L’Académie du Vin de France mercredi, 17 novembre 2004

L’Académie du Vin de France se réunit pour son dîner de Gala au restaurant Laurent. C’est l’occasion de goûter les vins des membres de l’Académie dans leurs productions récentes de 2003, 2002 ou 2001 selon les vins. Où pourrait-on en quelques pas seulement passer de Zind-Humbrecht à Cauhapé, de Château Simone à la Maison Huet, de la Romanée Conti à Haut-brion, du Domaine Leflaive à Fargues ? Nulle part ailleurs. De plus, on trinque avec les propriétaires. Ce que j’ai fait pour La Tâche Domaine de la Romanée Conti 2002 dont j’ai apprécié le nez d’une belle élégance et le goût qui commence à se structurer. Hubert de Montille, la star de cinéma (Mondovino) était tout sourire ainsi que de nombreux propriétaires  satisfaits de leur année comme le sont les élèves au bon carnet scolaire. Ici, toutes vendanges étaient faites. Je suis placé à une table prestigieuse puisque s’y trouvent les propriétaires ou gérants de la Romanée Conti, de Haut-Brion, de Bonneau du Martray, de Château Simone, de la Commanderie de Peyrassol. Les discussions passionnantes furent précédées par de sobres mais denses discours du président sortant, Jean Noël Boidron justement acclamé et du nouveau président Jean Pierre Perrin au dynamisme connu.

Jacques Puisais fut le Monsieur Loyal du beau dîner conçu par un Alain Pégouret particulièrement brillant. Jacques commenta les vins et les mets avec un langage qui n’appartient qu’à lui, où la science des goûts le dispute au brio. Les blancs étaient de 1997 et les rouges de 1989. Voici ce qu’il en fut.

Des coquilles Saint Jacques avec des copeaux de noix et des traces de moutarde accompagnaient un délicieux Côtes de Jura du Château d’Arlay 1997. La virilité de ce blanc avec les noix me plait, quand ma voisine Madame Delmas (Haut-Brion) a du mal à entrer dans sa logique. Sur une autre préparation de coquilles Saint-Jacques présentée dans la même assiette, mêlant l’amer au sucré le Palette Château Simone 1997 fut particulièrement brillant sur le sucré naturel de la coquille, lui associant sa typicité poivrée. Belle profondeur de goût et l’occasion de tester deux accords très différents.

Une pince de homard (voire deux), aux haricots coco et coquillages, émulsion de fleurette citronnée est un plat qui m’a enchanté. Et le Puligny Montrachet « les Pucelles » Domaine Leflaive 1997 a trouvé une densité marquée, soulignée par la légèreté de l’émulsion et l’expressivité des haricots. La queue du homard, facile prétexte à l’humour Puisaissien gentiment gaulois, au beurre demi-sel sur une farce au corail avait la force qui convenait pour soutenir le puissant et alcoolique Hermitage blanc 1997 de Chave. Quelle force ! Ce plat puissant aurait d’ailleurs pu aussi s’accommoder d’un vin rouge.

Sur un magnifique exercice de style sur le thème du lièvre, intitulé par Philippe Bourguignon en toute sobriété : « lièvre dans tous ses états, pâtes fraîches » trois vins que des régions et des personnalités séparent allaient nous raconter de bien belles histoires. Les trois acceptions du lièvre étaient primitivement prévues chacune pour un vin, mais on s’amusa à brouiller les cartes, pour la plus grande joie de nos papilles en éveil. Le Beaucastel rouge 1989 a une générosité naturelle rare. Il emplit la bouche, s’y sent à l’aise, et décoche du fruité de pur plaisir. Le Bandol « Cuvée Cabassaou » 1989 Château Tempier de M. Peyraud, voisin de table, me plut particulièrement, car il tenait bien sa place à coté de ses illustres voisins de verre. Une belle trame, une joyeuse densité et une longueur respectable. Un beau vin. Et La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1989 au nez d’une particulière intelligence compléta le trio avec des variations de saveurs généreuses. Sur le râble, La Tâche s’amuse à faire des gammes de goûts, variant sa force et sa finesse avec un talent consommé. Cette dégustation était cependant assez difficile car les verres avaient une odeur désagréable que mes voisins vignerons attribuaient au carton d’emballage mais que je reliais plus volontiers à la méthode de séchage. Plusieurs milliers de verres posent des problèmes logistiques. Ils posèrent des problèmes d’odeurs et de saveurs. Et Patrick Lair, pour des raisons que je comprenais parfaitement, faisait servir les vins très frais. C’est justifié si le vin reste en verre, mais quand on est gourmand comme à notre table, le vin n’a même pas le temps de se réchauffer. Et La Tâche trop frais, ça limite assez le plaisir. Fort heureusement, en y mettant du sien, c’est-à-dire en « vinant » les verres et en attendant que le vin se réchauffe, tout alla bien. La maison « Laurent » fut parfaite à son habitude et la sommelière de notre table, Christèle, fit un travail de grand professionnalisme. Sur un délicieux Saint Nectaire fermier, le Corbin-Michotte, Saint-Emilion 1989 prouva à quel point Jean Noël Boidron avait mérité d’être président. Ce vin de couleur beaucoup plus foncée que les autres rouges, dense mais charmeur à la fois, d’une trame d’une légèreté séductrice me causa une forte émotion. Je l’ai particulièrement apprécié.

