Dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 24 février 2005

Dîner de wine-dinners du 24 février 2005 au restaurant de Patrick Pignol
Bulletin 132

Les vins de la collection wine-dinners
Cuvée de Réserve Bourgogne aligoté 1960 « les caves unies »
Bollinger spécial cuvée brut SA # 1995
Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989
Château Haut-Brion 1950
Château La Grâce Dieu 1955 (offert par Léandre Aubert)
Château Nénin Pomerol 1964
Château Trottevieille Saint-Emilion 1943
Vosne Romanée Louis Gros 1957
Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1943
Château Filhot 1908
Porto Burmester 1950 (offert par Léandre Aubert)

Le menu créé par Patrick Pignol
Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes fraîches
Huîtres en habit vert pochées dans leur jus iodé,
compotée d’échalotes au vieux vinaigre
Céleri rave et foie gras mitonnés, servis en ravioles ouvertes,
Réduction et truffes noires
Ris de veau doré au beurre de cardamome, pistaches torréfiées
Pigeon de Touraine désossé, compotée de choux à l’ancienne
Bleu de la Xaintre
Quelques agrumes accompagnés de madeleines au miel
de bruyère, cuites « minute »

dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 24 février 2005

Un nouveau dîner au restaurant de Patrick Pignol. Nicolas, jeune et brillant sommelier assisté de Sylvain vont m’aider à la cérémonie d’ouverture de nouvelles olympiades gastronomiques. Le choix des vins à ouvrir se complique dans l’instant par deux événements. L’un des convives qui doit dîner ce soir avec son épouse arrive en début de séance et m’apporte trois vins à inclure dans le dîner, cadeau généreux de sa part (avis aux futurs convives). Et Patrick Pignol me tend un fax qui annonce qu’une méchante grippe écarte l’un des inscrits (nouvel avis, mais d’interdit celui-là). Réminiscence de mes longues études, je calcule que si « n » est le nombre de bouteilles prévues, et si l’on ajoute trois flacons et retranche un convive, on majore la consommation de chacun de 30%. Il faut faire des choix. Je rends au généreux donateur l’un de ses vins et je soustrais deux de mes vins. Il reste quand même onze bouteilles dont une de Porto pour dix personnes. La soirée sera solide.

L’ouverture des vins offre une variété extrême de bouchons. Celui du Haut-Brion 1950 vient entier comme celui du Filhot 1908, d’origine et très beau, même si resserré en sa partie centrale. D’autres se déchirent en miettes et celui de Trottevieille 1943 colle tellement aux parois que je l’extrais par chirurgie. Les odeurs sont presque trop belles ce qui fait que nous rebouchons beaucoup plus de bouteilles que d’habitude, par précaution. Presque six, je crois. Ces odeurs très charmeuses, la palme allant au Trottevieille, me gênent un peu. J’ai toujours peur que le vin ne vire et peu avant le dîner, sentant quelques odeurs incertaines j’ouvre un nouveau vin, ce qui porte le nombre à …. C’est pour voir ceux d’entre vous qui suivent.

Patrick Pignol a conçu un menu d’une extrême qualité. Nous étions à table le jour où le tableau d’honneur du Michelin paraissait. Pour le repas de ce soir, la troisième étoile gravitera autour du front du chef sans que celui-ci n’enfle de congestion. Il n’a pas cette ambition, accroché qu’il est à une solide deuxième étoile qui ravit le cercle large de ses fans. Voici le menu : Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes fraîches, Huîtres en habit vert pochées dans leur jus iodé, compotée d’échalotes au vieux vinaigre, Céleri rave et foie gras mitonnés, servis en ravioles ouvertes, Réduction et truffes noires, Ris de veau doré au beurre de cardamome, pistaches torréfiées, Pigeon de Touraine désossé, compotée de choux à l’ancienne, Bleu de la Xaintre, Quelques agrumes accompagnés de madeleines au miel, de bruyère, cuites « minute ». Un programme élégant qui me donna l’occasion de faire une surprise à Patrick Pignol, quand je changeai un vin prévu pour un plat. Je le dirai.

Une table égayée par la beauté de quatre femmes. On dut régler les rhéostats de l’éclairage tant leur charme éblouissait.  La propriétaire de l’un des plus grands Sauternes, dont des reliques vénérables ont marqué certains de mes dîners, un ancien professionnel du vin et son épouse, une créatrice de parfums, un journaliste littéraire, une des plus grandes sommités françaises dans le domaine du vin, auteur de guides et palais décisif, la plus fidèle de ces dîners et l’un des ses collègues, un des partenaires professionnels de ma période industrielle formèrent un groupe où les discussions fusèrent. Passionnées, érudites, sensibles, les remarques furent joyeuses, donnant un ton de grande gaieté à un repas comme on les aime : rien à prouver, rien à démontrer, tout à emmagasiner dans le tiroir des plus beaux souvenirs.

