Un site de vente de vins par internet, dirigé par deux tenaces et efficaces jeunes entreprenants organise une soirée de dégustation de champagnes. Je cite ce site parce que leur démarche mérite d’être encouragée, c’est 1855.com. La réunion se tient à l’hôtel Intercontinental dans le magnifique salon Opéra où, semble-t-il Garnier s’est fait la main avant de construire l’Opéra. Cette salle spectaculaire est l’écrin parfait pour goûter de beaux champagnes, les bruts non millésimés de grandes maisons. On rencontre des gens connus et j’ai le plaisir de bavarder avec un grand collectionneur de vins, avec qui je me suis souvent battu pour acquérir des vins uniques. Dans le domaine des vins très rares et historiques, c’est-à-dire de 1780 à 1870, je suis en culottes courtes par rapport à lui, car il a bu des vins rarissimes dont il me raconte à quel point il les a aimés. Cela donne encore plus de motivation à ma démarche. Nous nous sommes promis de partager quelques raretés chez un restaurateur ami des deux. J’en salive d’avance. De stand en stand on goûte de beaux vins. Je ne citerai que quelques uns qui m’ont particulièrement attiré : le Gosset d’une belle pureté, le Charles Heidsieck, le Pol Roger et le Veuve Cliquot. Quand on a le palais marqué par ces non millésimés, l’arrivée du Dom Pérignon 1998, vraie raison de cette foule abondante, se passe comme sur un tapis rouge. L’expression et la délicieuse note d’agrumes en milieu de bouche emportent l’adhésion. On parle, on retrouve des amis et on boit de beaux champagnes dans un lieu magique. Belle initiative.
soirée Grand Siècle au Pavillon d’Armenonville lundi, 14 novembre 2005
Le champagne Laurent-Perrier organise chaque année un dîner où est remis le trophée ou plutôt le Prix Grand Siècle, qui couronne une personnalité aux qualités humaines remarquables. J’avais raconté une précédente cérémonie dans le bulletin 97. Simone Veil sera ce soir la femme de l’année.
Au Pavillon d’Armenonville les voitures se succèdent pour libérer des beautiful people en habit de soirée. L’aboyeur qui annonce les noms à Bernard de Nonancourt, son épouse, ses filles et Yves Dumont et son épouse, alignés pour nous accueillir, cela a un petit air « hors d’âge » pour les jeunes loups et louves qui rajeunissent la soirée. Le champagne Laurent-Perrier Cuvée Grand Siècle en magnum, servi à profusion, est un champagne de charme. Il se boit bien, il est expressif, et il a un goût de revenez-y redoutable. On bavarde avec des gens connus ou moins connus. L’ambiance est chaleureuse.
Le menu est le suivant, pour plus de 400 personnes : tarte fine aux cèpes et bolets, gâteau moelleux et crème de persil / salmis de palombe, gratin florentine / tomme crayeuse / vacherin d’automne, coulis de poire d’automne. Ce fut remarquablement exécuté, les cuissons furent précises pour les deux plats. Le chef d’un restaurant deux étoiles de Toulouse, Michel Sarran, présent à notre table, goûtait avec son sens critique aiguisé ce qui se présentait dans nos assiettes. Il opina, d’autant que le chef du Pavillon est un de ses amis et camarade de rugby.
Il est intéressant de constater que le repas fut grand, marqué par une générosité évidente, mais le dialogue des plats et des vins fut assez limité. La correspondance n’était pas facile. Les cèpes allaient évidemment très bien avec le Grand Siècle en magnum que nous avions adoré à l’apéritif, mais la crème de persil lui limait le plaisir.
Imaginez une brigade de soixante serveurs en gants blancs qui portent chacun un magnum de château Latour 1988. C’est extrêmement impressionnant de largesse. Cela me remémora l’entrée en scène, quasi identique, d’une cinquantaine d’Yquem 1967 lors d’un dîner au château d’Yquem (bulletin 148). Mais le Latour 1988 est un vin difficile. Celui de mon verre est surboisé, brutal, amer, rude, et comme Enrico Bernardo, meilleur sommelier du monde 2004 était à la table voisine, je suis allé lui porter mon verre pour qu’il le sente. Nous échangeâmes nos verres et incontestablement le sien était plus chaleureux, élégant. Il est donc probable que l’accord avec la délicieuse palombe était meilleur pour lui que pour moi.
