Gérard Sibourd-Baudry m’avait dit : es-tu inscrit à la dégustation de Dom Pérignon ? N’ayant reçu aucune information, je dis non. Ayant l’habitude de réagir assez vite, j’en fus et je fis bien.
J’arrive un peu en avance aux Caves Legrand, ce qui me permet d’échanger quelques mots avec Richard Geoffroy, chef de cave de Dom Pérignon, qui va nous présenter Dom Pérignon comme personne ne serait capable de le faire. Il a la sensibilité de chaque composante de ce vin. Si cette dégustation devait ajouter à la gloire de Dom Pérignon, elle a atteint son objectif. Je n’étais pas un bizut puisque j’avais participé au jury qui avait consacré par de lourds lauriers le Dom Pérignon 1996 (bulletins 120 et 121). Il en fallait beaucoup pour que je fusse subjugué. Je le fus.
J’ai trouvé en Richard Geoffroy un chantre de son vin particulièrement enthousiaste. Il commença par nous dire : « je vais vous parler de la subjectivité de Dom Pérignon ». J’aime quand on démarre comme cela, dans des registres qui dépassent de loin la technique.
Le Dom Pérignon 1998 est un petit prodige de jeunesse, sans doute le Dom Pérignon de demain. Bien sûr il faut se méfier de ce que nous réserve le réchauffement climatique, car des réussites comme Yquem 2001, on risque d’en voir beaucoup d’autres à l’avenir. Mais ce 1998 est là et bien là. Comme pour le 1998 bu il y a quelques jours, ce qui est fabuleux, c’est le milieu de bouche. Ce qui m’a émerveillé, c’est que la truffe blanche d’un agréable risotto a fait apparaître des fruits blancs dans le panorama de ce Dom Pérignon subtil. Blanc sur blanc de la truffe et de ce goût de pêche blanche, c’est l’esprit des couleurs. La bulle est active, d’autant plus canaille que le riz la modère. La trace en bouche de la truffe blanche semble éternelle. Voilà un de ces accords d’une justesse absolue.
Sur un Jabugo bien dosé où le gras est calme, la première gorgée du Dom Pérignon 1996 m’assomme. Je suis groggy et Richard en rit car il a vu ma réaction. Ce 1996 est un produit du diable. C’est la Dame de Shangaï. C’est la sensualité énigmatique de Rita Hayworth. Le Selles sur Cher est plus le partenaire du Dom Pérignon 1995. Merveilleux Dom Pérignon, profond, linéaire, très clair dans son discours, mais plus volontiers dans la ligne du parti, il s’oppose catégoriquement au 1996 totalement canaille. Le 1995 est Richelieu, le 1996 est Arsène Lupin.
Le caviar sur une pomme de terre excite le Dom Pérignon Œnothèque 1990. Il lui donne une direction d’expression saline. Et le caviar influence le 1990. C’est intéressant mais maintes fois exploré. Je ne suis pas sûr que cet accord dépasse le stade du symbole de l’aventurier mondain lady killer. Quand cette trace gustative typée s’assagit on se rend compte que le 1990 est un grand champagne. Il est magnifique de simplicité, ce qui est ici un compliment. On peut se demander comment il est possible d’atteindre des niveaux de qualité élevés sur de tels volumes de production (gardés secrets, marketing oblige). Mais la vérité est là : c’est un grand champagne. Le caviar devait aussi accompagner le Dom Pérignon rosé 1990 servi en magnum. La répulsion est immédiate. Pas de copinage possible. On cherche à imaginer ce que ce beau rosé aimerait. Il me vient immédiatement l’envie de la chair d’une biche, sans aucun accompagnement. Plus le temps passe et plus le rosé montre une forte personnalité. Dom Ruinart rosé 1990 est grand. Ce Dom Pérignon rosé est de la même veine.
Le Dom Pérignon Œnothèque 1976 doit susciter trois accords. Avec les deux foies gras, on cherche mais on ne trouve pas. Le foie gras ne fait pas se trémousser ce champagne dont j’attendais plus de fanfare. La sourdine est mise. Mais avec le loukoum, c’est un réveil et un bel accord. La sécheresse apparente du 1976 et la subtilité troublante du loukoum se marient fort bien. C’est la pistache qui est la clé de cette excitation.