Le premier vin allait donner le sens de ma démarche, qui consiste à explorer non seulement les phares de la production viticole mais aussi des obscurs, des sans grade qui ont le mérite d’avoir traversé le temps avec panache. Le Bourgogne aligoté Cuvée de Réserve 1960 "les caves unies" a été mis en bouteille à Chateauneuf du Pape. Quel a été le parcours de ce liquide ? Qui oserait mettre un tel vin à sa table ? Et voilà que ce vin, d’une superbe couleur dorée, au nez élégant de miel et de fleurs existe comme un grand. Combien de ses conscrits, premiers crus de Bourgogne, auraient encore sa vaillance ? Le ton était donné : un vin que tout aurait dû conduire à l’ignorance et à la mort vivait comme un solide gaillard. De plus, ce n’était pas qu’un aimable témoignage. Je l’avais annoncé dans mes programmes comme « mis pour voir ». Il existait, rond chaleureux, fin, presque élégant. Il figura même dans l’un des quartés du vote devenu traditionnel.

Arrivent ensuite, devant chaque place, des assiettes où pointent vers le ciel des représentations phalliques ostensibles, ostentatoires et virilement explicites. Quand madame Pignol annonce : « c’est une spécialité de la maison », je me demande à qui elle fait allusion. Appeler un engin pareil « amandine » est de la plus belle provocation verbale. C’est du Brassens ! J’adore qu’un chef brave ainsi les interdits et les conventions. En plus, c’est bon, et le champagne Bollinger spécial cuvée brut SA vers 1993 le sait bien. Il est élégant, à la bulle sèche et discrète, de couleur allant vers les fleurs blanches légèrement rosées. Son nez est profond, noble, et en bouche il signe un grand champagne de qualité.

Le Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989 est d’une couleur dorée de miel. Au nez on a le beurre, la crème safranée, et d’imperceptibles épices. L’huître est goûteuse, intense, et le vin brille de sa précision absolue. C’est l’archétype du Bâtard qui serait devenu Chevalier. On notera au passage que le miel est à la couleur d’un vin blanc ce que le lilas est à la chemise de Fernand Raynaud : tous les vins blancs ressemblent à un miel, comme toutes les chemises blanches seront toujours de couleur lilas.

Patrick Pignol avait prévu un blanc pour la truffe, le Puligny que j’avais inscrit au programme, mais j’eus l’intuition, à la séance des nez, que ce serait le Château Haut-Brion 1950 qui conviendrait. Quand Patrick s’en enquit, la partie était jouée, et bien jouée. J’avais eu peur de l’odeur de ce vin peu avant de passer à table, mais le grand expert me rassura comme le vin lui-même le fit. Le Haut-Brion était superbe. Une odeur très confite, presque de Porto, une couleur d’encre noire, et en bouche cette solide rondeur qui n’appartient qu’à Haut-Brion. Plombant la bouche par sa lourdeur il capta tous les arômes de la truffe envahissante pour devenir truffe lui-même. J’avais expliqué peu avant que j’aime quand des vins provoquent un plat mais aussi quand d’autres épousent un plat pour s’y lover. Là le Haut-Brion jouait au porc truffier qui garderait pour lui sa trouvaille. Remarquable truffe et vin intense. Aucun blanc n’aurait fait mieux.

Le ris de veau allait accueillir trois vins de Bordeaux. Le Château La Grâce Dieu 1955, cadeau de ce jour, est un très joli saint-émilion. L’année 1955 est belle en ce moment et le message de ce vin de jolie couleur est simple, gracieux. Le vin n’en fait pas trop. Le Château Trottevieille Saint-Emilion 1943 est magistral. Son nez, déjà le plus beau à l’ouverture, est devenu raffiné. Le vin a une profondeur rare, une beauté de construction remarquable. C’est un vin accompli, qui ne fait pas du tout son âge. On aimerait bien que des 1982 aient de cet équilibre. Le Château Nénin Pomerol 1964, que j’avais ouvert juste avant le repas, par crainte d’une mauvaise performance d’un de mes poulains, vaut que je vous raconte une de ces anecdotes qui me font plaisir. Je suis en train d’ouvrir tardivement la bouteille quand un homme qui vient d’entrer pour dîner avec son épouse s’approche de moi et me dit : « est-ce que vous seriez monsieur Audouze ? ». Je confirme le bien fondé de sa supputation et il m’explique qu’il a lu mon livre, a apprécié les aventures que je raconte, et s’est imaginé que si un vin est ouvert dans un restaurant par quelqu’un qui n’a pas un look de sommelier, ce ne peut être que moi. Je n’ai aucune honte à dire que tout ce qui flatte mon ego ne me gêne pas (nouvel avis aux amateurs). Revenons donc à ce Nénin, brillant sur cette année 1964. Il a une belle synthèse de la discrétion du Grâce Dieu et de la profondeur du Trottevieille. Il fut admiré et consommé avec une grande avidité. Nous étions sur la Rive Droite avec trois vins aux terroirs très proches qui nous offraient de belles images de ce paysage viticole d’un des plus beaux raffinements. Ce trio jouait bien ensemble, aucun ne condamnant les autres par une supériorité envahissante.

L’apparition du Vosne Romanée Louis Gros 1957 fut pour moi comme un choc. Quand on a une telle perfection olfactive, je reste sonné. Le pigeon de Patrick Pignol étant l’un des plus goûteux de la planète, ce vin élégant allait nous livrer une des plus belles constructions que l’on puisse imaginer. Et quel charme renversant. L’érudit qui avait la gentillesse de doser ses propos au rythme du voyage nous expliqua qu’il y avait de l’Echézeaux dans ce vin là, quand l’Algérie avait sans doute fait un détour dans le fût du Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947, dense, lourd, profond et plein d’une belle énergie à peine gâchée par une trace de nez de bouchon qui n’altérait pas la bouche. Un immense Vosne Romanée – qu’on ne vienne pas dire que 1957 est une petite année – et un Nuits Saint Georges n’exposant pas tout ce que son année pourrait dire, montraient que la Bourgogne a une sensualité inimitable. Ces Bourgognes assagis sont de verts gaillards.

