visite à Pichon Lalande et déjeuner privé mardi, 5 avril 2005

Direction rive gauche de la Gironde, par la route qui traverse Margaux, Saint-Julien et Pauillac. Je dois me rendre à Pichon Longueville où je suis attendu. Bien évidemment je me trompe de château, ce qui montre à quel point je suis peu assidu des châteaux qui ont fait les trésors qu’abrite ma cave. Je ne suis jamais allé à Latour, à Margaux, à Lafite, à Mouton car je n’aime pas déranger. Ce n’est pas parce que les châteaux font l’effort de recevoir ceux qui les visitent qu’il faut obligatoirement y aller. J’ai sans doute eu tort d’être trop discret jusqu’ici car des gens passionnants font les vins brillants que je vénère. Violaine de Lencquesaing m’accueille sur le sentier et nous rejoignons sa mère, pétulante femme qui sera bientôt octogénaire, mais a plus d’énergie pétillante que beaucoup de gens plus jeunes. Les chais sont impressionnants. Trois sculptures d’un bleu intense attirent mon regard par leur beauté. Une collection de verreries anciennes remontant à l’époque romaine est spectaculaire. C’est un hobby de May Eliane de Lencquesaing que je comprends, car je vis aussi l’avidité du collectionneur. De la terrasse qui coiffe les chais on découvre un panorama de rêve : toutes les terres alentour produisent des vins qui sont parmi les plus grandioses du monde : Pichon bien sûr, Latour, Léoville Las Cazes entre autres. Nous goûtons dans une orangerie exquise les vins du domaine de 2004 : le Bernadotte, la Réserve de la Comtesse, et le Pichon Longueville Comtesse de Lalande. Ces vins de la rive gauche me paraissent plus sereins que ce que j’ai ressenti sur la rive droite. Les équilibres se forment déjà. Il fait beau, nous arpentons les allées fleuries qui mènent au beau château qui séduit : c’est une demeure où l’on vit. La décoration est élégante, délicate, fournie. Elle exprime le bonheur. Les couleurs sont très féminines. La salle à manger accueille pour qu’on y mange bien.

la table dressée pour notre déjeuner

Tous les petits détails, le raffinement anglais dans le service de table, préparent le convive à déguster comme il convient ce vin de grand renom. Nous commençons par Pichon Longueville 1991, car de la toute petite récolte qui ne fut pas abîmée par des conditions climatiques épouvantables en début de cycle de la vigne, ce qui est resté est fort élégant. Léger, subtil, ce vin insiste pour nous dire : « je sais que je suis de 1991, mais voyez comme je vis bien ». Le 1986 qui suit me rappelle celui que j’ai bu tout récemment (bulletin 128). Comme le 1991, il est servi dans sa fraîcheur. Il se présente légèrement frais et peu ouvert. Nous discutons longuement de nos méthodes respectives de mise en valeur des vins. J’admets volontiers que l’on présente un athlète au moment où il se réveille. Son étirement matinal a du charme. J’ai plus le goût de le voir en piste, quand la sueur marque son front et signe l’effort pour gagner. Si l’on concevait bien que le 1986 se présente ainsi en jouant la jeune beauté surprise devant sa psyché – et l’on sait que Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1986 est un immense Pauillac – j’ai eu plus de mal avec le 1959. Voici un vin époustouflant, chef d’œuvre historique. J’ai moins envie de le voir en pyjama. Il le faut en Brummell.

avec May Eliane et Violaine, et le chien !

Tout ce que je dis est évidemment à prendre à la marge, car le 1959 d’une longueur rare, choisi pour ce repas amical parce que l’année est d’un fort souvenir pour May Eliane de Lencquesaing, démontra tout naturellement qu’il est un très grand vin, à la garde quasi éternelle. J’espère que mes hôtes le goûteront encore ce soir, après une oxygénation supplémentaire, pour vérifier si cette forme différente leur plait aussi, alors qu’elles ont opté pour une présentation d’un vin dans la forme qui met en valeur d’abord sa jeunesse. Nos discussions furent animées, amicales et heureuses. J’ai visité la cave, goûté le chaud soleil dans le beau jardin où les fleurs de printemps explosent de couleurs et de joie de vivre. Une famille qui travaille à la pérennité d’un domaine au sol béni de Bacchus. Une volonté de bien faire dans l’esprit de la tradition. Une exigence. Et ce moment d’amitié. C’est là où la France est inégalable.

