Je retrouve l’univers de Joël Robuchon lundi, 20 novembre 2006

Il y a des jours sans. Un ami veut que nous déjeunions ensemble et suggère que nous apportions chacun une bouteille à La Table de Joël Robuchon. Je n’étais jamais revenu dans l’univers de ce chef que je vénère, car lorsqu’il a quitté l’avenue Raymond Poincaré où j’étais assidu, c’est un fil qui s’était cassé. Quand le Tout-paris gourmet s’est précipité à l’Atelier, je n’ai pas suivi.

ça, c’est Robuchon

Cela fait tout drôle de retrouver Antoine grâce auquel j’ai pu vivre certaines de mes plus belles expériences gastronomiques et de voir ces tables sans nappe, avec une jolie jeune fille qui vient ramasser le rond de serviette en carton de peur que je l’écorne. La cuisine est fort belle. Le foie gras poêlé aux lentilles est bien exécuté. Je ne tombe pas en admiration devant l’interprétation de la paella car le calamar est fort résistant et la langoustine joue un peu à contre-emploi. Le ris de veau au laurier est superbe et le dessert au chocolat d’une maîtrise parfaite. Mais l’émotion Robuchon s’est émoussée. Faut-il aller à Las Vegas, New York, Macao ou Tokyo pour retrouver le talent de ce génie ? Ce serait si simple que ce soit à Paris.

Les vins que nous avons apportés n’ayant pas l’oxygène nécessaire, nous prenons un vin au verre : Château Brane-Cantenac 2003.

ça c’est moins Robuchon

Mon Dieu que c’est raide ! Je demande à Antoine pourquoi avoir choisi ce vin à proposer au verre. Il me répond : « il faut des vins qui aient de la tenue, s’ils dépassent un certain temps d’ouverture ». Pour de la tenue, c’est de la tenue. Le Château Haut-Brion 1970 que j’ai apporté deviendra progressivement meilleur, mais il est quand même assez cuit. Il ne donne pas le plaisir qu’on peut en attendre. Le Volnay Taillepieds Bouchard Père & Fils 1985 s’est fait immédiatement condamner par Antoine à l’ouverture. Irrécupérable selon lui. Il est vrai qu’il est particulièrement fatigué, et nous n’en boirons que peu. Mais on sentait au fil du temps le retour en grâce. Je ne parierais pas, mais je crois que si l’on avait attendu jusqu’au dîner, ce vin serait sans doute revenu proche de sa définition. Il est probable que seul l’évier l’aura connu. Retrouver un restaurant de Robuchon qui n’est plus dans la Golden League et en plus ouvrir deux vins qui ne sont pas au rendez-vous. Comme dirait Laurent Gerra imitant l’abbé Pierre : « y a des jours… ».

Visite impromptue à la Romanée Conti vendredi, 17 novembre 2006

M. Aubert de Villaine me fait une nouvelle fois le plaisir de s’inscrire à la quatrième séance de l’académie des vins anciens. Devant me rendre à un féerique dîner au château de Beaune, je fais un petit détour par le Domaine de la Romanée Conti pour aller chercher la bouteille qu’Aubert de Villaine apportera : Montrachet 1969. Arrivé sur place, on me propose de faire un crochet par la cave. J’y retrouve Jean-Charles Cuvelier qui fait goûter des vins à l’aveugle à des américains. Quand je me présente, l’un dit : « ah, the Audouze method », faisant allusion à cette méthode que j’ai exposée pour l’ouverture des vins anciens. Il y a parmi eux le chef de cave du Caesar’s Palace de Las Vegas. J’imagine que ses bons de commande doivent être bodybuildés.

Nous goûtons Richebourg Domaine de la Romanée Conti 2000, assez discret, mais il faut dire que nous sommes en cave. Très astucieusement, Jean-Charles fait goûter ensuite le Vosne-Romanée 1er cru Domaine de la Romanée Conti 1999 qui parait beaucoup plus riche et épanoui que le Richebourg. Ensuite un vin, que je connais par cœur, se présente avec un quart seulement de ses possibilités. C’est l’emblématique La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1990. Je chauffe mon verre pour qu’il s’exprime. Il faut faire appel à mon imagination pour retrouver le plaisir que ce vin devenu une référence m’a déjà procuré.

Je suis nettement meilleur que mes voisins pour le vin qui suit. Je dis immédiatement à Jean-Charles : « ça je connais ». Il me regarde dubitatif, mais ça fait partie du jeu. Mes voisins attendent le Montrachet alors qu’il s’agit du Bâtard, ce vin qui n’est jamais commercialisé. C’est le Bâtard-Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1997, au charme souverain.