Les palmiers (en pâtisserie) du restaurant Laurent n’auront jamais le temps de nous faire de l’ombre, car on les dévore avec une voracité coupable au masochisme pondéral assumé. Avec le Tokay Pinot Gris « Clos Jebsal » sélection de grains nobles Zind-Humbrecht 1997, on est en plein péché, car les saveurs de grains de raisin délicieusement brûlés par le soleil, les arômes de pain d’épices, de thé et de caramel se bousculent sous les palmiers avec une volupté rare. L’équipe d’Alain Pégouret, toute toquée est venue au moment du Tokay se faire applaudir à juste titre tant la cuisine fut exacte et sensible. Une belle leçon.

Quels vins retenir ? Difficile exercice tant les vins différent. Je mettrais en premier le Corbin Michotte 1989 pour la pureté de son image, en deux le Tokay Zind Humbrecht pour sa volupté, en trois La Tâche DRC pour son élégance et sa complexité et en quatre l’Hermitage blanc de Chave pour son assurance et sa sérénité. Mais le Bandol, le Puligny, le Chateauneuf et tous les autres eurent aussi beaucoup de charme.

Dîner au restaurant Hiramatsu mardi, 16 novembre 2004

Le restaurant Hiramatsu a changé d’adresse. Il reprend le site de Faugeron où des authentiques passionnés ont écrit de belles pages de la gastronomie française. Je ne peux pas ne pas penser à eux, alors qu’ils se sont retirés. C’est en ce lieu qu’un ami m’a fait découvrir les vins de Henri Jayer, s’étonnant que j’ignore les prouesses de ce vigneron légendaire. J’ai rattrapé mon retard depuis. C’est pour cela que j’ai inséré la photo de quelques bouteilles bues de cette icône de la vinification que je n’ai pas l’honneur de connaître. La décoration du lieu est résolument virile, et ne doit pas détourner de l’intérêt pour la cuisine. Les tables sont bien espacées, ce qui donne un sentiment de luxe précieux. L’accueil de Hide est toujours aussi chaleureux, son français égrené à la mitraillette n’étant compréhensible que par une secte dont je fais partie. La brigade est toute neuve mais remarquablement motivée. J’ai eu l’honneur et le plaisir avec mes convives de saluer le chef qui nous a délivré un copieux menu de belle exécution. Cette cuisine correspond à un tendance que j’apprécie : les saveurs sont simples, voire simplifiées. Il n’y a aucune fioriture inutile, pas de chemin de traverse. On explore la sensation que doit donner l’élément principal du plat. Et pour le vin, c’est évidemment ce que je recherche.

Le parcours est imposant : un petit amuse bouche où est incluse de la chair de pigeon fondante comme un bonbon, une marinade de la mer fumée aux épices, mousse de fenouil et caviar Osciètre Royal, foie gras au chou frisé, jus de truffe, soufflé de homard breton, risotto de truffes blanches, noisette de chevreuil au genièvre, pommes acidulées et gnocchis de marron, vacherin Mont d’Or truffé, barbe à papa caramélisée sur gelée de poire william au champagne. C’est d’un classicisme de bon aloi, c’est le menu d’une installation nouvelle où l’on veut montrer courage et tradition. Si je devais donner un ordre à ces saveurs, je mettrais en un la barbe à papa, car ce sont des souvenirs qui reviennent quand on se colle les lèvres et les doigts, en deux le chou frisé, en trois la noisette de chevreuil et en quatre le risotto de truffe blanche.

