Nous repartons ensuite dans le Sud et l’envie de retourner à l’hôtel des Roches nous prend. Le site a pris ses habits d’été. Les estivants sont nombreux. Des femmes outrageusement bronzées voire copieusement liftées sont l’accessoire indispensable du vacancier comme sa carte de crédit en or ou en platine. L’ingéniosité des fabricants de textiles permet d’audacieuses tenues qui dénudent suffisamment pour que l’on puisse vérifier que les bronzages sont intégraux.
L’équipe de Matthias Dandine n’a pas encore la morgue qui sied à ce type d’endroits. Leurs rires sont encore francs et joyeux. Souhaitons qu’ils le restent.
Une fois assis à table, nous ne nous préoccuperons que de gastronomie, sauf quand la bouche se fige, la conversation s’arrête, lorsqu’une de ces publicités pour crème solaire promène sa nudité à peine masquée entre les tables.
Je commande champagne Dom Pérignon 1996, car il se trouve que la veille, nous avions goûté Laurent Perrier Grand Siècle et Dom Pérignon 1998 avec ma fille et mon futur gendre qui nous accompagnent ici.
Le Laurent Perrier Grand Siècle est un champagne qui vous installe immédiatement dans un canapé confortable. Vous savez que vous êtes bien. C’est un vrai champagne, facile à comprendre, rassurant, qui se boit avec envie. La joie est là. Le champagne Dom Pérignon 1998 au contraire est d’une complexité construite. Il m’évoque la rose, qui ne sera perçue avec force par mon gendre que beaucoup plus tard. En bouche, on jouit de la précision de l’assemblage de vins précieux. Le 1998 s’épanouit en ce moment délicatement, et c’est un très grand champagne qui interpelle par les expositions permanentes de raffinements élaborés.
La tentation d’étalonner le 1998 de la veille avec le 1996 que j’ai largement encensé était à saisir. La première gorgée du 1996 me déplait. Le 1998 était chantant. Voici que ce 1996 se présente sous un jour sérieux. Mais ce n’est que la première gorgée. Il faut laisser ce champagne s’élargir dans le verre. Cela va venir.
Pendant ce temps je consulte la carte des vins. On m’annonce que Matthias Dandine, sachant notre venue, a prévu de nous faire à sa façon un homard, mais ma femme annonce qu’elle n’aime pas le homard. Le plan prévu s’effondre. Il va renaître d’une façon éblouissante. La raison de ce dîner étant l’anniversaire de mon épouse qui ne boit pas de vin, sauf Yquem, l’idée me vient de prendre le plus léger Yquem de la carte et d’essayer de trouver une recette qui s’apparente à celle du homard. Quand on nous propose des cigales, nous sautons de joie, car c’est la chair la plus savoureuse de tous les crustacés.
Les vins étant choisis, le repas élaboré, un festival gastronomique va se dérouler, dont l’émotion, la perfection ont touché tous les participants : notre table bien sûr, mais aussi Sébastien, efficace sommelier ému de voir que les accords sont sublimes et appréciés, Matthias Dandine, fier de les avoir réalisés.
Le marbré de foie gras aux cèpes, avec ses petits artichauts crus et truffes d’été va révéler la variété du Dom Pérignon. J’ai particulièrement aimé le goût intense et onctueux du foie gras qui réveille le tempérament guerrier du champagne. Les enfants préféraient l’accord avec l’artichaut, appelant la sagesse éclairée du Dom Pérignon. Chaque bouchée, chaque gorgée accroissent le plaisir, la structuration du champagne allant crescendo. Premier accord simple mais magique dans sa réalisation. On se sent décidément bien face à l’île du Levant et une mer qu’une lune presque pleine argente de feux follets charmants.
Le premier nez du Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 2002 m’assassine. C’est une perfection absolue. Et la bouche est du même calibre. Ce vin est glorieux. Il est difficile d’imaginer, à cet instant, qu’un vin, blanc ou rouge, puisse donner autant de plaisir et de complexité que ce vin là. L’entrée qui arrive se compose de deux parties, et nous allons nous amuser à observer le comportement du Bâtard face à ces saveurs distinctes. Sur le carpaccio de veau de lait qui est en fait un faux carpaccio car la chair a été légèrement cuite, le Bâtard est brillant, joyeux, mais à tout instant, il décoche tous azimuts des flèches aromatiques. Et, pour mon palais, c’est sur la chair de la langoustine qu’il est transcendantal. La palette des suggestions est tellement grande, et l’effet multiplicateur de la chair blanche est tellement fort qu’on nage dans un moment gastronomique de pur contentement.
Sébastien mesurant notre enthousiasme s’interroge : deux accords parfaits. Le troisième le sera-t-il ? Comme nous sommes à la veille de la finale de la Coupe du Monde à Berlin, en pleine Zizoumania, je lui dis : « et un, et deux, et trois », le troisième accord sera un succès.
C’était peu dire. Car la cigale sur Yquem 1987, c’est un délire gustatif à enflammer les stades. Le risotto de lait de coco imprimé d’une once d’ananas (j’aurais aimé l’ananas plus suggéré qu’imposé), la cigale baignant dans un bouillon de coriandre au gingembre acide, persil, cerfeuil et autres subtilités sur base de vieux vins cuits vont tirer de l’Yquem 1987 un chant d’amour d’une pureté cristalline.
On place Yquem à chaque instant à la limite de son registre. On lui dit à chaque instant : « tu peux le faire », comme Philippe Lucas quand il motive Laure Manaudou, notre belle championne. Et Yquem peut le faire. Il explore l’ananas avec facilité, il se joue du cerfeuil car la chair de la cigale l’extrémise. On est dans des contorsions gustatives du plus bel effet. C’est immense, grandiose. On ne se pose même pas la question de savoir si Yquem 1987 est un Yquem léger ou non, car il joue sur un registre totalement éloigné de sa saveur intrinsèque. Et l’accord de ce plat avec le vin est du génie. Yquem a trouvé ici un moyen de s’exprimer au paroxysme de son talent. Comme s’il fallait que ce plaisir n’ait pas de fin, une deuxième assiette de cigale, cuite cette fois à l’étouffée donne au Yquem et à la chair délicate une énième dimension.
On croque les mignardises dans l’atmosphère d’un après-match que l’on aurait gagné. On voudrait chanter à la terre entière combien ce que nous venons de vivre est grand. Rares sont les repas où les nombreuses émotions créées par les accords ont été aussi exactes. Nous savions que nous vivions de la gastronomie dans son état le plus subtil. Un absolu bonheur.