Les vins de 2005 de la maison Bouchard Père & Fils vendredi, 17 novembre 2006

La chaîne TF1 va évoquer le repas historique qui se tiendra ce soir au château de Beaune. Une séquence est prévue en cave. On me demande d’être aux côtés de Stéphane Follin-Arbelet lorsqu’il va montrer les vins du dîner. Pendant que le caméraman règle ses éclairages, j’ai le temps de rêver au milieu de piles impressionnantes de vins d’années comme 1846, 1858, 1864, 1865. Cette cave est un rêve inatteignable. Nous nous plions aux demandes de Didier Guyot, le journaliste qui avait réalisé le joli reportage « flacons d’éternité » lors d’un dîner de même nature. Après cette séance dont les extraits ordonnancés passeront le lendemain au journal de 13 heures, je me rends à la nouvelle cuverie Saint Vincent de Bouchard. Cette installation impressionnante est commandée par la recherche de la qualité totale, chère à Joseph Henriot, le dynamique propriétaire de Bouchard Père & Fils, malheureusement empêché d’assister aux cérémonies du 275ème anniversaire de la maison Bouchard Père & Fils. J’aurais beaucoup aimé qu’il explique ses choix, car il le fait toujours avec une clarté édifiante. Mais dans mon groupe de visite les explications de Christophe Bouchard furent précises et motivées. La simplicité et le respect de la nature ont commandé l’organisation des flux et la création d’une cave spectaculaire. C’est là que se fait la dégustation des 2005, face à des allées interminables de tonneaux.

Intéressé par les vins anciens j’ai beaucoup de difficultés à appréhender des vins très jeunes, dont la majorité ne sont pas encore au stade de la mise en bouteille. Je jugerai donc plus sur la qualité actuelle du vin et non pas sur ce qu’il deviendra. Ces notes prises à la volée, le carnet appuyé sur un tonneau quand une main tient un verre et l’autre le crayon ne sont pas celles d’un professionnel. J’ai eu la chance de pouvoir les confronter avec les remarques du directeur de la qualité qui m’a fait découvrir des caractéristiques lumineuses, quand on est guidé par un tel talent. Les 2005 sont les premiers vins à avoir été faits dans cette nouvelle cathédrale du vin. J’ai senti que tous en étaient fiers.

Le Bourgogne Pinot noir Bouchard Père & Fils 2005, vin d’assemblage, a un nez de clou de girofle et d’anis étoilé. Ce nez est chaleureux. La bouche est un peu coincée, mais il y a de belles choses, du fruit. Le fruit est encore un peu amer. Je pense à un artichaut poivré.

Le Beaune du Château rouge Bouchard Père & Fils 2005 a un nez plus subtil, joli et distingué. L’attaque est très acide, mais cela s’estompe. Il y a du potentiel, mais le vin est loin d’avoir fini sa croissance. Le final est de cassis et framboise.

Le nez du Beaune Grèves, Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 2005 est subtil, mais pas totalement formé. C’est dommage, car le perlant donne un goût salin. En en faisant abstraction, ce qui est difficile, on sent un velouté et un fruit de cassis. Ce vin sera très beau.

Le Volnay Caillerets, ancienne cuvée Carnot Bouchard Père & Fils 2005 combine avec force le poivre et la framboise. Il y a même du fruit confit. Il est bien rond, dense, charnu, soyeux et généreux.

Le Corton Bouchard Père & Fils 2005 a un nez très romantique. Subtil, son poivre est discret. Le fruit est clair. Un léger perlant gêne peu. Ce vin est plus strict que le précédent, moins généreux, mais ce qui frappe, c’est la finesse de la trame. Le directeur de la qualité dit : « on sent le caillou ». Ce vin sera très grand.

Le Vosne Romanée aux Malconsorts Bouchard Père & Fils 2005 a un nez de vin déjà plus évolué. Il est charmeur et semble déjà intégré. En bouche il est léger, aérien, au fruit bien affirmé. Il parait beaucoup plus mûr. C’est très charmeur, plus animal, mais je ne lui trouve pas la finesse des deux précédents.

Le Bonnes Mares Bouchard Père & Fils 2005 a un nez fabuleux, d’une finesse extrême. L’épice et le cassis sont ciselés. En bouche la rondeur est grande. Je note : « quelle rondeur en bouche ! C’est éblouissant ! Quel charme ! »

Le Chapelle Chambertin Bouchard Père & Fils 2005 a un nez subtil très distingué. La densité est impressionnante. Menthol, anis, race immense, il est austère quand le Bonnes Mares est joyeux. C’est frais, épicé, c’est beau.