A l’ouverture des bouteilles il y a toujours des surprises. Pourquoi le Vosne Romanée avait-il une bouteille si vieille, plus que probablement du 19ème siècle, au cul très profond. Pourquoi le Nuits Saint Georges était-il dans une bouteille au verre orangé presque rouge, colorée comme le serait la bouteille d’un apéritif exotique ?

Le bleu de la Xaintre était trop fort pour le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1943 qui s’en souciait comme d’une guigne. Sûr de sa belle structure, il se montra beau, bronzé comme un sauveteur d’alerte à Malibu, expressif et grand pour son appellation.

Le Château Filhot 1908 allait faire une démonstration époustouflante de la perfection du Sauternes. Tout était là. La couleur, d’un orange particulièrement rare qui arracha des exclamations de joie à ceux qui connaissent ces Sauternes, le nez d’un raffinement unique et en bouche une trace éternelle comme un paysage aux perspectives infinies. Les agrumes, les fruits confits, les subtilités déclinées, la sécheresse qui jouxte le doucereux, tout en lui ressemblait à un défilé de mode où des créatures irréelles tant leurs proportions sont celles de déesses exposent sur leurs corps projetés dans l’espace des couleurs, des textures et des charmes à l’imagination débridée. Voilà la perfection absolue du Sauternes au message d’une troublante complexité.

Les madeleines accueillirent le Porto Burmester Colheita 1950, deuxième cadeau du convive qui avait assisté aux ouvertures. A ce moment là, il y a quelques heures, il délivrait du café, du thé, du torréfié, de la lourdeur tropicale. Ce vin m’évoquait certains vins mutés d’un siècle de plus. A son apparition sur table, le vin s’était domestiqué. Il n’avait plus son coté tout fou et se montra délicat, bien élevé, même si sa trace gustative était impérieuse.

Les votes furent bien difficiles, car il y avait beaucoup de choix entre toutes ces merveilles, qui nous firent le cadeau d’être belles au moment où il le fallait. Nous avions douze vins. Onze furent au moins une fois présents dans les dix quartés, ce qui est un score qui met du baume à mes angoisses et à mon trac précédant toujours l’événement. Trois vins eurent le bonheur d’être nommés premiers : le Filhot 1908, le Vosne Romanée 1957 et le Nénin 1964 qui fut cité à diverses places dans sept votes, ce qui est remarquable.

Mon vote personnel fut en un le Filhot 1908, en deux le Vosne Romanée 1957, en trois le Haut-Brion 1950 et en quatre le Trottevieille 1943. Le plus couronné de votes fut le 1908 avec huit votes dont cinq votes de premier. Quelques accords furent particulièrement remarquables, comme la truffe avec le Haut-Brion, le pigeon avec le Vosne Romanée et le délicat et intelligent dessert avec le Filhot. L’originalité de l’huître fut remarquable.

De belles discussions fusèrent dans une ambiance souriante et décontractée. Le grand juge des vins et la vigneronne du sauternais profitaient avec un immense bonheur d’un instant où il n’était point besoin de noter, de juger ou de justifier. Ce fut une détente dont ils ont joui avec un visible contentement.

Mon attachement à un chef amoureux des vins, à une équipe dévouée et inventive pour rendre le dîner agréable est explicite dans ces bulletins. Un repas de rêve l’aura de nouveau démontré.

Déjeuner de famille jeudi, 17 février 2005

Déjeuner de famille. A l’apéritif, un Coteaux du Layon Village Domaine Lecomte 1990. Bu à ce moment précis, je ressens une émotion rare. Il y a du litchi, du fruit de la passion, de l’ananas, de la mangue dans ce nez délicat. En bouche, il a un équilibre qui préfigure la rondeur qu’il pourrait acquérir dans quarante ans, quand je le prédis splendide. Absolument ravissant. Sur un porcelet à la purée de pommes de terre et céleri, le Château Mouton Rothschild 1989 me ravit. A l’ouverture, très peu de temps avant le repas, le nez était celui d’un vin de l’année, vert et pétulant. En bouche, on a la fougue de la jeunesse d’un vin de 1998. Et tous les ingrédients de ce vin qui joue les jeunes premiers sont d’une délicatesse achevée. Ce n’est certainement pas le même vin que nous eussions goûté si je l’avais ouvert quatre heures auparavant. Là, dans l’éclosion de sa belle jeunesse, il est séduisant, étalant les qualités que l’on voit dans les photos de David Hamilton : tout y est délicatement et sensuellement suggéré. J’ai adoré. Le Coteaux du Layon Villages se marie ensuite à une tarte aux pommes clochard et sirop d’orgeat. Le miel du vin de Loire brille sur ce dessert. Comme dans des gymnopédies, on aura voyagé dans des accords simples et naturels de la plus aguichante façon.