dîner à Cordeilhan Bages mardi, 5 avril 2005

Je croyais, en accostant à Cordeillan-Bages avoir enfin trouvé le repos : un dîner à l’eau. Je m’installe à table. Je demande la carte des vins pour me prouver que je saurai résister à la tentation, et les prix des vins m’y incitent. Mais mon ange gardien, qui a mis devant chacun de mes pas dans la région bordelaise une nouvelle aventure, avait décidé que mon parcours ne serait pas fini. Je vois entrer Hidé, l’âme du restaurant parisien de Hiramatsu pour tout ce qui touche à l’accueil et aux vins, qui a quitté cette maison alors qu’il a organisé son installation dans les locaux de Faugeron. Il est accompagné de deux amies japonaises, une journaliste et une propriétaire de « bars à vins » japonais. Instinctivement je lance : « on dîne ensemble ». Hidé était le sommelier de Cordeillan-Bages quand s’est tenu l’un des volets d’une fabuleuse dégustation de trente millésimes mythiques d’Yquem. C’est Bipin Desai, l’organisateur de l’événement en 1999, qui m’a fait connaître peu après Hiramatsu et Hidé. Une coupe de Cristal Roederer 1997, élégant champagne mais un peu limité est posée avec autorité devant moi. Les barrières d’une sobriété espérée tombent, et nous associons une goûteuse anguille et un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1991 absolument délicieux qui continue de briller sur un magistral agneau de Pauillac. Le chef nous ayant préparé un œuf transparent dans un intense bouillon, c’est l’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 2001 qui s’impose à mon envie. Justesse absolue de l’accord. Quel magistral vin du Domaine ! Eblouissant, et largement au dessus – à mon sens – de ce qu’on pourrait imaginer d’un Echézeaux de la Romanée Conti. Un vin immense. Ce vin m’a ébloui par sa pétulante sérénité. C’est un boutonneux de quinze ans qui vous lirait du Saint-John Perse, ce gourmet de mots. Une constatation intéressante d’un essai que l’on fait rarement : je suis passé plusieurs fois du blanc au rouge puis du rouge au blanc, car l’œuf imposait – surtout par son bouillon – le vin rouge, quand certains morceaux de l’agneau cuit de trois façons attendaient le blanc. J’ai remarqué que le passage de l’un à l’autre se faisait avec une facilité rare, sans le moindre heurt. Et même, la transition du rouge vers le blanc embellissait le Corton Charlemagne, lui extirpant de nouvelles subtilités.
La cuisine de Thierry Marx est d’une maturité qui fait plaisir. L’homme est sportif. Avec Philippe Etchebest, on aurait le début d’une ligne d’avant de belle solidité. La recherche esthétique est à mon sens un peu poussée. On perd le coté roboratif pour une sophistication pas forcément nécessaire, ce qu’on retrouve dans le service, un peu gênant de vouloir être trop parfait. Mais il y a une telle volonté de bien faire qu’on applaudit des deux mains à cette étape de belle gastronomie. Le lecteur se demandera certainement pourquoi boire deux bourgognes dans le bordelais ? Il y a à cela deux raisons. La première est qu’après trois jours d’immersion avec d’immenses vins antiques et de rugueux embryons de vins, une pause gustative était nécessaire. La seconde, d’expérience, est que dans les régions viticoles, les coefficients multiplicateurs sur les cartes des vins sont moins tonitruants pour les vins des autres régions.
A l’heure où j’écris ces lignes, sur mon chemin de retour, mon ange gardien semble en train de dormir. Je vous en prie, ne le réveillez pas.