La couleur du champagne Laurent-Perrier rosé Alexandra 1997, du nom de la ravissante fille de Bernard de Nonancourt, est d’une sensualité rare. Ce sont des pétales de rose qui volent au vent des bulles vagabondes. Avec le chef galonné de notre table, nous avons parlé des accords liés à la couleur. Le dessert a des couleurs d’automne, alors que le champagne délicieux a des couleurs de printemps. On aurait bien vu des fruits roses puisque la couleur du vin les appelle. Le dessert fut bon, le champagne fut bon, chacun de son coté.
L’essentiel est bien sûr la générosité de Laurent-Perrier et la nomination de Simone Veil. Jeanne Moreau, d’une voie sépulcrale fit son hagiographie. La réponse de Simone Veil fut plus amène. On se leva deux fois pour applaudir ces admirables personnes. Après le dîner, sur un Porto Taylor Old Tawny de 20 ans d’âge, les discussions avec les nouveaux amis de notre table se poursuivirent au-delà du couvre-feu. Ce fut une grande, belle et généreuse soirée.
interview sur France Info jeudi, 10 novembre 2005
Je suis interviewé à France Info au sujet de mes dîners entre les motions du parti socialiste et les drames qui émaillent l’actualité des banlieues. Je passe après un Arnaud Montebourg qui piaffe comme un pur sang. L’information est par nature fast food. Elle est dévorante. Impression étrange en quittant les lieux : j’ai délivré mon message, donc je n’existe plus. Car la seule info qui a de l’intérêt, c’est la suivante. Fort heureusement, une avalanche de visites sur le site wine-dinners et des messages nombreux m’ont montré l’efficacité de ce média.
je retrouve David Van Laer, ancien chef du Maxence jeudi, 10 novembre 2005
David van Laer, chef qui a atteint une étoile au Maxence est un ami avec lequel j’ai organisé les premiers dîners de wine-dinners. Ils étaient deux au tout début, Maxence et le restaurant Laurent. Le Maxence a disparu, David a trouvé de nouvelles activités, et nous nous sommes revus pour étudier comment faire un jour un de mes dîners avec lui aux fourneaux. On bavarde, on bavarde, il est temps de dîner. Il me suggère un restaurant près de l’Opéra. Quelle idée lui a pris ? Le nom du lieu est résolument branché, comme les nouveaux noms de ces grandes entreprises françaises dont on ne sait plus si elles vendent de l’eau, des canons, des avions ou du téléphone, tant ils sont éloignés de l’objet social de l’entreprise qu’ils sont sensés désigner. Le lieu a la décoration qui cible le cadre de 35 ans qui lit encore Libération. Et le chef a mis dans un chapeau toutes les saveurs qui sont à la mode, a mélangé le tout et a extrait une poignée de saveurs pour chacun des plats de hasard qui nous sont proposés. La belle pièce de bœuf est parfumée de lambeaux de sardines. J’ai supporté, car il n’est pas interdit de s’encanailler. Mais des ajoutes d’épices inutiles et qui ne se parlent pas, c’est plus dur.
C’est une jolie et souriante serveuse qui vient expliquer ce qu’il y a dans l’assiette en montrant du doigt les composantes du plat, et en récitant son texte. Comme son joli nombril doré (mode oblige) est à hauteur de nos yeux, on aimerait que le chef ait encore multiplié les épices, juste pour le plaisir de la récitation. Un verre de Roussette de Dupasquier, la même que celle bue chez Marc Veyrat, mais ici de 2001 est vraiment très agréable, même sortie de sa région. Voilà des vins expressifs qu’il faudrait plus souvent explorer. Le Morgon 2002 Cuvée Corcelette de Jean Foillard est franchement agréable. Ce qui est amusant, c’est que les premières gorgées transportent d’aise. On est heureux de se promener en Beaujolais. Evidemment, après deux verres, on voit les limites de ce vin, et nous avons abandonné la moitié de la bouteille en espérant que finie en coulisse, elle ne vienne pas détruire l’harmonie de ce joli petit nombril délicat.