Le Chambertin Clos de Bèze Bouchard Père & Fils 2005 a un nez encore un peu fermé mais prometteur. En bouche il commence dans la joie. Mais le perlant insiste. Il est alors plus austère, strict. C’est un vin de très grande complexité qui sera brillant quand il va s’assembler.

Si l’on juge du seul plaisir, je classe ainsi : 1 – Bonnes Mares, 2 –  Volnay Caillerets, 3 – Chapelle-Chambertin, 4 – Le Corton. Globalement, ce qui me frappe, c’est la densité, la concentration et la précision de la trame de ces grands vins.

Nous passons aux blancs. Le Bourgogne Chardonnay Bouchard Père & Fils 2005, vin de mélange, a un nez déjà terriblement flatteur. L’exposé aromatique est presque trop riche. Il y a pour moi un certain manque de coffre. Il est trop brut de forge.

Le Beaune du Château blanc Bouchard Père & Fils 2005 a une belle acidité au nez. En bouche, il est perlant. Il y a de belles caractéristiques mais je sens un petit manque. Je sens une persistance en bouche très sensible, sur une structure un peu simplifiée.

Le Meursault Genévrières Bouchard Père & Fils 2005 a son territoire situé en bas des Genévrières du dessus, précision topologique que je trouve jolie. Le nez est généreux. En bouche, ça cause ! Là, on sent qu’il y a de la matière. Très fruit confit, caramel, combiné à du floral. Vin chatoyant de belle acidité. Vin élégant.

Le Meursault Perrières Bouchard Père & Fils 2005 a un beau nez. C’est un vin très différent du précédent. Je le trouve plus léger, plus minéral, moins rond, plus dans la définition du Meursault. L’acidité est belle, la longueur est folle. Ce sera un très grand vin, même si pour l’instant il est un peu dur. Deux camps se formeront pour choisir le plus grand Meursault des deux. Le Perrières, à mon goût, a plus d’avenir mais moins de charme à ce jour.

Le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 2005, c’est la classe folle. Il est floral, élégant, eau de rose. La palette aromatique est vaste. Le vin reste très léger. Je fais rire tous mes compagnons de dégustation en disant que c’est un « vin de soif », tant on a envie d’en reprendre.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 2005 a un nez fort. C’est un parfum. Le vineux apparaît fort, plus que le floral. Belle complexité et force sont ses deux caractéristiques essentielles. Quand il s’ouvre dans le verre, il devient grand. Il n’a pas le charme immédiat du Chevalier. Mais il est dense et grand avec un beau final.

Le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 2005 a un nez discret mais joyeux. En bouche, il chante. Il est riche, il a beaucoup d’ampleur, de charme. Il est coloré et plein en bouche, avec une immense persistance aromatique. Il promet.

Les premières impressions qui viennent, c’est que l’ordre de dégustation est particulièrement judicieux. Ensuite, un grand nombre de ces vins seraient à l’aise à table, sur une belle cuisine, sans qu’on les rejette pour précocité interdite. Enfin, ce qui se dégage, c’est la qualité exemplaire de la fabrication de ces vins. Lors des précédentes dégustations de vins jeunes en cave, je trouvais une signature Bouchard très typée. Ici, je pense qu’avec les nouveaux moyens mis à la disposition du vin, on a gagné en universalité. Ces vins sont plus purs. Cela nous promet d’immenses vins. Bravo à la maison Bouchard et à toutes les équipes qui ont permis que ce rêve se réalise.

Dîner au château de Beaune avec des vins de Bouchard du 19ème siècle vendredi, 17 novembre 2006

Nous nous rendons au château de Beaune où l’apéritif nous permet d’évoquer nos impressions sur les vins de 2005 que nous avons goûtés à la cuverie. Nous goûtons un champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs en magnum 1988. Ce champagne a une personnalité imprégnante. Vineux, typé, il passe en force. C’est un très grand champagne envoûtant. Serena Sutcliffe avec qui je bavarde me confirme l’impression d’un saut qualitatif majeur de la maison Bouchard Père & Fils avec cette nouvelle cuverie.