dégustations diverses à saint-emilion lundi, 4 avril 2005

Je m’effondrai dans mon lit après l’épuisante séance des 2004 et ce dîner copieux, me jurant qu’il était hors de question que j’approche mes lèvres du moindre vin le lendemain. J’arrive vers 10 heures à Cheval Blanc pour rencontrer Pierre Lurton. On me met en main d’autorité le Petit Cheval 2004, puis Cheval Blanc 2004. Impossible de juger ces grands vins prometteurs à cette heure de la journée. De nombreux visiteurs sont là, dont Hidé, un des éléments du charme de Hiramatsu, qui m’annonce qu’il quitte ce restaurant. J’en suis attristé et je suivrai ce grand professionnel où il fera son nid. Je vais le revoir par hasard le lendemain. Un des grands cavistes parisiens est là. Il m’entraîne à une dégustation dans un site privé qui appartient à Jean-Luc Thunevin. Comme disait Goebbels, quand j’entends le mot Valandraud, je sors, non pas mon revolver, mais toute idée d’abstinence. Et je me suis retrouvé devant des dizaines de stands aux vins plus intéressants les uns que les autres.
Un convaincu Hervé Bizeul, vigneron du Roussillon que j’avais vu tonique au salon des grands vins présente la petite Sibérie, le Clos des Fées, les Sorcières du Clos des Fées. Je ne peux pas dire que je suivrai toutes ces tendances ayatollesques. Un exercice beaucoup plus interpellant m’attend avec le Pintia Toro 2004, le Alion Ribera del Duero 2004 moins convaincant, le brillant Valbuena Ribera des Duero 2004 et l’immense Vega Sicilia Unico 2004 , magistrale indication de la grandeur des vins espagnols du plus haut niveau.
J’ai adoré un Château Petit Gravet Aîné Saint Emilion Grand Cru 2004 présenté par la charmante Catherine Papon-Nouvel, car il est atypique et ne veut pas démontrer plus qu’il ne peut. Le Château Valandraud 2004 à l’inverse est une bombe d’alcool et de concentration. C’est un cocktail Molotov aujourd’hui qui présage de redoutables performances plus tard. Pour s’amuser il y avait le vin de Bob, le Château Bellevue sur Vallée, vin d’un jeune américain. C’est gentil, quand son essai d’un vin sucré qui approche de saturations épouvantables doit être ignoré.

des achats fous et inopinés à Saint-Emilion lundi, 4 avril 2005

Je quitte l’endroit, espérant me sevrer de tout, quand on me dit : un vigneron fait goûter son vin. C’est le Château de Ferrand Saint Emilion Grand Cru 2004, auquel je trouve un fruit élégant. Allais-je enfin m’arrêter. On m’accoste et on me dit qu’un vigneron, cousin de la charmante vigneronne, veut me montrer des oubliés de cave. Et me voilà achetant des 1893, 1900, 1921, 1926, 1929, 1934 de divers vins dont bien sûr des saint-émilions mais aussi des sauternes. Je retourne manger un petit casse-croûte chez Jean Luc Thunevin. On m’apprend que j’ai raté les truffes pendant que j’explorais ces caves en déshérence. Un Vega Sicilia 2004 sur un solide pâté, même si c’est irréellement jeune, c’est vraiment bon. Je m’effondre sur mon lit pour la deuxième fois, deuxième pierre de mon chemin de croix.

spectaculaire dîner au chateau La Gaffelière lundi, 4 avril 2005

Arrivé au château La Gaffelière, une fois la porte austère comme celle d’un cloître refermée, un jardin délicat, arboré avec goût, pousse à l’émerveillement. Deux Bugatti dans un garage orné de mosaïques antiques indiquent que le maître des lieux vit ses passions. L’impressionnante collection de tableaux de peintres flamands des périodes de gloire montre que l’exception et la joie de vivre sont les maîtres. La cuisine sera faite par le chef de l’hostellerie de Plaisance, où je loge, et c’est le mieux de ce qui peut se faire.

Passage obligé, puisque c’est la semaine des primeurs, nous goûtons les 2004. La Chapelle d’Aliénor qui se cherche un peu, Château Armens que j’avais aimé lors des dégustations du Cercle Rive Droite, Château Tertre Daugay déjà magnifique dans sa présentation actuelle où le fruit est élégant et la structure intelligente, et Château La Gaffelière moins présent que le Tertre Daugay, mais promettant de belles évolutions. Un blanc est inaccessible pour moi tant on est loin de ce qu’il sera.

Dans les riches salons, un champagne Pommery 1991, moins chaleureux que mon 1987 récent, étonne par sa personnalité. Il raconte des choses. Nous passons à table et je remarque les éblouissantes armoires d’acajou aux dimensions cyclopéennes. Le premier vin est le Tertre Daugay 1990. Je n’arrive pas à croire qu’un 1990 puisse être aussi jeune, tant le fruit sur un bois intense et vert semble indiquer un vin à peine né. Et en analysant, c’est bien un 1990 à la jeunesse folle.

La Gaffelière 1961 est l’expression de la perfection du vin jeune. C’est l’idéal. Le 1928 est époustouflant. Un nez d’une densité rare, une structure affirmée où les champignons abondent. Et un toast à la truffe caresse le vin de façon parfaite. C’est délicieusement rond.