Le nom du restaurant ? Inutile de citer un nom. La moitié des tables vides, c’est une punition suffisante.
j’ai obtenu un prix décerné par l’académie amorim mercredi, 9 novembre 2005
Dans les locaux solennels du Sénat, l’Académie Amorim remet ses prix annuels qui encouragent des études sur le vin. Amorim est un producteur portugais de bouchons. Le grand prix échoit à un universitaire qui a étudié les causes de l’apparition d’odeurs terreuses dans le vin. Un prix coup de cœur est décerné à une jeune et jolie chercheuse qui a analysé l’image du vin pour la génération des 20 à 25 ans. Mon étude sur les messages et enseignements des bouchons des vins anciens est couronnée d’un prix « chêne liège ». L’Académie m’a demandé de faire, lors de la cérémonie de remise des prix, un exposé sur les vins anciens devant un parterre de scientifiques et de personnes éminentes du monde du vin. Je retrouve avec plaisir Jacques Puisais, cet esthète qui a écrit des pages essentielles et poétiques sur le goût. Nous nous sommes promis de renouveler des expériences comme celle avec Alain Senderens où j’avais apporté un Barsac 1929 et un Langoiran 1949 (bulletin 47). Le professeur Denis Dubourdieu nous offre à goûter et commente Doisy Daëne 2002 et 1990. On mesure ainsi, même sur deux vins très jeunes, l’influence du temps, ce qui était l’objet de l’expérience. J’ai trouvé le 2002 fort expressif et particulièrement agréable car son sucre mesuré le rend frais, rafraîchissant et presque léger. Le 1990 s’assied déjà dans une position sénatoriale. Il entre dans son trajet historique. Les discussions passionnantes fusent avec des chercheurs, universitaires et officiels du vin.
un dîner de la confrérie du lièvre à la royale mardi, 8 novembre 2005
Un académicien (de l’Académie des Vins Anciens) m’envoie un mail à réponse immédiate : « demain réunion de la Confrérie du lièvre à la Royale. Veux-tu en être ? ». J’en fus. Chez Michel, rue de Belzunce, cela se passe en sous-sol dans une cave voûtée qui est synonyme, lorsqu’on mange avec appétit, d’une élévation substantielle de la température ambiante. La confrérie est nombreuse, sympathique, cercle d’amis d’âges qui dépassent souvent celui de la ménagère convoitée des télés, et dont le tour de taille est une carte de visite vivante des objectifs de la confrérie. Nous étions serrés comme des sardines et la voracité allait bon train.
Le Cerdon rosé, pétillant naturel de Bugey a peu de points communs avec un vin. On pense à un Kir pétillant à la framboise, mais quand on le goûte associé à une diabolique tourte de canard servie à l’apéritif, on voit que l’accord fonctionne. Titrant 7,5°, cette originalité a de l’allure. La tourte annonce la couleur : il s’agira ce soir de casse-croûtes de sumotori.
Arrive un Jurançon sec « cuvée Marie » Charles Hours 2002 qui est diablement intéressant. Les notes citronnées chantent. Et le tartare de Saint-Jacques de la baie de Morlaix, huître de Prat ar Coum, caviar de hareng forme avec lui une délicieuse combinaison. L’acidulé et l’acide se marient à ravir. L’huître est goûteuse comme pas deux.
L’objet de la réunion couvre une assiette abondante, accompagnée d’une cassolette de Parmentier d’épaule au céleri. Le lièvre à la royale de Thierry Breton est excellent. Goûteux, dosé comme il convient, sans aucune lourdeur. Et la purée de céleri adoucit merveilleusement la construction d’ensemble. On lui a associé un Château la Galiane, Margaux annoncé de 2000 mais qui est en fait de 1999. Ce vin n’a rien pour lui. Pas d’intérêt. Ne sachant qui je rencontrerais et quelle ambiance je trouverais, j’avais pris dans ma musette un Ermitage de Consolation Hors d’Age, Banyuls de peut-être 50 ans, pour le cas où… Mon coin de table consulté dit oui. Je l’ouvre. Il est bouchonné. Fort heureusement la bouche est à peine affectée et l’oxygène fait le reste. Le dernier quart de la bouteille n’a plus de souffrance. L’accord se fait très bien, si l’on prend soin de ne pas laisser l’alcool dominer. C’est comme les fromages persillés avec les sauternes, il ne faut pas que l’alcool prenne le dessus.
