin de guerre. Le 1945 a une couleur d’un rouge vif aussi jeune que celui bu il y a dix jours. Le 1918 a une couleur plus trouble et plus tuilée. Ces deux vins sont de deux mondes différents. Le 1945 est absolument parfait et dégage la même sérénité de structure que celui bu il y a peu. J’ai adoré le 1918, plus typé, plus torréfié, largement plus inhabituel. On le sait en lisant mes bulletins, j’aime les vins qui me surprennent, qui apportent une énigme ou une surprise. Et ce 1918 m’excite beaucoup. Nous aurons avec Pierre une petite joute amicale, car il ne comprend pas que je m’extasie pour le 1918. Il a raison quand il dit que le 1945 est d’une essence supérieure. J’en conviens sans hésiter. Mais le 1918 m’émeut en sortant des sentiers battus. Cette joute avec le sourire ne nous éloigne pas bien longtemps, car Pierre est gagné par une immense émotion lorsqu’il goûte la Romanée Conti  Domaine de la Romanée Conti 1982. Ce vin d’un rouge clair, au nez d’une rare subtilité se présente en bouche avec élégance et distinction. Il est subtil. Je tends à l’associer au mot romantique. C’est un vin en gymnopédie. Lorsque je l’avais ouvert, j’ai eu la tentation de le placer avant les bordeaux, car le paleron risquait de l’écraser. J’ai préféré ne pas compliquer les ordonnancements au dernier moment. Il suffisait de profiter du plat et du vin séparément.

Le plat convenait mieux au Royal Khébir Frédéric Lung, vin d’Algérie 1945. La présence de deux vins comportant le mot « Royal » à six jours du scrutin présidentiel serait-elle un signe de mes intentions ? J’aurai la « politude » de ne répondre qu’en l’isoloir. Le vin algérien est fort puissant, au message simple comme celui des grands vins du Rhône. La bouteille provient d’une caisse d’origine dont j’ai raconté l’achat. Conservée dans un paillon, elle se présente comme étiquetée de la veille. Son niveau dans le goulot est irréel. D’un rouge d’encre, dense, au nez intense, ce vin est un guerrier plaisant. Il lui est cependant très difficile de briller après la Romanée Conti.

Le Blanc Vieux d’Arlay Jean Bourdy 1898 fait partie de ces vins introuvables qui font ma fierté. Comment est-il possible qu’un vin blanc sec de 109 ans (oui, 109 ans) soit aussi jeune et précis ? Là aussi, aucun repère n’est possible pour mes convives. Les 120 vins du Jura que j’ai bus lors d’une historique verticale m’en donnent plus. Je le trouve éblouissant, immense. Je l’adore, car ces vins du Jura m’émeuvent au-delà de tout.

Pierre Lurton, homme pressé par le poids de ses responsabilités ne connaissait pas la liste des vins en se mettant à table. Sa surprise de découvrir le niveau de ceux que j’avais choisis me fit un grand plaisir. Il n’avait été informé que des deux Yquem, le mien et le sien. Ayant consulté les fiches de ces années, il nous donna des informations précieuses sur la climatologie qui explique des données fondamentales que nous trouvons dans nos verres. Yquem 1889 est une expression légère d’Yquem. Le nez est peu prononcé, le goût est subtil, en évocations. J’aime la délicatesse de ces anciens Yquem au sucre léger. A l’inverse, Yquem 1899 a un nez impérieux, un or brun flamboyant, et une trace en bouche indélébile. C’est, à mon avis, la définition du Yquem historique dans sa perfection. Je l’ai évoqué le lendemain avec Francis, le directeur technique, qui conforte cette vision. Il est peut-être un peu plus fringant que le 1893 du fait du format, mais sans doute moins profond.

Nous passons au salon pour déguster religieusement le vin de Chypre 1845 au parfum encore plus intense que l’Yquem 1899, à l’or encore plus profond, et à la trace en bouche d’une profondeur infinie. L’intensité du poivre troue la langue tant ce vin est lourd. Un régal absolu.

Il était temps de voter pour un quarté parmi ces treize vins. Douze vins sur treize ont eu un vote, ce qui est pour moi le plus grand des cadeaux. Car cela accrédite le choix que j’ai fait et la pertinence de mes achats. Le Royal Khébir n’a pas eu de vote, mais il n’aurait pas dû être servi avec la Romanée Conti qui lui a fait de l’ombre par sa complexité. Savez-vous que six vins ont eu l’honneur d’être nommés en premier, ce qui est un cadeau encore plus grand. Ce sont, pour onze votants : Mouton 1945 quatre fois, Romanée Conti 1982 et Yquem 1899 deux fois, Moët 1945, Yquem 1889 et Chypre 1845 une fois. Le vote du consensus serait : Mouton 1945, Yquem 1899 et Romanée Conti 1982 ex aequo et rosé de Mouton 1936 (mais oui !).

Mon vote a été : Moët 1945, Yquem 1899, Mouton 1945 et Mouton 1918.

La cuisine fut fort exacte, le service parfait et amical, Laetitia, Alain et Xavier étant passionnés par l’événement qui se jouait ce soir. Il était important ce qui n’a pas empêché les rires de fuser, Pierre étant dans une humeur joueuse. Il y avait ce soir une variété de bouteilles qu’il est quasiment impossible de réunir à ce niveau de qualité et de rareté. Un tel dîner est une consécration importante de mon parcours de collectionneur.

Au réveil, Yquem était sous la brume et sous la bruine. Nous avions encore des étoiles dans les yeux, brillant de souvenirs indélébiles. Allant raconter à Francis les deux Yquem, remercier Valérie et Sandrine, celle-ci me montra des bouteilles en reconditionnement. Nous avons comparé nos estimations sur les bouteilles du 19ème dont l’année est illisible. La complicité et l’amitié qui me lient à Yquem sont un trésor que je chéris.

le bouchon du vin de Chypre 1845 lundi, 16 avril 2007

Lorsque j’ai extrait le bouchon, mes amis croyaient que je n’avais sorti qu’une partie du bouchon. Or c’est le bouchon complet.

C’est sans doute le plus petit de ceux que j’ai déjà extraits. Il avait parfaitement joué son rôle.

Cela rappelle le plus vieux vin rouge que j’ai bu, grâce à un ami, un Chambertin de 1911. Il avait un bouchon de ce calibre, un peu plus fin et légérement plus long. D’un liège parfait comme celui-ci.