Nous passons à table dans l’orangerie et Stéphane Follin Arbelet présente les salutations de Joseph Henriot, triste de ne pas célébrer avec nous ce symbolique 275ème anniversaire. Le menu est très raffiné : émulsion de potimarron aux truffes / terrine de foie gras de canard légèrement fumé au pain d’épices / bar de ligne rôti aux fruits secs et au beurre citronné / suprême de volaille aux morilles, riz sauvage et petits légumes / noisette de chevreuil, superposé de pomme Golden à la crème de céleri / Comté et fromage de Citeaux, pain aux noix / manon aux poires, coulis de framboise.

Le Chevalier Montrachet en magnum Bouchard Père & Fils 1992 a un nez très beurré. En bouche, le beurré est très clair. Il y a une astringence minérale qui me gêne un peu, qui sera confirmée sur un deuxième magnum. Je suis troublé par la combinaison du citron vert et du crémeux. Cela limitera un peu mon plaisir. C’est peut-être une phase actuelle de ce vin que j’ai connu plus rond.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1939 a été vendangé en partie sous la neige. Peut-on imaginer cela ? Yann me sert un fond de bouteille. Le nez est phénoménal, fait de thé, de fruits comme la grenade, de poivre et de piment. En bouche, c’est sublime. Le bois est un bois de pin sur un fond crémeux. C’est onctueux, combinant le gras et le sec. Eblouissant sur le plat. Le vin est profond et sa complexité apparaît sur la figue. Un deuxième verre est plus strict, mais l’émotion est intacte. Je sens le thé. Le nez devient éblouissant quand le vin s’ouvre. La bouche devient somptueuse. Ce vin aurait besoin de beaucoup plus d’oxygène.

Je connaissais déjà le Meursault Charmes Bouchard Père & Fils 1846 que j’ai commenté dans un bulletin. Il se présente avec un nez d’ananas, d’un équilibre rare. Quelques traces de fruits confits. En bouche, il y a des notes d’agrumes, une acidité absolument élégante qui montre que ce vin a un avenir infini. Le final est d’un équilibre absolu, avec des fraîcheurs de fruits jaunes. Il grandit encore quand il s’oxygène, prenant des notes magiques d’agrumes qu’équilibre une petite trace de vanille. Habitué maintenant à ces vins qui dépassent les 150 ans, je trouve « normal » qu’ils aient cette perfection. Mais, convenons-en, c’est totalement renversant. Stéphane me demande de commenter ce vin. Je rappelle mes notes précédentes que j’avais apportées et lis mes notes de ce soir. Le journaliste du New York Times spécialiste du vin est venu me demander de lui communiquer ces commentaires pour un futur article. Ça fait plaisir.

Le Corton Bouchard Père & Fils 1990 est totalement charmant, tout en douceur. Le boisé est bien organisé. On sent la truffe. Il tient en bouche remarquablement. Il y a quelque chose de magique dans Le Corton par la gestion très raffinée du boisé. Tout ici est en retenue. C’est une grande promesse pour demain.

Le Volnay Caillerets ancienne cuvée Carnot Bouchard Père & Fils 1929 est une invraisemblable surprise. Sa couleur est irréelle. Le nez est très jeune et animal. Un voisin de table évoque l’after-eight, chocolat et menthe. J’y vois plutôt du café. Ce vin est une surprise par sa pétulance endiablée.

Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 1865 a un nez très pur. Je l’avais déjà goûté en même temps que le 1947, et la constance de personnalité m’avait impressionné. Une fois de plus ce vin est jeune, avec une sorte d’évidence. Il y a un petit côté Porto qui me rappelle le Cheval Blanc 1947 bu il y a seulement deux jours. Un peu de fumé, de tison. Sa jeunesse éblouit. C’est un vin légendaire à la trace alcoolique très nette. Un voisin de table me pose cette question : « si vous cherchez dans ces vins de la jeunesse, pourquoi ne pas boire plutôt des vins jeunes ? ». Je lui réponds que ces vins anciens existent. Il faut donc les boire. De plus, la jeunesse, on la constate, on ne la recherche pas. On recherche plutôt la complexité aromatique.

la cave de Bouchard n’est pas nettoyée au plumeau !

Le

Si la jeunesse insolente de ces vins m’impressionne, car aucune autre cave privée n’a les mêmes conditions idéales de conservation, ce qui m’enthousiasme ce sont les saveurs invraisemblables et les synthèses  intégrées de ces vins. Aucun vin de dessert n’ayant été prévu, je servis discrètement à mes voisins de table le Bourbon 1900 que j’avais pris dans ma musette pour ce voyage pour le partager avec des amateurs. Il s’accorda très bien avec le dessert.