J’eus la chance que le dessert soit idéal pour le Banyuls, un petit pot de chicorée, couverture tiède de chocolat et langues de chat. Mariage idéal, et c’est bien que le dessert qui suit le lièvre soit presque aussi pondéreux que lui. Le Kouign Amann comme au pays servi tiède appellerait un vieil alcool.
Belle expérience d’un lièvre à la royale convaincant. Mes amis d’un soir l’ont classé assez haut dans l’échelle de leurs expériences passées, significativement nombreuses.
un foudre emblématique de la Mouline de Guigal lundi, 7 novembre 2005
Les trois grandes Côtes Rôties de Guigal sont des vins éblouissants que je bois avec un infini bonheur. Leur prix ne cesse de croître, rejoignant ceux des vins les plus rares de la planète.
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visite chez Marcel Guigal lundi, 7 novembre 2005
Un ami avait parlé de mes dîners à Marcel Guigal, et l’idée d’une rencontre avait été lancée. Sur le conseil d’un ami connu du monde du vin, je l’appelle et j’arrange un rendez-vous sur la route de retour du Sud après l’escapade chez Marc Veyrat (bulletin 158). Un déjeuner en commun est prévu.
Nous nous annonçons à une dame à la réception qui fait une moue dubitative et va en parler à une autre dame qui s’approche. Je dis que je viens voir Marcel Guigal et qu’il est question d’un déjeuner. La réponse claque comme un revers de Roger Federer : « ah, ça, ça m’étonnerait ». Nous attendons ma femme et moi, et quelques minutes plus tard, Marcel Guigal m’apprend qu’il a énormément de travail, qu’il ne s’appartient plus, que son fils Philippe rentre du Canada. Philippe est en train de faire goûter les vins récents à des acheteurs britanniques importants. Marcel nous suggère de nous joindre au petit groupe qui déguste. Mais de déjeuner point. Sa femme, puisque c’est sa femme qui m’avait smashé du fond du comptoir, avait vu juste. Les femmes ont toujours raison.
En cave, Philippe Guigal arbore une superbe casquette de joueur de base-ball et commente de façon fort agréable et souriante les vins de cette splendide propriété et ceux de son négoce. Mes notes sont au lance-pierre, car elles furent prises sur ma paume et sur mon palm.
Je goûte Saint-Joseph 2003 blanc, puis Saint-Joseph de Saint-Joseph 2004, mais j’avais mangé des petits bonbons qui arrachent la bouche lors du trajet en voiture. C’est donc une prise de connaissance aussi efficace que de lire un annuaire dans le noir. Le Condrieu 2004 recale mon palais, juste à temps pour le Condrieu la Doriane 2004 qui manifestement monte en densité. L’Hermitage blanc 2002 a un peu de grappes d’ex voto 2002 en lui puisque l’ex-voto ne fut pas millésimé en 2002. Il a une belle acidité et une fraîcheur remarquable.
Les rouges : Cotes du Rhône 2003 nez poivré, jolie bouche simple, Crozes Hermitage 2002 paradoxalement moins agréable, très poivré. Le Saint-Joseph 2002 est plus fin, plus délicat. Le Saint-Joseph vignes de l’hospice 2002 a 30 mois de fût neuf. Un nez boisé et dense très coulant et frais en bouche. Le Saint-Joseph de Saint-Joseph 2003 : nez de poivre, agressif, joli en bouche, viril, cassis. C’est sec, écorce de noix, anis étoilé, menthe.