Signature de mon livre à la librairie Delamain mercredi, 16 février 2005

Signature de mon livre à la librairie Delamain. Foule hétéroclite. Mes « fans » sont venus et achètent le livre même s’ils l’ont déjà. Le clan des clients de la librairie est aussi expansif. Une atmosphère festive se crée. Je signe des dédicaces, parfois émouvantes quand quelqu’un me dicte un message en hommage à un ami disparu. Là-dessus, magnum de champagne Delamotte délicieux, vineux et expressif. Ce champagne est particulièrement bon. Il s’ébroue d’autant plus qu’il sait qu’on ne le comparera pas, comme cela se produit souvent, avec son cousin Salon. Le Meursault Genévrières 2003 de Bouchard Père & Fils a un nez époustouflant d’expressivité. Il a tant de charme que j’ai signé les livres sous sa bannière, ignorant alors – pour quelque temps seulement – le Volnay Caillerets Bouchard 2000 impérieux d’intensité olfactive. On me fit parler sur le vin, je rencontrai des amateurs éclairés dont un canadien au parcours méritant le respect (son plus vieux vin est de 1735) qui m’offrit son propre livre, ce que je réciproquai, et la bonne humeur se diffusait comme les effluves de ces grands vins. On n’allait pas se quitter sans que j’ouvre une bouteille plus ancienne. Je fis choisir entre un Sauternes de négociant fort bronzé sans année et un Bergerac 1961 doré comme un coing. La démocratie forcément citoyenne joua pour le Bergerac, au nez à peine bouchonné mais qui offrit en bouche de l’agrume consistant puis de l’abricot et de la noix blanche. Un vin bien arrondi et expressif justement fait pour montrer qu’il y a des trésors gustatifs dans tous les vins anciens dès que l’on a décidé de les aimer.

Dîner à la brasserie Dauphin mercredi, 16 février 2005

Il n’était pas question que l’on rentre sans un dîner. Suivant moi-même les conseils que j’avais suggérés dans le bulletin 128, ce fut à la  brasserie Dauphin qui confirma par une joue de porc magistrale et un cassoulet pur gascon qu’il y a en cette cuisine un véritable talent. Alors que je suis connu en ce lieu, deux petits bouts de femmes volontaires, toniques et gestionnaires demandèrent quel était ce quidam qui arrivait avec autant de vins sous ses basques. Nous bûmes un magnum de champagne Delamotte de grand plaisir simple tant la construction est belle, je goûtai enfin le Volnay Caillerets lourd en arômes et charpenté en bouche et cédant aux injonctions des deux guerrières de commander du vin, un Vosne Romanée Méo Camuzet 2001 arrivé froid déclina des saveurs d’une pureté rare qui m’emballa. Intéressante confrontation de vins rouges de deux domaines que j’aime. Je suis forcé d’aimer les deux vins car les pistes explorées sont radicalement différentes. Il n’est point besoin de les comparer.

Mon livre offert, orné d’une gentille dédicace, réussit enfin à expliquer qui nous étions à nos brigadières que jadis on aurait dit en jupon. Aussitôt, une bouteille d’armagnac Darroze 1978 fut posée d’autorité sur notre table, scellant cette amitié reconstruite. Il y avait à cette table des fidèles parmi les fidèles et un couple de nouveaux amis. Nos rires fusèrent jusque tard dans la nuit. Je suis prêt à signer souvent mes Carnets si l’on improvise de telles folies.

Déjeuner chez Lucas Carton mardi, 15 février 2005

Bernard Antony, le célèbre fromager, fournisseur de tout ce qui compte sur la planète, m’avait procuré quelques fromages pour la séance pré-inaugurale de l’Académie des Vins Anciens au Crillon. Pour le remercier, je l’invitai en un lieu que nous vénérons tous les deux : Lucas Carton. Alain Senderens, prévenu de notre visite, nous invita à le rejoindre au premier étage, au salon des peintres, délicieux petit salon privé, car il devait y goûter quelques plats et quelques vins pour en faire une analyse critique. Nous tiendrions notre propre repas avec lui, ce qui nous permettrait de bavarder. Comme à chaque fois en cette salle, ce fut un tourbillon gustatif, commenté avec justesse et sagesse par ce génie culinaire. Nous commençons avec un Puligny-Montrachet Morgeot Louis Latour 1994 déjà fort ambré, qui a basculé vers des arômes vieillis. L’alcool prédomine. Ce virage un peu rapide met en valeur, par comparaison, le Puligny-Montrachet Les Referts Louis Latour 1994, au jaune encore citronné, plus authentique expression du Puligny. Sur un dé de foie gras, rien ne se passe, saveur et vin restant chacun sur son trottoir. Mais sur un tartare de Saint-Jacques, le Puligny s’ouvre généreusement, avec le sourire. Alain Senderens était comme moi un peu fatigué par un vilain rhume, ce qui gêne l’analyse. Je sentis le chef plus critique qu’à l’ordinaire, trouvant ici l’excès d’un condiment et là son absence.