Quand Richard Geoffroy a parlé de fenêtres d’émotion pour les Dom Pérignon, qui s’épanouissent à 7 ans, puis à 14 ans, puis à 30 ans, je buvais du petit lait car je ne cesse de parler de ces moments où les vins s’expriment. C’est en ce moment que les rouges de 1953 et 1955 sont éblouissants, comme le sont de façon magistrale les 1928 et 1929. Ne pas linéariser l’histoire d’un vin, c’est ce que je clame. Que j’aie la même idée que le maître de caves d’un vin connu de la planète me comble de joie.
J’étais placé à coté d’une japonaise venue spécialement de Tokyo pour cette seule dégustation. Nous nous étions déjà rencontrés lors de l’historique dégustation de Pétrus (bulletin 120) pour laquelle elle avait aussi fait ce même long voyage pour un seul but. Elle m’a raconté qu’elle a bu Pétrus 1943, 1945, 1947. Cette volonté d’être là pour un vin représente la forme ultime de la passion du vin. Quelle leçon pour beaucoup d’amateurs mâles !
Ce fut une magnifique soirée avec des vins qui ne sont pas seulement réservés aux agents secrets qui sauvent la planète mais aussi aux amateurs qui recherchent des grands champagnes expressifs, intelligents et de charme.
galerie 1921 lundi, 28 novembre 2005
Très curieux Yquem 1921 bu à Noël 2006 (lire compte rendu à cette date).
Cette bouteille est d’un négociant "A.M.G.", visible sur l’écusson et la capsule. L’étiquette très épurée comporte un seul nom : Musigny.
Chateau du Breuil Beaulieu Coteaux du Layon 1921. Vin immense.
Salon des vignerons indépendants lundi, 28 novembre 2005
Le salon des vignerons indépendants est une institution. Une foule immense s’y presse pour apprendre une région, dénicher un vigneron qui fait un bon vin, et faire de belles emplettes. Quand je vois ces visiteurs qui tirent le diable par la … poignée, avec des cartons de vins qui me sont le plus souvent inconnus, et quand je vois leur mine fière comme celle immortalisée par Cartier-Bresson en 1952, de cet enfant qui rapporte fièrement deux litrons à son père, je me dis que le vin a une dimension culturelle, historique et patrimoniale. Quel contraste entre la mine réjouie de ceux qui sont persuadés d’avoir déniché « la » pépite et ceux qui poussent le caddie le samedi. Or ce sont les mêmes personnes.
Je m’y rends pour dire un amical bonjour à quelques vignerons que j’apprécie, et ça me fait sourire quand l’un ou l’autre me dit : « dites donc, vous ne parlez pas souvent de mes vins dans vos bulletins », alors qu’ils savent que je les mentionne. Je rencontre aussi de solides amateurs, qui me donnent de bons tuyaux. On repère tout de suite autour d’un stand les amateurs avec lesquels on a envie de parler. Je vais voir le Domaine Cazes en Rivesaltes, la Coume du Roy en Maury comme Mas Amiel, le Monbazillac de René Monbouché, château Caillou, château Filhot, tous les vins du Jura et je vais me présenter à M. Dupasquier qui fait cette si belle Roussette que j’avais dégustée dans sa version 1988 chez Marc Veyrat. Je découvre un château Cadet, un Côtes de Castillon fort agréable présenté par des vigneronnes ravissantes (il faut toujours avoir, en matière de vin, des critères de sélection cohérents). Il faudrait des années pour découvrir tous ces beaux vins. Ce salon est fort utile.
dîner d’amis avec un Doisy Daëne 1969 samedi, 26 novembre 2005
Nous sommes périodiquement invités à retrouver à dîner des anciens partenaires de squash. Quand j’avais vu arriver au club où je jouais ces jeunes gamins, je me disais qu’il y aurait quelque chose de pourri au royaume du Danemark s’ils arrivaient à me battre. Le Danemark fut rapidement déclaré sinistré.