Une fois de plus la féerie des vins extraordinaires de la collection Bouchard a impressionné de très grands spécialistes des vins. J’ai pensé au plaisir que j’aurais eu à partager ces trésors avec Joseph Henriot.

En rentrant à l’hôtel, je me suis fait la réflexion suivante : dans une cave privée, on trouve des 1928 et 1929 brillants de vie. Cela arrive fréquemment si la cave est bonne. La cave Bouchard dispose de conditions de température et d’hygrométrie qui permettent au vin de se conserver plus longtemps. Mais de là à ajouter 80 ans, je ne crois pas que l’effet lié à la cave ait cette ampleur. J’en déduis la réflexion suivante : si l’on constate avec plaisir que la cave Bouchard permet à des vins de 160 ans de prouver qu’ils ont encore de l’avenir, je ne vois pas pourquoi l’on mettrait en doute qu’une bonne cave privée ait des vins de 80 à 100 ans qui aient aussi un bel avenir. Il faut croire en ce patrimoine français beaucoup plus vivant qu’on ne l’imagine. La maison Bouchard lui apporte sa percutante démonstration.

78ème dîner de wine-dinners au restaurant l’Astrance mercredi, 15 novembre 2006

Le 78ème dîner de wine-dinners est vraiment très spécial. Je cherchais une occasion pour faire un dîner au restaurant l’Astrance, car j’ai une sympathie très forte pour le talent de Pascal Barbot et l’intelligence de Christophe Rohat. Il fallait une table qui ne dépasse pas huit convives. Il y a quelques semaines, un ami m’appelle et me demande : « je voudrais faire regretter à un ami de vivre au Chili et pas à Paris. Il faut que tu fasses un dîner tellement extraordinaire qu’il ait des remords de repartir chez lui ». Je cherche un niveau de dîner dont il se souviendrait toute sa vie. Je parle à peine à deux ou trois autres amis de ce projet, et la table est vite formée. Je suis heureux que ce dîner s’organise aussi vite. Aussi, je décide d’ajouter deux bouteilles au programme pour récompenser leur fidélité. Nous nous embarquons dans le grandiose.

Je suis venu déjeuner un mois à l’avance à l’Astrance pour travailler avec Pascal Barbot sur l’adéquation de sa cuisine aux besoins des vins anciens. Nous mettons au point les grandes tendances du menu dans une ambiance studieuse et sympathique.

Le jour dit, j’arrive à 16h30 pour ouvrir les bouteilles, et Pascal, Christophe, et l’attentif Alexandre, sommelier qui avait participé au service, lors du précédent dîner avec une Romanée Conti, vont assister à l’ouverture, sentir les vins, ce qui va nous permettre de changer radicalement le plat qui accompagne le Cheval Blanc 1947. Tous les bouchons viennent entiers, les odeurs très variables n’indiquent aucun risque majeur. Tout se présente bien.

Le menu créé par Pascal Barbot et Christophe Rohat est d’une extrême sensibilité.  Huître au naturel, Caviar / Galette de champignons de Paris, foie gras mariné au verjus, huile de noisette / Rouget, fondue de trévise aux câpres / Quasi de veau grillé, poireau et soja / Pigeon cuit au sautoir, jus de cuisson, potiron / Foie gras chaud, zestes d’agrumes / Stilton crémeux / Mangue tiède et pamplemousse tiède et coing / Madeleines.

Nous sommes tous fébriles, car nous connaissons le programme des vins. Le Champagne Dom Pérignon 1966 est d’un or intense. Sa bulle est très active. Le parfum est envoûtant, et en bouche, c’est d’une intensité et surtout d’une longueur quasi insoupçonnable. Un convive dira qu’il le préfère sans plat. Il est vrai que sa longueur est plus belle quand on le boit seul. Mais l’huître lui fait développer une autre personnalité, et le champignon de Paris tire de lui des accents romantiques. Ces trois situations permettent de voir à quel point ce Dom Pérignon est un vin de gastronomie.

Le Château Lafleur Pétrus 1945 a une couleur qui nous stupéfie. Le rouge est beau, intense, d’un jeune vin. Il est très peu pomerol. Un convive dit Pauillac. En fait les caractéristiques de pomerol se révèlent quand le vin s’épanouit. C’est un grand vin, mais les choses sont difficiles pour lui à côté de Château Latour 1947. J’ai bu de grands Latour, mais je crois volontiers que celui-ci est le plus grand. Sa perfection est impressionnante. Il ressemble au Bordeaux parfait. Une onctuosité, une intégration de toutes les saveurs, une lisibilité parfaite. C’est un vin quasi intemporel. Le vin parfait au bon moment. Avec le côté aérien et romantique des grands bordeaux. Les deux vins ont nagé de jolie façon avec le rouget à la chair très adaptée au pomerol. La trévise était moins à son affaire.