Le Condrieu « les Chaillées de l’enfer » de Georges Vernay 2001 est magistral de perfection. Le nez est d’une franchise rare, et en bouche il est typé, imprégnant, somptueux. C’est un vin dense de forte trame. Avec le tourteau que j’avais commandé, l’accord était splendide. Mais du fait du poivre du plat, le Morgeot que nous avions éliminé précédemment reprenait de l’allure. On essaya aussi le Condrieu « les terrasses de l’Empire » Georges Vernay 2002 qui tranchait nettement. Plus ordinaire, roturier, un peu aqueux, il avait de jolis arômes, mais était tellement dominé par son cousin de 2001 que l’essai ne se justifiait pas. Ses 13,5° ne faisaient pas le poids par rapport aux 14° du Chaillées de l’enfer, malgré cette différence d’un tout petit demi degré.

Sur mon plat de cabillaud, à la chair diablement expressive, une de ces confrontations que j’affectionne : Beaucastel rouge 1997. L’accord est sublime, tant avec la chair seule, car l’animal aime ce rouge de belle personnalité, qu’avec la sauce au chorizo qui claque bien la langue avec le Rhône rouge. Le Beaucastel est naturel, riche, facile à comprendre, généreux et construit avec justesse. L’année 1997 réussit aux vins de cette trempe. Le cabillaud fait un duo de pur charme avec lui.

Un sublime comté de novembre 2000, cousin de celui de la soirée passée au Crillon pour parler de l’Académie, se marie avec le Château Chalon Jean Macle 1997 de bien belle façon. Au nez, ce Chalon est bien jeune, surtout après le séjour en Jura dont on a la mémoire. Mais après une attaque toute jeune, le final en bouche, marqué d’une post-combustion fort tardive, chante des chansons de noix d’une précision extrême. Je fus frappé par cette apparition tardive d’un goût aussi puissant. Là où le génie d’Alain Senderens me surprendra toujours, c’est que dans l’assiette il y a comme une salade que j’envisageai volontiers de négliger, car l’accord vin jaune et comté doit rester pur. Or il ne le fallait pas. Le fenouil en branche et le curry forment une signature, un post-scriptum à l’accord formé par les deux autres qui paraît presque indispensable tant il est naturel. C’est beau, c’est frais, et se marie avec une justesse de ton que je n’aurais pas imaginée. Je fus tancé de cet oubli. Je le méritais car j’allais rater un moment de talent pur.

L’accord de la fourme d’Ambert avec un pain toasté aux cerises et le Porto Rozès 1985 est un pilier de la Chapelle Sixtine culinaire. C’est évidemment facile comme tout ce qui est talentueux. Le Porto est forcément captivé par la cerise, point d’équilibre de la balance où oscillent la fourme et le Porto. Justesse parfaite des ingrédients.

Le Pedro Jimenez Montilla Moriles 1975 est l’associé 50 – 50 d’un dessert au chocolat magistral. Cet espagnol de Cordoue danse un fandango sur la langue. Nul ne peut résister à son charme de séduction immédiate. Il décoche des pruneaux, saoule de café, et allège le chocolat qui ne demande que cela.

Il est intéressant de voir comme toute une efficace tribu gravite autour du maître avec plaisir. Il est dur, voire sec quand il exige une réponse immédiate. Mais c’est permis aux grands et ils l’ont tous compris. Et Alain Senderens les écoute, tant il veut au plus vite approcher de la perfection qu’il recherche. Ce travail d’orfèvre exécuté en pleine quête de l’absolu du goût ne peut que m’enthousiasmer. Ce repas fut un privilège.

La Saint-Valentin au Meurice lundi, 14 février 2005

Parlons un peu d’amour. L’amour est une auberge espagnole. On y trouvera souvent ce que l’on y apporte. Mais l’amour est aussi la chaudière d’une locomotive qu’il faut alimenter régulièrement pour que le feu vive. La Saint Valentin donne l’occasion d’entretenir le feu continu, alors, il n’est pas question de s’en priver. S’il est des rites auxquels on résiste, comme le vilain Halloween, ce 14 février a toutes les qualités. Choisissons l’écrin de l’événement et abandonnons nous.

Les ors et les marbres de l’hôtel Meurice, forment un décor délicieusement « Sissi impératrice ». Ce sera évidemment adapté à cette soirée. Chacun s’est vêtu pour l’occasion, sauf deux couples de « djeunes », ostentatoirement mal fagotés. On aura eu pour eux une positive attitude (Lorie, œuvres complètes, p. 112, Epitre à Raffarin). Yannick Alléno m’ayant suggéré d’apporter l’une de mes bouteilles, je prends l’idée au vol. En cave, le choix est un instant de pur plaisir. J’aime que cet acte soit purement irréfléchi. Et j’aime ce qui se fait d’instinct. Pourquoi vais-je vers ce carton de six bouteilles ? Je sors un canif, j’ouvre, et je vois de vieux Sauternes fort poussiéreux. J’examine, j’essuie, je prends une loupe et je lis : Guiraud 1893. La couleur est dorée à souhait, le niveau est haute épaule. Je prends une des bouteilles. Ce sera cela.

J’apporte la bouteille à midi, je l’ouvre avant l’arrivée de mon épouse, car il est bien révolu le temps où l’on pouvait passer à son domicile avant de dîner lorsqu’on habite en banlieue. Je constate que la capsule de la bouteille, dont le jaune est devenu presque complètement noir, est boursouflée, poussée par une terre sous-jacente. La bouteille est soufflée, au cul profond. Le bouchon sortira entier, bien ferme, mais quasiment intégralement imprégné. Il sent bon, discret, floral, presque comme un vin sec. Des arômes qui promettent.