Un champagne Deutz Brut Classic en magnum est un agréable champagne de soif, ça coule tout seul. Le Talbot 1995 ne me plait pas. Je n’accroche pas à ce vin là, alors que par contraste le château La Lagune 1995 parait charmant, agréable, bon à boire, sans histoire. Avec du goût. J’avais apporté un Doisy-Daëne 1969 pour voir comment évolue dans le temps ce vin que Denis Dubourdieu, professeur d’œnologie et propriétaire, nous avait savamment expliqué au Sénat (bulletin 159). Le 1969 met bien en perspective ce château. Le 2002 avait la pétulance de la jeunesse et une fraîcheur en bouche remarquable. Le 1990 est plus assis, mais n’a pas encore la rondeur des vins plus anciens. Là, ce 1969 à la jolie couleur d’un or jaune mais vert encore, a le nez discret d’un sauternes léger. En bouche, c’est son accomplissement qui éclate. Le vin est devenu rond, intégré, beau comme une boule de neige que l’on façonne avec des envies de bataille. C’est un liquoreux plutôt aérien et sans grande longueur. Mais j’aime cette expression. Et sur une originale pâtisserie au thé vert, le mariage était parfait. Incontestablement l’âge donne du charme à ce vin qu’il ne faudrait pas boire en comparaison ou en compétition, comme on ne lancerait pas Sylvie Guillem lutter avec David Douillet. Ces Barsac légers ont un sens.
mon amour des vieux Sauternes jeudi, 24 novembre 2005
Dans cette cave qui n’existe plus (les bouteilles ont été transférées ailleurs) j’aimais contempler les couleurs ambrées de très vieux Sauternes
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galerie 1921 – Yquem jeudi, 24 novembre 2005
Malgré cette forme particulièrement évoluée, le bouchon d’origine a joué son rôle. Le niveau a baissé bien sûr. Mais le vin est resté conforme au goût que l’on pouvait espérer.
détail de l’étiquette :
dîner chez un ami cuisinier hors pair mardi, 22 novembre 2005
La réussite de notre voyage chez Marc Veyrat à Annecy (bulletin 158) tenait pour beaucoup au pilotage d’un de ses amis. Comme après de belles batailles, on veut se retrouver pour continuer de les évoquer. Rendez-vous est pris chez notre guide. On nous avait dit qu’il aimait cuisiner. Nous fûmes éblouis. Ce n’est pas un chef du dimanche, malgré sa profession médicale prenante, c’est un vrai, un grand. Influencé de façon certaine par Marc Veyrat, il explore des voies passionnantes et réalise des synthèses que je trouve parfois chez les plus grands des chefs, quand, comme par la grâce d’Albrecht Dürer, la simplicité du trait donne au plat et au vin une élégance quasi irréelle.
Nous commençons par un velouté paysan et radis noir, arômes de truffe blanche sur le Champagne Bollinger Grande Année 1996. Ce champagne au nez métallique à l’ouverture a une sacrée rudesse. C’est viril ! Il y a du citron vert dans ce goût, et le radis noir l’aiguise. On l’essaie aussi sur un magique foie gras de canard poêlé, lamelles de céleri rave, dont un velouté de fanes de céleri excite l’acidité. Magnifique expérience d’une subtilité rare.
Les noix de St Jacques, soupçons de vanille, salade de roquette accueillent un Hautes Côtes de Nuit Blanc « Clos St Philibert » Domaine Méo-Camuzet 2002. J’avais peur de la roquette, mais elle sut se tenir. La Saint-Jacques tirée à quatre épingles avait pour mission de rassurer et guider ce blanc. Elle le fit. Un blanc d’apparence simple, solide, peu disert, mais qui épouse ce caillou ligneux blanc avec une précision visible.
Le filet de biche, royale de foie gras à la mûre, coulis acide de betterave rouge et balsamique, mousseline de châtaigne est une création que beaucoup de chefs aimeraient adopter. Réussir que la mûre imprègne le foie gras sans l’effacer, c’est rare. La chair opportunément goûteuse fond dans la bouche.