Le premier 1904 sent mauvais et inamical, exhale le soufre, et nous suivons la progressive extinction de cette odeur, car en bouche, c’est une prodigieuse explosion de bonheur. Le vin qui ne sent pas bon est magnifique en bouche. Une deuxième bouteille de 1904 montre un nez plus civilisé, chaleureux, mais le vin n’a pas le coté « canaille » du premier.

J’avais dans ma voiture un 1929 que j’évoquai prudemment lorsque nous fûmes à table. Fallait-il l’ouvrir chez celui qui le produit ? L’ambiance étant amicale, on suggéra que je l’ouvrisse. Manifestement moins bien conservé que les bouteilles du château, ce vin montra malgré tout une noblesse extrême.

Un Guiraud 1983 conclut ce délicieux moment.

Mon classement, approuvé par des convives qui sont des professionnels du vin fut : le premier 1904, le 1928, le 1929 que j’avais apporté, le second 1904, et le 1961 qui se trouverait premier si l’on jugeait pour les palais d’aujourd’hui.

Nous fêtions Stéphane Derenoncourt qui conseille les vins de la famille Malet-Roquefort et avec qui j’ai partagé quelques analyses intéressantes. Générosité immense de chaleureux propriétaires de grands vins.

une nuit à l’hotel Plaisance à Saint-Emilion lundi, 4 avril 2005

L’Hostellerie de Plaisance, au pied du clocher de Saint-Émilion, est l’hôtel de Gérard Perse. J’ai bavardé avec lui peu avant le dîner magique à La Gaffelière. Il est aussi propriétaire de château Pavie qui eut l’honneur du classement du Grand Jury Européen pour l’année 2000. C’est dans la lettre que j’ai adressée aux lecteurs de mon bulletin. Le fait que son vin soit classé premier lui semble tout à fait naturel et destiné à se reproduire sur de nombreuses années. C’est une confiance à la Schumacher. Le chef de cet hôtel, Philippe Etchebest, meilleur ouvrier de France comme le fut Eric Fréchon, est un ami de Yannick Alléno, d’un gabarit plus rugbystique que lui. Il fit le délicieux repas au château La Gaffelière (voir bulletin 136), d’une sensibilité rare.
Evoquons un de ces moments forts que vous avez sans doute connus comme moi : des camions sont affectés au ramassage des containers permettant le tri sélectif des bouteilles et débris de verre. Un fonctionnaire municipal a déterminé qu’il ne faut pas déranger la circulation automobile diurne. Il s’agit de confort urbain. C’est à 6h15, quand les effluves de La Gaffelière 1904 caressent encore mes rêves, qu’on opère sous ma fenêtre. Un gyrophare donne à ma chambre des gaietés de carnaval, une discrète sirène mise en sourdine rappelle que le véhicule est important. Le verre qui change de réceptacle a un délicat bruit de coquilles d’huîtres qu’on jette dans un vide ordures. Je venais juste de m’endormir en un site merveilleux qui évoque les galanteries médiévales. Le geste par lequel j’entasse trois oreillers sur mon visage est serein, rassuré : je sais que l’Environnement est protégé. La défense de la planète est en marche. A toute heure.

Quand je suis réveillé, il est temps de prendre livraison des vins que j’ai dénichés dans une cave privée. Le prix offert avait plu à leur propriétaire au point que là où j’avais demandé qu’il choisisse six vins de bons niveaux de 1929, il m’en a donné douze. Pour le plaisir. Il siéra de lui rendre cette faveur sous une forme adaptée.

primeurs 2004 Cercle Rive Droite des Grands Vins de Bordeaux dimanche, 3 avril 2005