Le menu élaboré par Yannick Alléno est élégant : délicate gelée au corail d’oursin, crème de riz, cannelloni de grosse langoustine, nage réduite au fumet de coquillage, tronçon de turbot confit en cocotte aux agrumes, fondant de petits pois à la crème d’oignon doux, filet de pigeon, chartreuse de légumes au foie gras de canard, sauce pilée, vacherin foisonné à l’huile de truffe, parmesan condimenté à la mostarda, dentelle lactée aux pétales de rose cristallisés, fondant au litchi acidulé à la mangue et aux fruits de la passion. C’est un repas de fête.

Le vin prévu pour ce festin est le champagne Pommery cuvée Louise rosé 1996. Il est évident qu’il fallait commencer par lui avant de jouir du Sauternes. Le champagne a une couleur assez pâle. Il est servi trop froid. Apparemment c’est ce que la clientèle aime. Mais il délivre moins de la moitié de ses arômes. Le champagne est assez léger, même aqueux, raconte quelques histoires, mais il est quand même fort jeune. On peut aisément comprendre le choix de ce vin, car il a l’aptitude de soutenir tout un repas. Mais j’aime les champagnes d’une autre densité, on le sait.

C’est sur le turbot que commence l’aventure du Château Guiraud 1893. J’ai une pensée émue pour tous les experts qui racontent les vins avec une précision quasi chirurgicale. A quel moment du repas photographient-ils le vin ? Car ce Guiraud, tout au long du repas, a raconté mille histoires, impossibles à résumer en une seule description. Il fut Homère, Tolstoï, Balzac, Frédéric Dard et même Antoine Blondin. Jamais deux gorgées ne furent identiques. C’est Fregoli. A la première prise en bouche, il joue dans les fruits jaunes rouges. C’est l’enfant utérin d’une quetsche et d’une mirabelle. A ce stade fruité, on cherche le Sauternes, que l’on ne trouve qu’au nez. Puis le Sauternes s’affirme. Il commence sa récolte d’agrumes, aidé par le turbot, dont l’accompagnement est d’une délicatesse romantique. L’accord du plat du turbot avec le Guiraud 1893 est un moment de bonheur. Mais je me régale quand il s’agit du pigeon. Le Sauternes se virilise, cherche à s’opposer à la bête. Et j’adore. Il est évident que pendant ce temps là j’adore aussi ma femme, à qui le Sauternes ne peut voler la vedette. Mais l’observation de la mue d’un vin au fil des mets est l’un de mes plaisirs favoris.

Le dessert, tout plein de jolis cœurs faits de framboises, de chocolats et de pâtisseries est un hymne à l’amour. Et le petit cœur bleu pâle, fourré de litchi, de mangue et de fruit de la passion capte le Guiraud dans une de ces osmoses qui me bouleversent. Je ne fus pas le seul, car Yannick Alléno à qui j’avais suggéré de goûter la juxtaposition n’en revint pas de l’étreinte amoureuse totale de ces saveurs indéfectiblement imbriquées, le Guiraud ne pouvant plus se dissocier dans cette union rare.

Nicolas, le nouveau sommelier à la riche expérience ne s’attendait pas à tant de jeunesse. Ce Guiraud imprégnant, riche, fortement alcoolique, jamais gras, incroyablement aromatique mais aussi intégré nous aura joué une centaine de partitions distinctes. Un pur monument qui séduit autant le nez que le palais.

Beau menu où la finesse exquise de Yannick Alléno s’exprime, vin sublime. Service parfait. Saint Valentin fut bien inspiré.

Repas impromptu en des terres inconnues jeudi, 10 février 2005

Je rencontre un ami écrivain du vin pour parler de l’Académie des vins anciens. Il me dit qu’il va visiter une cave, où il doit retrouver l’un de mes amis, qui organise des dîners pédagogiques d’exploration des vins par région. Je me joins au cortège et j’arrive dans une gentille cave parisienne créée par des vignerons bordelais, pour distribuer leurs vins et les vins de leurs amis. Je préfère ne pas citer de nom, ce qui limite évidemment l’information, mais je ne veux pas dire de mal. Un Bordeaux blanc 2001 ouvert sur une table de dégustation m’est proposé. C’est du blanc, c’est tout ce que cela m’inspire, sans aspérité et sans âme. Nous allons avec les propriétaires au restaurant Giufeli, gentille table de qualité où le saumon était du saumon et la joue de bœuf de la joue de bœuf (cette expérience justifie pleinement les guides, car si des gastronomes experts approuvent de telles adresses, cela évite des expériences malheureuses). Le vin rouge 2002 du même domaine que le blanc concourt avec lui dans le manque d’intérêt. Cent pour cent merlot, quatorze mois de fût neuf. Tout ça fleure bon le jus de copeau court et sans inspiration. Un château 2000 de la même lignée ne m’inspire pas beaucoup plus et il faut attendre le Saint-Émilion Grand cru 1998 de la famille pour qu’on boive enfin du vin. On comprend que je ne veuille pas citer de nom. Je ne suis pas du tout prêt à adhérer à ces vins qui sont du bois et de l’alcool. Cette tendance moderne est une impasse. Les Poulsard et Trousseau que j’ai bus dans le Jura n’ont peut-être pas encore gagné leur place sur ma table, contrairement aux jaunes, mais au moins ils expriment quelque chose de vivant, créé par leur terroir. Quand la technique et quelques mois de bois de plus tendent à excuser la pâleur du terroir, je ne marche pas. Je préfère un petit vin de pays à un vin qui veut jouer les grands, prétend faire comme eux et échoue dans la banalité (en anglais : « déjà vu »). On aura noté que je n’ai pas parlé de l’appartement des Gaymard, ce qui souligne l’originalité de ce message.