Le vin qui suit est un de mes deux cadeaux, une des légendes absolues de l’histoire du vin : Château Cheval Blanc 1947. J’avais beaucoup d’anxiété. Ce vin allait-il être conforme à sa légende ? Le niveau dans la bouteille était à mi-épaule. Le vin a une couleur d’un rouge de sang en train de sécher, d’une densité extrême. Le nez est sublime, et la légendaire évocation de Porto est là. Plus au nez qu’en bouche. Et  quand on boit, c’est un embarquement vers l’infini. Ce vin n’a aucun équivalent. Pas de repère bordelais. On est conquis par sa densité. Il impressionne, et le quasi de veau était bien le bon choix, décidé seulement à l’ouverture cinq heures avant. Ce vin est grand, dense. J’ai bu quatre fois Cheval Blanc 1947 auparavant. Il est très probable que celui-ci est le premier ou le deuxième des cinq.

Sur le pigeon, je demande à Alexandre, attentif et efficace, de servir d’abord le Vosne Romanée producteur inconnu 1934, pour boire chaque vin séparément. Mais quand je constate qu’il a commencé à servir la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967, je le laisse faire.

Le 1934 a été mis dans ce dîner car je souhaite qu’il y ait toujours un fantassin dans des dîners de grands vins. Etiquette de négoce sans indication de vigneron, ce 1934 est de la plèbe. Mais quel bonheur ! Tout en lui est simple, calme, serein, et complètement équilibré. C’est beaucoup plus franc et convivial que les bordeaux. Il n’y a pas l’astringence titillante de certains bourgognes. Ici le message est d’une lisibilité totale. Un ami qui suit mes commentaires savait que j’avais l’intention que ce roturier soit dans mon quarté. Je lui trouvais donc de belles qualités. Mais il y a trop de légendes dans ce dîner. La tâche sera rude. Quand je trempe mes lèvres au vin de la Romanée Conti, je pousse un ouf de soulagement, car j’attendais une bonne Romanée Conti après deux ou trois expériences frustrantes. C’est une grande Romanée Conti, totalement conforme à ce que Romanée Conti doit être. L’année est considérée au Domaine comme délicate. Mais c’est dans ces années là que la Romanée Conti montre son talent. La couleur est assez pâle, le nez est d’une complexité rare, et en bouche, toute l’énigme que doit représenter ce vin est affichée. Les dégustateurs qui auscultent chaque épice d’un vin pourraient couvrir des pages entières pour décrire tout ce que ce vin délivre. C’est impressionnant, mais c’est surtout émouvant. J’y vois de jolis fruits rouges frais, des escarpolettes que l’on pousse en chantant, une partie de cache-cache dans les bosquets du jardin du château de Versailles. Mon bonheur est à son comble, car ouvrir Cheval Blanc conforme à sa légende et la Romanée Conti qui donne tout ce qu’elle doit exprimer, c’est une réussite merveilleuse.

Mes convives se demandent vers quels sommets nous allons voyager. Pour tous, l’irréalité de ce que nous vivons est plus enivrante que le vin. La salle le sent aussi car les regards sont insistants autour de nous. Christophe fait disposer les bouteilles vides sur un guéridon visible de tous. Ça en jette !

Arrive alors un de ces accords qui clouent sur place. Qu’un plat et un vin puissent se multiplier avec tant de force est presque insoutenable. Le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999 est une bombe aromatique. Mon voisin chilien n’en revient pas. Tout ce qu’on peut imaginer dans le registre des agrumes et des épices est là, avec une puissance dévastatrice. Et le foie gras dompte toute cette fougue pour créer une suavité diabolique. Le dosage de la sauce aux zestes est l’une des créations les plus réussies que j’aie jamais goûtées.

Bon, on pourrait se dire que ça suffit maintenant. Non, il n’y a pas de limite à l’irréel. Le Château Climens 1929 est servi, et je suis prêt à m’évanouir. C’est le sauternes le plus éblouissant que l’on puisse imaginer. Le Château d’Yquem 1929 est un immense vin. Sa couleur est celle d’un vin de grande race. Mais il provient d’un rebouchage récent, quand le Climens 1929 n’a jamais été  rebouché. Et la différence est sensible. Mon amour des vins anciens est né le jour où j’ai goûté Climens 1923. Avec ce Climens 1929, c’est la perfection la plus inimaginable du sauternes. J’avais demandé des petites assiettes séparées pour la mangue poêlée en dés et les tranches pelées de pamplemousse. Pascal y a ajouté une assiette de coing. L’accord des dés de mangue avec le Climens 1929 est tellement fort que j’appelle en urgence Pascal bien qu’il soit en plein travail. Il constate que cet accord est d’une pureté académique et d’une jouissance sensorielle unique.