Le Gigondas 2001 est flatteur et joyeux ! Il est court, mais riant et très épicé. Le vin sent la rafle. Le Châteauneuf du Pape 2001 a un nez fermé. En bouche il est un peu fermé, mais il sera bon. Très épicé. La Côte Rôtie brune et blonde 2001 est vraiment encore fermée, mais agréable, dotée d’un beau final bien frais. A ce stade, on sent des constantes : il y a dans tous ces vins des finales de cassis et d’épices. L’Hermitage 2002 est très joli. Un vin comme ça, ça me plait. La Côte Rôtie château d’Ampuis 2002 possède un beau nez d’une élégance rare. Le vin est beau et son final est un peu aqueux.
La Côte Rôtie la Mouline 2001 est bue très froide. Le vin est très épicé, de belle structure mais il ne se livre pas encore, à ce stade de son évolution. La Côte Rôtie La Turque 2001 a un nez plus cassis plus dense, plus agréable, plus chaleureux. Mais quand La Mouline s’ouvre, quelle élégance ! La Landonne 2001 apparait comme un vin plus vieux, plus mûr un peu plus léger, plus assis. A ce stade, et Dieu sait si je ne suis pas expert de ces bambins, c’est La Turque 2001 qui a le plus de charme maintenant pour moi, le vin au nez plus avancé montrant une belle élégance en bouche. Cela ne présage pas des évolutions futures. Philippe fit à ses visiteurs et à moi-même l’honneur d’une Côte Rôtie La Landonne 1982, beau vin déjà mur que l’on devrait boire à table plutôt qu’en cave. Mais on imagine sa valeur intense.
Pour nous être agréables, nous sommes retenus à déjeuner au restaurant Le Cloître à Vienne par un jeune responsable administratif de l’export de la maison Guigal. Alors que le restaurant a un nom fort pieux et se situe au pied d’une magnifique église, la décoration tient plus de la trattoria que du cloître. La cuisine est honnête, et le ravioli de homards, le sandre, sauce à la Syrah et une tarte à la noix accompagnent un Hermitage 1995 Guigal qui a vraiment le style maison. Un peu amer et court, il est tout de même plaisant.
Marcel et Philippe Guigal, sentant que ce déjeuner n’était pas forcément ce dont nous avions rêvé, ont tenu à nous voir quitter leur domaine avec des mots fort amicaux et porteurs de promesses de se revoir en prenant le temps. Cela nous a ravis.
Je comprends que ces vignerons aux vins redoutablement bons ont des agendas contraignants. Ça me plait assez que les vins de Guigal se fassent désirer. Seraient-ils des vins féminins ? Ce n’est pourtant pas comme cela qu’on les aurait décrits.
Une expérience gastronomique extrême chez Marc Veyrat samedi, 29 octobre 2005
L’histoire commence il y a quelques semaines. Le Figaro avait fort aimablement annoncé la séance de l’Académie des Vins Anciens et avait donné mon numéro de téléphone portable. Un des lecteurs de cette brève envisage de venir à l’académie avec une bouteille intéressante. Nous bavardons. Il me dit tout à coup : « j’organise une dégustation de vins d’Alsace chez Marc Veyrat ». Je ne demande aucune explication, je m’inscris avec mon épouse. Nous arrivons à Annecy à l’auberge de Marc Veyrat. L’accueil est souriant, confiant. C’est agréable d’être reçus comme des amis. Le temps est beau, incroyablement chaud pour une fin d’octobre, et en prenant le thé devant le lac, le soleil nous cuit comme au plus fort de l’été. Le cake est fondant et le thé expressif. C’est une combinaison ravissante. La décoration de la vaste chambre, réminiscence sans doute de la jeunesse du maître des lieux quand il apprenait la nature et ses saveurs est assez dépaysante. Il y a un léger goût d’un peu trop. Le plafond forme un dais en herbier mafflu. C’est original. Je demande si le port de la cravate est nécessaire et l’on me répond qu’il faut être à l’aise pour bien manger. J’ai compris en cours de route pourquoi. On mange certains plats avec les doigts, et les présentations sont telles que le risque du teinturier est permanent. Ma cravate du premier soir est une miraculée. Elle n’apparut pas le lendemain, sauf pour saluer les inconnus nouveaux amis avec qui j’allais partager une fantastique émotion. Je suis