La Percée du vin jaune 4 mardi, 8 février 2005

Le lendemain, nous nous rendons à Arlay avec notre ami suisse pour visiter la maison Jean Bourdy, dont nous avions envahi le stand provisoire de Saint-Lothain. Elle a le double privilège d’être un grand vigneron et le gardien d’une cave de vins anciens unique. La famille Bourdy est propriétaire du domaine depuis 1470. La dix-huitième génération est aux commandes, et la conservation d’un trésor est une tradition qui obéit à des règles familiales strictes. On sait ce que l’on garde, et l’on ne fait pas les changements de bouchon au hasard. Jean-François et Jean-Philippe, deux frères, ont bien l’intention de conserver intactes les méthodes qui ont permis à ces vins de traverser l’histoire : la plus ancienne bouteille qu’ils boiront sans doute un jour et qui sera sûrement bonne est un vin jaune de 1781. Dans la cave, un alignement de toutes les formes possibles qui ont accueilli les vins du Jura. Apparemment, avant d’arriver au Clavelin, on a tout essayé. On me dit que les plus vieux flacons (vides) sont du 14ème siècle. Est-ce vrai ?

Jean-François m’avait prévenu : après avoir goûté dimanche de grandes années, on goûterait ensemble des années difficiles. Ce qui aura permis aux deux frères de réviser quelques jugements. Le Côtes du Jura blanc Bourdy 1966 a une belle attaque. Il est assez austère, pas très flamboyant mais bien solide. Un vin qui a de la garde et satisferait plus d’un palais. Le Château Chalon Bourdy 1982 a un nez de caramel et de beurre. En bouche, c’est assez beau. Une grande astringence précède un goût de pomme verte. Le vin est un peu court.

Le Château Chalon Bourdy 1976 a un nez très typé, très musqué. La couleur est très ambrée. Le goût change, passant du doucereux au vert acidulé. La trace en bouche est assez linéaire et un peu courte. Il est meilleur que ce qu’on pourrait attendre. Le Côtes du Jura vin jaune 1957 a un nez bien affirmé. L’attaque est séduisante. Le vin est rond, accompli. Très acide, il annonce une belle garde. Le Château Chalon Bourdy 1952 a un nez magnifique. L’acidité est plus faible. Il y a un petit manque de matière, mais il est élégant, presque féminin.

Si ces années doivent être qualifiées de difficiles, il n’y a pas de souci à se faire, car je trouve chez toutes un beau potentiel de vieillissement. Pour se faire pardonner – mais de quoi ? – Jean-François nous servit un vin de paille Bourdy 1947, petite merveille de vin de paille accompli qui a gardé toute sa jeunesse. Ce vin est fait à 90% de Poulsard. La couleur est de thé brun, de Porto. Le nez est de fruit, de pruneau. En bouche, c’est la combinaison de pruneaux et de vin doux, et d’élégantes touches d’agrumes qui le rendent léger. Un vrai plaisir.

Nous déjeunons ensuite au restaurant le plus proche, une belle maison rurale gentiment décorée où un jeune couple offre une cuisine et un service de grande tenue. Nous avons bien mangé, sur de belles recettes. La tarte de Morteau est bien exécutée, et mon sandre avait du goût. Le Poulsard Arbois 2001 de Lucien Aviet m’a bluffé. Ce  vin assez rosé a une immense expression. Il envahit la bouche, l’occupe, la tapisse, et sait se couler dans le sillage des plats pour former des sensations très excitantes. Voilà un type de vins que j’hésiterais à ouvrir à Paris, et qui raconte des choses passionnantes. Le vin de l’Etoile domaine de Montbourgeau 2000 est une masse d’énigmes. Il explore des milliers de directions aromatiques. C’est particulièrement excitant. Je n’ai pas pu en profiter complètement car c’était le Poulsard qui nageait sur mes plats comme le dauphin qui précède le navire. Mais j’ai ressenti un potentiel de divagations gustatives grandement poétiques.

Madame Bourdy mère collait les étiquettes sur les bouteilles poussiéreuses que j’avais achetées tout en racontant des histoires passionnantes du temps jadis. Ces gestes qui perpétuent plusieurs siècles de rites ont un grand pouvoir d’émotion. Les vins du Jura, par cette percée du vin jaune fort généreusement bonhomme, par ses goûts intrinsèques, par la passion de ses vignerons et par cette oenothèque unique, vont conquérir les palais de la planète. J’en serai un troubadour. Avec enthousiasme.