Mon deuxième cadeau, c’est le plus grand vin de ma vie : Vin de Chypre 1845. Je l’ai bu de très nombreuses fois, aussi, je n’ai pas la même surprise que mes hôtes subjugués. Le nez de ce vin est un parfum où se mêlent les épices riches et la réglisse. Ce parfum précis est rare. En bouche c’est du bonheur en lingot liquide. Magique, infini, complexe et raffiné, c’est le plaisir pur. Pascal, très passionné par cette expérience, nous apporte une petite crème légère à la réglisse qui s’amuse avec le Chypre.

Nous allons voter, alors que nous n’avons encore fait le plein de surprises. Pour huit votants, cinq vins ont eu l’honneur d’être classés premier, ce qui, compte tenu des vins en compétition, est particulièrement remarquable. Le chouchou de mes chouchous, le Chypre 1845 a été plébiscité, puisqu’il a eu droit à quatre votes de premier, sans le mien ! Dom Pérignon 1966, Cheval Blanc 1947, Romanée Conti 1967 et Climens 1929 ont eu chacun un vote de premier. Peut-on imaginer, dans un dîner où l’on vote pour quatre vins, qu’Yquem 1929 et Lafleur Pétrus 1945 n’aient recueilli aucun vote. C’est inimaginable. C’est renversant. Et c’est pour moi le signe le plus tangible du caractère exceptionnel de ce dîner. Le vote du consensus serait le suivant : Chypre 1845, Cheval Blanc 1947, Romanée Conti 1967 et Climens 1929 (quelle liste !). Mon vote a été : 1- Château Climens 1929, 2 – Romanée Conti 1967, 3 – Château Latour 1947, 4 – Château Cheval Blanc 1947. Je n’ai pas mis dans mon vote le Chypre 1845 car je le connais trop. Ce sont les sublimes surprises que j’ai couronnées. Quelle brochette de vins historiques !

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un américain avec qui je converse sur des forums avait réservé une table pour dîner avec son épouse. Il m’avait indiqué qu’il apporterait un Bourbon de 1900. C’était le prétexte à faire une troisième surprise.

Le Bourbon whiskey, Boone & knoll Kentucky 1900 est particulièrement éblouissant. Il y a toujours cet effet de l’âge, comme pour les grands cognacs qui vieillissent si bien. Les saveurs s’assemblent, s’imbriquent, et le résultat est d’un charme fou. Magnifique breuvage long, typé comme un Bourbon habillé en dandy. Pour répondre à cette générosité, j’ai apporté la plus belle bouteille que j’ai acquise de la cave du Duc de Windsor. La bouteille est carrée à sa base, et les parois verticales se courbent en haut pour rejoindre le goulot. Sur un écu, le sceau du Duc de Windsor est frappé dans la cire. L’étiquette manuscrite indique : the finest scotch whisky, very great age, John Dewar and sons ltd, Perth rs. Tout me laisse penser que c’est un whisky qui doit dater de 1860 environ. Le whisky sent la tourbe de façon intense. Son nez ne serait pas fade s’il était comparé à des tourbés de notre époque. Mais il n’est plus flamboyant comme il a dû l’être. Ce qui compte, c’est l’échange des générosités. Le Bourbon a gagné. Vive le Bourbon.

Que dire de ce dîner ? Il représente pour moi quelque chose de fort, car on ne prélève pas en cave tous ces flacons historiques sans une grande émotion. Quand on trouve des convives, qui plus est des amis, qui savent apprécier ces vins, même si certains sont inconnus pour eux, la joie est encore plus belle. Quand on sait que chacun des vins était exact au rendez-vous et s’est montré sous son plus beau jour, c’est une satisfaction. Et quand un chef créatif et une équipe attentive réalisent des accords parfaits, alors, on se dit qu’une belle page de la gastronomie la plus fine a été lue ou écrite ce soir par huit amoureux des vins.

les vins de wine-dinners à l’Astrance mercredi, 15 novembre 2006

Les vins :

dans l’ordre : Climens 1929, Yquem 1929, Montrachet DRC 1999, Romanée Conti 1967, Vosne Romanée 1934, Cheval Blanc 1947, Lafleur-Pétrus 1945, Latour 1947, Dom Pérignon 1966, Chypre 1845, whisky cave du duc de Windsor vers 1860.