particulièrement content de ne pas être chargé d’un guide, d’un jugement sur un restaurant ou sur un chef, car si j’étais resté un seul soir, j’aurais commis un énorme contresens. Rebuté par la présentation d’un plat, j’ai boudé mon plaisir, alors que le lendemain, cornaqué par l’ami de Marc Veyrat, et aidé par son groupe d’amateurs qui savent déchiffrer chaque composante des plats de ce génie ébouriffant, j’ai vécu une aventure absolument exceptionnelle. Le bilan est tellement positif que cela ne me gêne pas de rapporter mes impressions du premier soir, qui seront infirmées le lendemain. La salle à manger est rustique comme une Stube autrichienne. Décoration définitivement typée de grange, de chalet, de ferme alors qu’on est dans une maison bourgeoise pur jus. Les chaises portent en médaillon les initiales gravées MV comme le joli meuble campagnard de notre chambre et toute la vaisselle rustique. Comme chez Bocuse, c’est un signe. Le menu a été conçu à l’avance, car il ne faut pas de doublons avec le grand repas de demain, marathon prévu pour durer tout l’après-midi. Je consulte la carte des vins fort intelligente mais aux prix surréalistes. Cela me conduit naturellement vers une Roussette Marestel « Altesse » de M. Dupasquier de 1988 car je sens qu’il faut boire un vin de la région. Arrive la mise en bouche en trois parties. On commence par un émerveillement. Une petite poudre se suce comme ces poudres de mon enfance, et une soupe que l’on ajoute donne des saveurs, des parfums merveilleux. C’est une tasse de semoule de lichen. On se dit que ça démarre sur les chapeaux (excusez l’allusion facile) de roue. Car ces saveurs là sont diaboliques. Le « Soda Vera » est drôle. C’est amusant, joli comme un cœur, mais ce breuvage crée une rupture. Une vraiment délicieuse pizza toute en finesse me pousse à demander d’essayer dès maintenant la Roussette. Quel beau vin ! Je ne suis pas expert en vins de Savoie, mais ce vin bien rond, bien plein, très salin en fin de bouche et très pâturage, raifort en milieu de bouche est diablement intéressant. Il va tenir avec tous les plats du dîner, ce qui est une vraie prouesse. Pendant qu’autour de nous se déroule le cérémonial du grand menu, arrive le premier plat. Imaginez trois traverses de chaises, carrées. Elles sont posées comme en un jeu de mikado, et dans des trous, de la salade abondamment baignée dans un vinaigre lourd est plantée, formant une forêt. A coté, parquées dans une pâtisserie, des queues d’écrevisses frottées d’un coulis de bleu de Termignon en cornet attendent ma fourchette. Il faut manger la salade avec les doigts et c’est un exercice impossible. Les salades, délicieuses au demeurant, sont coincées dans leur support. En tirant dessus, on disperse la sauce. On a les doigts qui coulent, le museau barbouillé. J’essaie le plus longtemps possible et je cède, quand ma femme n’essayera même pas. Les écrevisses sont délicieuses, ne réclament pas trop le bleu. Cette difficulté m’a contrarié plus qu’elle n’aurait dû. Le plat suivant est d’une immense originalité. Son intitulé : « jaune d’œuf de 9h00 reconstitué, seringue de carvi de Manigod ». Un œuf est là. Un serveur perce le blanc couleur jaune pâle d’une seringue. Le jaune s’échappe et on le rattrape à l’aide d’un biscuit qui rappelle les meringues de notre enfance, en plus sophistiqué tant en saveur qu’en texture. Tout cela est d’une complexité extrême et d’un goût réellement intéressant. Comme on est dans l’exercice de style et de grand style, j’approuve. Un cocktail à base de fruit de la passion, tout fumant d’une réaction chimique créée sur place est une aimable pause extrêmement acide. Il s’appelle aussi « soda vera ». Ne crée-t-il pas de rupture pour les vins ? J’ai constaté que non si l’on sait attendre. Il permet incontestablement de doper l’appétit. Le pigeon est ferme, viril, charnu et fort goûteux. Les saveurs qui l’accompagnent, cette émulsion de cacahuètes, est un petit bonheur. Le vin là-dessus chante généreusement. Les légumes, extrêmement typés de fleurs dures