La percée du vin jaune 3 lundi, 7 février 2005

Fatigué par cette journée où avaient alterné des atmosphères chaudes et très froides – les parisiens ne sont plus habitués au froid – je ne fus pas assez matinal le dimanche pour la procession et la messe. Embarqué dans une gigantesque transhumance, j’arrivai à temps pour la cérémonie symbolique et solennelle de l’ouverture du tonneau de vin jaune – sa percée – qui libère le liquide emprisonné six ans et trois mois. Bruit de marteau, applaudissements, le vin est généreusement versé dans les verres pour quelques milliers de communiants de cet accouchement. Le nez est fort expressif malgré le froid, et quand le verre se réchauffe on a un vin de bien belle expressivité, cette ardeur qui suit immédiatement la sortie de tonneau. Il faut savoir ce qu’il y a dans ce tonneau. Je croyais qu’on prenait un fût de l’un des vignerons, différent à chaque percée. Ce n’est pas cela. Plus de 70 vignerons de la confrérie ont percé leurs tonneaux il y a deux jours et ont apporté deux bouteilles. Celles-ci sont mélangées dans le tonneau. Bien malin celui qui dirait : « je reconnais Tissot ou je reconnais Macle ». Cette combinaison de toutes les productions a fort belle allure. Et donne un résultat d’une redoutable expression. Les vignerons disent même que ce mélange est meilleur !

Une foule infranchissable s’égaye dans les stands, saucissonnant, trinquant, et quand l’heure s’avance, chante à pleine voix. Il est prévu que je signe mon livre sous un chapiteau où un dynamique cuisinier allait donner un cours de cuisine. Une foule immense se presse, certains pour suivre le cours, d’autres pour manger un petit bout de plat, d’autres pour se réchauffer, le plus grand nombre pour jeter un œil. A ma grande surprise  plusieurs personnes furent réellement intéressées par mon livre. Je dis surprise, car le profil général du promeneur qui passe de stand en stand pour goûter des saveurs attirantes n’est pas naturellement celui du lecteur de mes carnets. Je pus dédicacer mon livre à un consul et un ambassadeur japonais.

Ayant manié la plume il était temps de lever le coude d’autant que le président de l’association des sommeliers de la région m’entraîna au stand 41, celui de la maison Jean Bourdy, où Jean François Bourdy avait préparé quatre Côtes du Jura blanc. Je suis ravi d’avoir pu boire ces vins, qui démontrent – s’il en était besoin – comme le temps agit bien sur ces magnifiques breuvages. Le 1949 a une belle enveloppe bien ronde. Bien installé en bouche sans en faire trop, il est presque crémeux. Le 1945 plus masculin laisse une trace en bouche d’une belle signature. Le 1942 est magistral de bel accomplissement. Il est généreux. Et le 1934 au nez d’une race extrême développe, plus il se réchauffe, la beauté archétypale de la perfection d’un vin du Jura à son apogée. C’est une leçon de choses. J’ai aimé le final du 1945, la générosité du 1942 et la perfection synthétique du 1934, le plus grand de pure noblesse. Le stand de Jean Bourdy était installé dans ce qui pourrait être un garage. Nous étions au fond de la salle, derrière le comptoir, et je pouvais constater la pression du pack des amateurs, se bousculant pour boire ces trésors. L’avidité bon enfant de ce public hétéroclite qui participe et crée la fête fait plaisir à voir. Cet enthousiasme d’une foule bigarrée est un excellent signe.

Le retour au bercail est aussi compliqué que la Vendée Globe, la seule différence étant qu’à la Vendée Globe on est solitaire. Visiblement, je ne l’étais pas.

Une règle souvent vérifiée veut qu’on ouvre d’autant plus facilement les vins qu’on en a beaucoup. Je viens d’acquérir de quoi regarnir certaines étagères. On verra encore plus le Jura dans mes dîners.

Repos le lendemain, car l’accumulation des vins dégustés et les passages de grand froid à grand chaud sont des ennemis de la dégustation calme. Un autre ami suisse, fidèle de mes dîners (il a participé à certains des plus grands) me rejoint au château de Germigney, juste pour le plaisir d’être ensemble. Pour fêter sa venue, je commande un Krug Grande Cuvée, pensant à ceux que j’ai. Quelle surprise de voir la différence entre ce jeunet et mes Krug d’âge canonique ! Il est certain que ce champagne non millésimé doit dormir en cave plus de quinze ans. C’est alors qu’il expose tout ce qu’il sait dire. Là, ce bambin montre du talent, mais c’est le nigaud boutonneux. Puis, quand l’oxygène fait son œuvre, de belles promesses apparaissent et le champagne prend de l’ampleur. Belle bulle, belle intensité aromatique, et cette acidité qui démontre que dix à quinze ans vont le rendre sublime. Sur une délicieuse volaille en vessie traitée de façon fort élégante, nous essayâmes le vin suggéré par le jeune sommelier, un vin de pays de Franche-Comté, Chardonnay « cuvée de la canicule » 2003 Ruranim qui titre 14,2°. Il commence dans des expressions chiliennes. On remarque l’exercice de style, sans être le moins du monde intéressé. Puis, quand les réserves d’usage ont été faites, on se laisse aller à la romance entonnée par le vin et on trouve que l’association est belle et que le vin existe. On fut bon public l’espace d’un instant. Pourquoi pas ? Il n’y a pas d’avenir dans ces excès d’alcool. Mais on se laisse aller. La fin du repas se fit sur le Krug lançant par instant de belles fulgurances sur un fond de juvénilité.

le grand conseil après le coup de marteau