Aimé Guibert fidèle lecteur de ce bulletin, avec qui j’échange des lettres succulentes, va sans doute apprécier ce passage. Le Mas de Daumas Gassac Rouge Vin de Pays de l’Hérault 2000, associé à ce plat aux saveurs confondantes de précision est devenu tout simplement sublime. Je jouissais de ce moment où le vin et le plat se multiplient. Chaque composante du plat ajoute un étage à une construction inimaginable de plaisir. Le vin de l’Héraut a trouvé sa fusée Ariane dans le plat. Il est beau, simple, sûr de lui, simplifié comme une calligraphie. Nous étions heureux.
Un reblochon, une tomme des Bauges, un roquefort plutôt décevant accompagnaient un vin que j’avais apporté, un Bergerac, Delpérier Frères, vers 1930. Quand il s’agit de mes vins, je suis plus critique. Malgré des évocations intéressantes, je n’ai pas aimé ce vin à cause d’un final déplaisant comme un petit gravillon qui s’obstine à squatter ma chaussure de marche.
La tarte « poire et pamplemousse » était un évident hommage au Château Lafaurie-Peyraguey 1983 dont on reconnaissait le château, mais plutôt plus léger que ce qu’on attendrait. On était tellement bien que j’ai accepté de tourber ma bouche sur un Poit Dhubh, Single Malt, 21 ans d’âge.
Je ne connais aucun cuisinier amateur qui atteigne des perfections culinaires comme celles-là.
Dîner de wine-dinners au restaurant Apicius vendredi, 18 novembre 2005
Dîner de wine-dinners du 18 novembre 2005 au restaurant Apicius
Bulletin 160
Les vins de la collection wine-dinners
Chablis Grand Cru Blanchots Domaine Vocoret 1996
Maury Mas Amiel 1974
Riesling Cuvée Frédéric Emile, Vendanges Tardives, Trimbach 1990
Château Mouton Rothschild 1962
Château Paveil de Luze Haut Médoc 1937
La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1957
Château Chalon Jean Bourdy 1947
Château d’Yquem 1984
Madère vieux, mis en bouteille en 1893
Le menu composé par Jean Pierre Vigato
Cuillers « dégustation »
Foie gras de canard poêlé au chocolat noir et poudre d’orange
Homard cuit-cru à la citronnelle
Petit pâté chaud d’oiseaux….
Râble de lièvre à la broche et compote, « comme à la Royale »
Vieux Comté et pommes de terre aux noix
Pommes en feuille à feuille, miel de cassonade à l’orange
Mignardises
dîner de wine-dinners au restaurant Apicius 60ème vendredi, 18 novembre 2005
Le 60ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Apicius, rue d’Artois. Cet écrin est magique. Le jardin d’une fin d’automne s’est décoré de vases colorés qui forment un orgue champêtre, les amaryllis ajoutent des couleurs à la Gauguin quand la décoration moderne et raffinée se déguste comme un vin de soleil.
J’inaugure à l’occasion de ce dîner trois éléments nouveaux ou presque. Le dîner est un vendredi, alors que le jeudi était quasi statutaire, il se tient dans un salon privé très agréable, et nous ne sommes que huit, pour être à l’aise dans ce petit salon. Ayant prévu des vins pour dix et ayant décidé d’offrir un petit cadeau aux convives, je change quelques vins. L’ouverture se fait avec Hervé, grand sommelier dont l’importance de la crinière s’accroît avec la notoriété du lieu. Nous échangerons beaucoup, ce que j’adore. Un journaliste américain qui travaille pour une chaîne de télévision newyorkaise vient assister à la cérémonie d’ouverture. Je lui fais sentir les bouchons et les vins, et ma confiance dans le retour à la vie de certains vins l’étonne profondément. Il écrit beaucoup sur le vin, a une belle culture de nos vignobles puisqu’il vit en France, mais je le fais entrer dans un monde particulier. J’ai quelques interrogations sur des odeurs incertaines. Nous verrons. Je m’occupe de régler les températures des stockages d’ici le dîner.