Etant invité à une réception dans un des prestigieux châteaux du bordelais, je tricote autour quelques rendez-vous. Mon séjour commence par une dégustation des 2004 (nous sommes le 3 avril 2005) organisée par le Cercle Rive Droite des Grands Vins de Bordeaux. Cela se passe au Château de Pressac, noble demeure aux remparts anciens et au bâtiment très Viollet-le-Duc, qui jouit d’une vue impressionnante sur de vastes vallées. Le charmant propriétaire qui a acheté le château en 1998 nous accueille d’un large sourire. Il prête sa demeure pour plusieurs séances de dégustation pendant la semaine des primeurs. Son saint-émilion grand cru sera parmi les vins jugés. Un cahier de 74 pages, à deux vins par page, nous est donné, afin qu’une brochette de journalistes de nombreux pays notent leurs impressions. Beaucoup le font directement sur leur ordinateur portable. Il y a deux générations de goûteurs. Les grands, les vrais, les purs, notent tout à l’aveugle, sur des échantillons. Chaque bouteille neutre porte le nom de l’appellation et un numéro. Je fais partie de l’autre groupe qui juge en connaissant les noms. Ce qui est évidemment un tout autre exercice.
J’aurai personnellement goûté 50 vins et annoté 49 vins. C’est une rude épreuve. Mes gencives, comme mes dents, comme celles de mes collègues juges, sont devenues violettes. J’ai compté mes dents en fin d’exercice pour savoir si tous ces tannins, toutes ses astringences, ne les avaient pas dissoutes. Je ne vous imposerai pas mes notes, car ce serait trop long, mais je me suis astreint à apprendre comment juger de tels vins. Une anecdote pour s’amuser. Je goûte un vin assez atypique. Je lui trouve un nez animal, très viande. Je m’en ouvre à deux journalistes britanniques. L’un lui trouve un nez floral, l’autre lui trouve un nez de fruit. En me penchant à nouveau, je sens un nez de fleur et de fruit, ce qui prouve mon aptitude au consensus européen.
D’une façon générale j’ai trouvé que les vins ont tendance à être de technique. Dans des petites appellations les vins ne représentent plus leur région, mais des vins travaillés. J’ai rencontré beaucoup de vins élégants, beaucoup de vins difficilement buvables. Paradoxalement je fus plus intéressé par les vins les plus ingrats, dont l’acidité et l’amertume préparent de futurs bons vins. Ce que ne seront sans doute pas forcément les vins déjà buvables. Une constatation intéressante : les vins qui sont faits par les œnologues dont tout le monde parle sont élaborés de façon extrêmement intelligente et n’en font pas trop. Ce sont naturellement les vins qu’on aimerait critiquer. Je leur ai trouvé un charme certain. Mon sentiment est que l’année 2004 aura beaucoup de déchets, car j’ai goûté plusieurs vins qui ont raté leur coup. Il sera indispensable de lire les bonnes feuilles de plusieurs experts pour déterminer les achats à suivre.
J’indique ici quelques vins qui m’ont plu : Château Marjosse, appellation Bordeaux, Château Tour de Mirambeau, Bordeaux Supérieur, Château Reynon, Premières Côtes de Bordeaux, Château Fougas Maldoror, Côtes de Bourg, Château Cap de Faugères, Côtes de Castillon, Château Joanin Bécot, Côtes de Castillon, Clos Puy Arnaud, Côtes de Castillon, Château Puygueraud, Côtes de Francs, Château Dalem, Fronsac, Château Fontenil, Fronsac, Château Canon de Brem, Canon Fronsac, Château Le Bon Pasteur, Pomerol, Domaine de l’Eglise, Pomerol, Château l’Enclos, Pomerol, Château Taillefer, Pomerol, Le Fer, Saint-Émilion Grand Cru, Château Franc Grâce Dieu, Saint-Émilion Grand Cru, Château Péby Faugères, Saint-Émilion Grand Cru, même s’il est « tendance ». En blanc, j’ai apprécié le Reignac et le Plaisance. Des vins extrêmement différents, des techniques souvent opposées. Il faudra bien choisir ses primeurs. Les Pomerols me sont apparus les plus authentiquement bons, mais j’aime les pomerols, pour la production rive droite de cette année.
François Mauss, président du Grand Jury Européen, dont des membres étaient présents dans la salle aux jugements à l’aveugle, publiera sans doute des analyses dans la lettre dont je vous ai adressé un exemplaire. Il y a de telles variations de réussite dans les vins de cette année où le Bordeaux perd un peu de son caractère qu’il faudra lire tous ces témoignages.