et pénétrantes s’opposent fortement au goût du pigeon. C’est lié à la berce, cette ombellifère à la fleur blanche proche de la reine des près, qui marque les légumes comme d’une écorce de mandarine. Le plateau de fromage est magistral et les conseils de Samuel Ingelaere, très intelligent sommelier, ardent défenseur de la Savoie vineuse, sont d’une exactitude absolue. Le dessert est nettement plus raisonnable. Le service du petit déjeuner confirme l’impression que j’avais eue hier. Cet homme est généreux. En fait il voudrait que tout repas se déroule comme une tablée de copains où les manches sont retroussées et les doigts servent autant que les fourchettes. Et on se lèche les babines. Ce coté nature, qui tranche avec l’image médiatique de l’homme, entraîne forcément la sympathie. Les jus, les confitures, tout ici est un morceau de nature authentique comme le paradis savoyard qui entoure le lieu. Je n’étais pas encore réellement entré dans la logique du chef. Et c’est un de ses amis, grand esthète organisateur du repas à thème de ce samedi, qui va m’emporter dans un tourbillon gustatif que nous comprendrons encore mieux, guidés par lui et ses amis, goûteurs assidus de ses créations. Voici le menu. Amuses bouche : Tartiflette virtuelle en packaging, pommes de terre, reblochon, déstructurée. Tasse de semoule de lichen / Pot de yaourt de foie gras, gelée végétale, myrrhe odorante (plantes sauvages cueillies au-dessus de 1800 mètres) / Nouveaux raviolis de légumes, trois souffles de vinaigrette / Cannellonis farcis virtuels (sans féculents, ni œufs), coulis de poivrons, trait de cèpes / Féra du Lac rôtie sans graisse, tendre benoîte urbaine (arômes de champignons et de clous de girofle) / Bar éclaté, pinceau de chocolat blanc, sirop de citronnelle sans sucre de Madagascar ou d’ailleurs / Morue dessalée dans sa toile de reblochon, polypode commun, caramel acide aux fruits de la passion, citron vert / Homard breton en rondelles grillées, bonbons de verveine sans sucre / Ris de veau au coulis acide, beignets de pommes vertes, chartreuse de chez nous / Truffe entière en croûte, jus de truffe / L’ercheu des fromages de Savoie et particulièrement des Aravis / Forêt noire déstructurée, glace griottines / Pannequets de mangues soufflés, passions, glace de riz éclaté. Il est impossible de décrire tous ces plats, tant on va de merveille en merveille. Certaines prouesses techniques sont quasi irréelles comme ces cannellonis virtuels, la purée de pommes de terre crémeuse à la Robuchon faite sans beurre ( !), le chocolat blanc du bar, etc. Mais je peux désigner sans hésiter la morue comme mon plat de l’année.
La réglisse, le caramel que Marc Veyrat est venu lui-même préparer dans mon assiette et doser sur ma fourchette ont produit une saveur absolument éblouissante, et le vin, comme le skieur qui prend son envol au bout du tremplin, alignant ses gants sur les plis de sa combinaison comme un officier de carrière, fait une continuité invraisemblable de rectitude avec le plat. Un de ces moments d’émotion rares où le vin et le plat se portent. Ce Saint Hune VT 1989 est à se damner. Il faut signaler que Samuel avait étudié ses accords avec une précision extrême. Faire changer une recette à Marc Veyrat tient du défi majeur. Le chef était d’humeur joyeuse et ceci a influencé notre repas et notre enthousiasme de la plus belle des façons. Le choix des vins d’Alsace montre à quel point cette région recèle des trésors du plus haut niveau comme me l’avait déjà montré Jean Hugel. Voyez plutôt : Le Pinot Noir, réserve, Cuve 7, F.E. Trimbach 2003 côtoie un Pinot Noir, Cave Vinicole à Turckheim 1969 manifestement plus tuilé de couleur, aux arômes portant des traces d’âge, mais revigoré par les saveurs provocantes. Deux vins très opposés qui brillaient, tantôt l’un, tantôt l’autre sur les amuse bouche. Le festival des blancs est tel que je serais incapable de lui trouver un défaut. Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, Vendanges Tardives, Théo Faller 1985, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1997, Riesling Grand Cru Schlossberg, Paul Blanck 1981, Riesling Cuvée Frédéric Emile, F.E. Trimbach 1979, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Riesling Clos Sainte Hune, Vendanges Tardives, F.E. Trimbach 1989, Riesling Grand Cru Vorbourg, Clos Saint Landelin, René Muré 1998, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1999, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1981, Tokay Pinot Gris, Cuvée Sainte Catherine, Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim, Sélection de Grains Nobles (SGN), Marcel Deiss 1989. Certains accords sont d’une précision diabolique. Schématiquement ce sont tous les vins qui accompagnent les poissons, celui de la truffe, les accords avec les fromages mais parce qu’ils sont judicieusement choisis. Et, à se damner, la mangue et le Gewurztraminer. Mon voisin de table avait apporté le 1969 et le 1964. L’accord du plat avec son 1964 est si grand qu’il s’est mis à pleurer de cet accord parfait, mais aussi de voir briller « son » vin. Cela le touchait. On est sensible à la performance de son propre vin. L’aventure était si complexe et les vins si parfaits que je n’ai fait aucune description, pris aucune note. De mémoire je ferais ce classement : Riesling Clos Sainte Hune, VT, F.E. Trimbach 1989, Tokay Pinot Gris Cuvée Sainte Catherine Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim (SGN) Marcel Deiss 1989, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, VT, Théo Faller 1985. C’est ce choix qui me vient. Les vins étaient tellement bons qu’il n’y a pas de nécessité d’en faire émerger un plutôt qu’un autre. Un ami écrivain du vin à qui j’avais évoqué mon voyage m’avait dit que je ne pouvais pas quitter le lieu sans essayer l’omble chevalier. J’avais réservé une table pour le dîner, même en sachant que nous serions encore à déjeuner à 18h. Je n’eus aucune difficulté à convaincre une majorité de mes amis de m’imiter. La table réservée pour deux devint vite une table pour sept. L’omble chevalier est confit à basse température, au genièvre de Talloires (si cette dame désire taquiner l’hameçon). Ce n’est pas moi qui le dit, mais le menu. Présenté entre deux écorces de pin, ce poisson est absolument divin. Là-dessus, un Crépy de Léon Mercier 1955, vin de la région du lac Léman à base de chasselas, vin de mes goûts, long en bouche a créé un accord lumineux. Ce dîner se justifiait rien que par cela. Mais le chef avait ses caprices. Alors qu’on avait supplié : « un omble et rien d’autre », le repas, commençant par les deux soda vera pour nous mettre en route nous fit apprécier le foie gras servi en yaourt à la myrrhe odorante sur un champagne Larmandier-Bernier, vieilles vignes de Cramant 2000 fort exact et floral puis les boudins de crustacés, langoustines sans féculents, dans une boîte de conserve comme l’aurait aimé mon père, sauge sans vaporisateur, la vraie sauvage … c’est ce que dit le Maître. Un gourmand de la table aurait aimé renouer avec les pannequets de mangues de ce midi (enfin pas tout à fait midi car c’était au dessert) qui avaient diaboliquement flirté avec le Gewurztraminer de Deiss. Mais il y avait un le macaron "raté" aux litchis et à la framboise magique (raté est évidemment dans le titre, pas dans le plat). Il était temps de se quitter, ravis que nous étions d’un grand moment de gastronomie dans une bonne humeur générale, persuadés de nous retrouver pour de nouvelles aventures. Ce chef ne laisse pas indifférent, avec ses excès, ses choix tranchés. Mais il écrit des pages nouvelles de la gastronomie. Il bouscule le gourmet. Et comme il ouvre des horizons nouveaux et novateurs, c’est des deux mains qu’on applaudit à ce qui fut un moment inoubliable où la Savoie et l’Alsace furent unies pour un chef d’œuvre par un chef génial, un sommelier d’une finesse rare, et un groupe d’esthètes raffinés.
galerie 1922 jeudi, 27 octobre 2005
Chateau Haut-Brion 1922 bu en janvier 2006. Etonnant au delà de l’envisageable. Aussi grand que des 26 ou 28.
Romanée Conti DRC 1922