Jean-Pierre Vigato ne sera pas là ce soir, ce qui arrive peu pour mes dîners, mais toutes les instructions ont été données. Et cette cuisine sereine, précise, bourgeoise, a de nouveau frappé très fort. Voici le menu : Cuillers « dégustation » / Foie gras de canard poêlé au chocolat noir et poudre d’orange / Homard cuit-cru à la citronnelle / Petit pâté chaud d’oiseaux…. / Râble de lièvre à la broche et compote, « comme à la Royale » / Vieux Comté et pommes de terre aux noix / Pommes en feuille à feuille, miel de cassonade à l’orange / Mignardises.
Le Chablis Grand Cru Blanchots Domaine Vocoret 1996 est rassurant comme pas deux. Précis, il s’accorde au délicieux petit boudin et aux escargots en cuiller.
Le Maury Mas Amiel 1974 m’avait fait peur à cette place du repas, car son nez lourd me laissait imaginer une forte trace qui influencerait le reste du repas. Ouvert près de quatre heures avant, le vin qui enivrait de son impérieuse émanation fut d’une délicatesse exemplaire sur le foie gras au magistral chocolat. Il fallait un chocolat bien sec, cacaoteux, et ce Maury distingué, presque sec dans son expression, pour atteindre un de ces accords chantants qui m’enthousiasment. La trace d’orange est une signature qui embellit le tout.
Le Riesling Cuvée Frédéric Emile, Vendanges Tardives, Trimbach 1990 est d’une définition précise, d’un contenu documenté éblouissant. On n’est pas dans le registre des vins anciens mais dans celui des vins épanouis et expressifs. Le homard est peut-être timide pour ce vin épanoui, un peu entravé par la citronnelle.
Sur le pâté de grive, si simple mais si complexe en même temps, talent du chef, le Château Mouton Rothschild 1962 dont le nez était dans le brouillard à l’ouverture se livre, se construit, et l’on reconnait un Mouton discret, mais typé, d’une distinction remarquable. Mais le Château Paveil de Luze Haut Médoc 1937 est bien trop brillant. Bouteille ancienne au bouchon d’origine et au niveau base de goulot, donc parfait, ce vin d’une couleur très jeune, qui avait exhalé dès l’ouverture une santé insolente, ravit l’âme par sa structure élégante, sa densité veloutée qui prend dans le gibier de quoi se conforter. Un vin de grand plaisir.
Et puis, voilà qu’arrive le gredin de banlieue, pas un contemporain mais un surineur des contes d’Eugène Sue, un Jules Berry du film « Le Jour se lève », j’ai nommé : La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1957. La chair du râble est émouvante de sensibilité. Et La Tâche, au nez amer de vin râpeux, puis décochant en bouche un dépaysement absolu, est tentant comme la beauté du Diable. Quand on accepte le coté dérangeant de ce vin, on est conquis, et toute la table le fut. Quel contraste entre le coté rassurant du 1937 conservé comme un jeune homme et le coté canaille de ce La Tâche dont l’équilibre de l’agressivité et du charme est saisissant.
Cher lecteur, habitué de mes absences d’objectivité, pardonnez-moi un instant. Quand je goûte un Château Chalon Jean Bourdy 1947, je ne peux pas dire que je suis le même. Je touche à des saveurs qui me liquéfient de bonheur. Il y avait pour ce vin des Comtés de plusieurs âges de 2003 et 2004. Comme souvent, c’est le plus jeune qui me plait, car il ne faut pas lutter avec le charme de noix fraîche du vin jaune. Les petites variations associant la pomme de terre ou le reblochon n’apportent rien.
Le dessert à la pomme, impressionnante construction pyramidale qui a cuit pendant dix heures, est absolument délicieux. Bien sûr, il va donner au Château d’Yquem 1984 une saveur qui en tiendra compte. Cet accord n’est pas neutre. Il n’élargit pas le vin doré et discret d’Yquem, mais il lui donne une personnalité particulière. Plusieurs convives fêtaient leurs premier Yquem. Ils furent comblés par ce 1984 qui fut grand. Ce n’est pas le plus flamboyant, mais il est solide.