L’année du Cheval Blanc n’est pas facile à lire. Mais c’est 1947, et un "vrai" 1947.

Un Latour 1947 à la sensibilité unique :

Le Vosne-Romanée, à l’étiquette standard d’un négociant caviste, est ici entouré de Romanée-Conti 1967 et Cheval Blanc 1947. Quel voisinage !

Le goût le plus brillant, cotoyant un champagne de rêve :

Le whisky de la cave du duc de Windsor :

 

Climens 1929 et Yquem 1929 mercredi, 15 novembre 2006

Boire au même repas Yquem 1929 et Climens 1929 est un bonheur rare.

Climens 1929 a été le vin nommé premier dans mon vote. Quand on sait qu’il y avait une Romanée Conti, Cheval Blanc 1947 et Yquem 1929, ainsi que mon chouchou des chouchous, le vin de Chypre 1845, on mesure la perfection de ce vin.

les vins de Jean-Marc Boillot au George V mardi, 14 novembre 2006

Nouveau dîner littéraire à l’hôtel George V avec deux vedettes. Bernard Pivot et son « dictionnaire amoureux du vin », et les vins de Jean Marc Boillot. Nous sommes accueillis par un Puligny-Montrachet Champs Canet 1er cru Jean Marc Boillot 1992. Quand on arrive à 20 heures, sans avoir mangé, c’est un choc gustatif beaucoup plus grand qu’avec un champagne. Mais les amuse-bouches permettent la prise de contact. On peut mieux constater l’ampleur de l’année 1992 et le travail du vigneron. Ce Puligny a une très belle définition.

Le menu concocté par le Cinq est toujours aussi précis et bien exécuté : tourtière façon landaise à l’aubergine poivrée et aux cèpes / foie gras poêlé aux coquillages / lièvre de Beauce à la Royale / pomme de terre cuite au four à la crème de reblochon et au lard de Toscane / tarte façon Tatin, sauce au cidre et crème glacée à la vanille. L’intelligence des plats fut expliquée par Eric Beaumard, bondissant et primesautier, au savoir encyclopédique.

Le Pommard-Rugiens 1er cru JM Boillot en magnum 2003 a un nez exceptionnel, comme d’un vin sortant de fût. La surprise est forte, car en bouche le vin est court. C’est un beau vin très complexe qui évoque la prune, le clou de girofle, le piment et le cassis. Mais il reste court. Il s’ouvrira sans doute dans une heure.

Le Pommard-Rugiens 1er cru JM Boillot en magnum 1991 a un nez fondamentalement différent, domestiqué. Ce nez est calme et beau. En bouche il est très accueillant. Sur la sauce du foie gras, c’est un vrai bonheur. Je trouve ce vin d’un confort total. C’est l’équilibre absolu.

Le Pommard-Rugiens 1er cru JM Boillot en magnum 1990 a un nez magnifique. Il y a de la puissance et on retrouve les épices du 2003 mais avec un bel épanouissement. En bouche, c’est beau comme la rosace de la cathédrale de Chartres. Il est mis en valeur par le lièvre à la Royale très fort, très intense. Le Pommard surfe sur cette difficulté gustative avec brio. Son fruité est immense. Ce vin a un équilibre rare.

Le Pommard-Rugiens 1er cru JM Boillot en magnum 1999 a un nez éblouissant. En bouche c’est un peu court, mais c’est calibré pour la pomme de terre et le fromage. L’accord est brillant. Ayant gardé un peu de Puligny, je pensais que l’accord avec ce plat serait évident. Eh bien pas du tout. C’est bien le Pommard qui convient à cette composition à base de fromage. Chapeau bas à Eric Beaumard. Revenant sur mon jugement premier sur la longueur du vin, je prédis plus d’avenir pour le 1999 que pour le 1990. Ce qui me permet de faire un classement un peu iconoclaste : 1999 / 1991 / 1990 / 2003. La pureté de ce Pommard est assez exceptionnelle. Jean-Marc Boillot est très sympathique, discret, très concerné par la performance de ses vins qu’il élève avec compétence. Bernard Pivot est présenté par Olivier Barrot qui parle de lui avec admiration. Bernard Pivot jubile de parler de vin et donne des anecdotes aussi joyeuses que le vin de jean-Marc Boillot. De telles soirées marquées par une joie communicative sont précieuses.