dîner chez un ami américain de Bordeaux dimanche, 3 avril 2005

J’allai retrouver à dîner un ami américain avec qui je corresponds sur un forum virtuel dont le vin est le thème. Un journaliste danois qui participait aussi à l’examen des primeurs est de ce même dîner, ainsi qu’un sympathique vigneron de la Napa Valley et son épouse, dont nous goûterons le vin.
Nous commençons par un Bloomsbury Sparkling wine cuvée Merret 2000, un vin pétillant anglais. C’est une première pour moi. Ce « champagne » anglais m’a permis des plaisanteries faciles du style : « les anglais aiment tellement la France que, pour ne pas la froisser, ils ont fait un champagne qu’on est sûr d’oublier ». C’est facile et plein de tact vis-à-vis d’anglo-saxons.
Sur des asperges nous avons comparé deux vins : le château Talbot Caillou blanc 2000, délicat Bordeaux blanc de belle réussite et un Château La Carrière 1950, vin liquoreux qui était ma contribution à ce dîner, sans étiquette, les informations étant lues sur le bouchon. Je le situerais, sauf avis d’expert, dans les premières Côtes de Bordeaux. Délicat accord entre l’amertume agréable d’asperges blanches et ce liquoreux subtil, discret, presque timide, ce qui va bien avec le végétal ligneux.
Le Amici, Cabenert Sauvignon, Napa Valley 2001, fruit du travail de John Harris et sa charmante épouse Sharon donna lieu à un moment dont j’observai avec intérêt le déroulement et l’intensité. Le vin nous est servi, et immédiatement l’épouse se lance, relayée par son mari, dans des descriptions techniques, l’exposé de choix, les moyens et méthodes, et ça dure, et ça dure. A un moment, oubliant la patience que je m’étais promis d’observer, j’interromps ce monologue de couple pour dire : « est-ce que vous m’autorisez à donner mon avis, pour vous dire que c’est bon ». Et j’ai ressenti que la peur d’être jugés par des gens qu’ils supposent spécialistes avait poussé ces deux charmants convives à occuper le terrain. Sous le discours urbain se sentait une émotion, un trac certains. Ce vin californien a une attaque absolument charmante aidée par près de 14° et son final est un peu mince. Mais c’est un vin de réel plaisir.
Les autres rouges se boivent à l’aveugle, et ce fut l’occasion pour beaucoup, dont moi, de faire étalage de la difficulté d’être perspicace. Un Château Dubraud, Blaye 2000 est tellement boisé que j’ai affirmé de façon péremptoire qu’il n’est pas français. En fait je n’ai pas tort. Car faire un Blaye à 13,5° avec tant de bois, cela n’a pas de signification historique. C’est charmeur, c’est bon au premier contact, mais c’est en dehors de mes terrains de chasse. L’Argentin Alta Vista Alto 1999 fut situé par moi géographiquement à moins de 10.000 milles d’écart. Vin puissant lui aussi dont je ne goûte pas trop la démarche. J’ai eu une meilleure précision géographique pour trouver le Château d’Arche, cru bourgeois Haut-Médoc 1996 que j’ai moins aimé, mais la fatigue jouait. Cette lassitude s’estompa quand on me servit un vin que je reconnus à coup sûr comme un Bordeaux : Dominus, Napa Valley de Christian Moueix 1994. Ce californien a tout d’un grand bordeaux. Une petite merveille. Mon ami américain nous a bien trompés et son choix de vins est remarquable. Il dénote une direction de goût, intéressante à explorer, qui n’est pas toujours la mienne.

je découvre le splendide nouveau site de Apicius vendredi, 25 mars 2005

La bonne humeur qu’avait créée la surprise du chasseur lecteur m’a sans doute poussé à rester dîner (voir bulletin 135) en improvisant une table à 19h55 ! Avant que mes convives n’arrivent pour ce dîner je cours saluer Jean-Pierre Vigato dans son palais de la rue d’Artois qui donne à toute son équipe un large sourire. C’est ainsi que l’on devrait concevoir de vivre à Paris : un parc de cinq mille mètres carrés et un hôtel particulier où l’on doit compter bien plus de mille mètres carrés de plancher. Et je ne peux m’empêcher de penser à Jean-Pierre Raffarin. Un ministre sans enfant a le droit de se loger dans 80 mètres carrés. Si l’on admet que la surface permise va décroître de deux mètres carrés par échelon hiérarchique dans la fonction publique, j’imagine volontiers que le garde barrière de la SNCF qui surveille la D 129 qui mène à Trifouillis les Pomponettes va se voir attribuer un logement virtuel de « moins » dix mètres carrés, concept mathématique fort intéressant où la logique raffarinienne créerait des surfaces dont les dimensions sont des nombres imaginaires purs, qui auraient passionné Salvador Dali s’ils avaient eu une couleur comme les voyelles rimbaldiennes. Je quitte le palais de la rue d’Artois joliment décoré d’un modernisme rassurant. Les arums y sont présentés dans de gigantesques soliflores garnis de belles ailes d’ange toutes blanches sans doute volées à Victoria’s Secret. Des peintures et sculptures d’une rare beauté, des coloris tendance, tout ici donne envie de festoyer. On le fera bientôt : pour le mois à venir, un dîner dans une suite où Dali a vécu, un autre dans le beau palais d’Apicius. Diriger les dîners de wine-dinners est un vrai sacerdoce. Je gagne mon paradis.