J’avais pris en cave le cadeau du 60ème dîner, mais je m’aperçus en l’ouvrant qu’il était fortement dépigmenté. Le Madère vieux, mis en bouteille en 1893 date peut-être de 1870. Nous avons cherché des lueurs de vie dans ce vin. Mais ce n’était qu’un liquide vieux, sans vie, sans âme, sans passion.
La table était composée de gens qui ne se connaissaient pas. Une académicienne de l’académie des vins anciens participait à son premier dîner. Un seul convive avait l’expérience d’un dîner, celui de l’Oustau de Baumanière. De divers horizons, de diverses expériences, certains furent interviewés par une journaliste spécialiste de gastronomie qui avait participé à ce dîner. Je sus que dès le lendemain, très tôt, on entendit leurs commentaires. Par malheur je ne suis jamais tombé au bon moment sur France Info pour entendre ce qu’ils ont dit. J’ai su ensuite que ce fut délicat et bien exprimé.
Nous avons procédé aux votes, selon la tradition. Tous les vins sauf le madère eurent au moins un vote, ce qui me plait toujours. Les plus votés furent La Tâche avec quatre votes de premier, le Château Chalon avec quatre votes de premier, sur huit, et sans le mien ! Et Yquem qui eut cinq votes de second.
Mon classement fut : La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957, Paveil de Luze 1937, Château Chalon 1947 et Riesling Cuvée Frédéric Emile Trimbach 1990.
La cuisine positivement bourgeoise et diablement précise de Jean Pierre Vigato convient bien aux vins anciens. Le râble est exceptionnel de tendreté. Le joli salon rend plus difficile qu’une salle de restaurant le premier contact entre les convives qui se présentent entre eux, car une salle met plus facilement à l’aise qu’un salon. Le Paveil de Luze, couronné d’un vote de premier montra à quel point un vin bien conservé peut être d’une jeunesse émouvante.
YQUEM 2001 AU GRAND PALAIS jeudi, 17 novembre 2005
Bon, je n’ai pas eu mon Beaujolais Nouveau, alors je vais au cercle dont je suis familier. Au bar, mon barman préféré me dit : « mais monsieur, ici on n’a que du vin ». Déçu de l’avoir à nouveau raté, je me rends au Grand Palais à une visite privée de l’exposition de peintres de Vienne, Klimt, Kokoschka, Schiele et Moser. C’est LVMH qui est le mécène de l’exposition et je retrouve une foule ciblée, d’amis de Cheval Blanc et Yquem. La combinaison d’une chaude sensualité et d’une froide sophistication des tableaux de Klimt, dont cette Judith II qui glace les sangs quand la femme à la voilette appelle les sens, les délires proches de la folie de Egon Schiele dont un autoportrait quasi insoutenable, tout cela provoque de belles émotions commentées par une guide passionnante et sensible. Au buffet, décidément, je n’aurai pas mon beaujolais nouveau ! On goûte Cheval Blanc 1995 qui est d’une belle maturité. Chaud, rond, au bois intelligent, il m’étonne d’être déjà si chaleureux. Je discute avec des visiteurs que je ne connais pas et je saisis un verre d’Yquem 2001. Je fais « ah ! », et mes voisins se demandent si je viens d’avoir une attaque. Cet Yquem qui agite tous les acheteurs du monde est d’une beauté redoutable. Le nez est encore peu affirmé, même s’il est élégant, mais c’est en bouche que tout se passe. Un milieu de bouche rempli de fruits confits, de pâtes de fruit et d’agrumes, envoûte le palais. Je ne peux m’empêcher d’aller le dire à Sandrine Garbay, cette jolie vigneronne qui « fait » Yquem. Pierre Lurton m’avait raconté que ce bébé était si précoce qu’il avait décidé que son stage en fût de vieillissement serait raccourci. Ce fut une bonne décision si j’en juge par l’extrême personnalité de cette future légende. Retenez Yquem 2001, car il vaudra mieux l’oublier et le boire vers 2040, en résistant à sa séduction avant cette date, car il serait, dès maintenant, déjà éblouissant.