Nous partagions ce dîner avec l’un des plus grands experts mondiaux en vin que j’avais rencontrée lors du dîner de Beaune (bulletin n° 121), Jancis Robinson. Elle est, comme son mari, journaliste et les deux ont sorti leur petit carnet de notes, consignant ce qu’ils mangeaient et buvaient mais aussi ce que je disais. Je suis tombé dans le piège, me mettant à raconter mes aventures, alors que j’aurais dû écouter, tant j’avais à apprendre. Stupide orgueil. Il faudra refaire ce dîner et je sortirai mon carnet.

Un Chablis Grand Cru Moutonne, monopole Long Dépaquit 1959 est une bouteille d’un superbe niveau, d’une couleur d’un jaune encore vert, le doré ne prenant pas le dessus, et d’un nez d’une noblesse rare. Opulent, marqué d’une acidité sensible qui s’estompa avec la nourriture, il m’a fait peur l’espace d’un instant, car j’ai craint qu’il ne s’évanouisse, mais pas du tout. La belle cuisine lui a fait développer une palette de saveurs où le beurre la crème et le miel le rendaient chatoyant. Les dernières gouttes de ce breuvage divin se finissant quand arrivait le homard, il n’était pas question de passer au rouge. Un Château Chalon Domaine Henri Maire 1986 que j’avais goûté récemment convenait parfaitement, accompagnant aussi le risotto et sa truffe de la plus adéquate façon. La Côte Rôtie La Mouline Guigal 1993 me fit peur, car son nez, non bouchonné, était trop déstructuré. En bouche notoirement incomplet, nous le fîmes remplacer par une Landonne du même moule, et la Côte Rôtie La Landonne Guigal 1993 se montra nettement plus fruitée chaleureuse et généreuse, facile compagnon du chevreuil. Ce n’est sans doute pas la meilleure année pour ces légendaires Côtes Rôties, mais c’est très grand quand même. L’ambiance fut amicale, enjouée. Nous avons profité de cette cuisine avec plaisir. Une belle expression d’une agréable gastronomie.

L’Ecole de cuisine du Ritz et vin d’Arlay lundi, 15 novembre 2004

L’Ecole de cuisine du Ritz (Ritz Escoffier) accueille les vins du Château d’Arlay.  Des élèves studieux suivent un chef talentueux au verbe fécond, Philippe Moreau, qui déroule devant eux toutes les phases de la préparation des plats qui seront dégustés. Beaucoup d’élèves prennent des notes, commentent, interviennent et ce qui me fascine, ignorant que je suis, c’est la valse des cuissons. Il y a tellement de composants des plats qui nécessitent des cuissons spécifiques et adaptées que je vois ce chef virevolter comme l’un de ces jongleurs chinois qui font tournoyer sur des joncs un nombre incalculable d’assiettes, qui ne restent en équilibre que par la vitesse de rotation, quasiment impossible à maintenir sans les cris d’alerte d’un public enthousiaste. La surveillance des cuissons procède de la même complicité entre maître et élèves : « le lait, le lait ! Il va se sauver !». C’est beau de voir un chef qui se fait le chorégraphe de sa propre prestation. Je vois autour de moi des élèves captivés. Alain de Laguiche parle avec pédagogie et passion des vins de sa région peu connus de beaucoup. Sur un crémeux de pousses d’épinards, langoustines et comté doux, le blanc d’Arlay Côtes du Jura 1998 est à son aise. Il a l’intelligence de s’exprimer, avec une persistance aromatique rare, sans jamais écraser le plat de son empreinte. Une association extrêmement élégante. Et ce vin reste en bouche de façon durable, ce qui me pousse à vous parler de lapin. Sur un lapin fermier au vin jaune, polenta de légumes et palets de céleri braisés, le vin jaune d’Arlay 1994 au nez de noix fraîche mais civilisée, à l’attaque lourde, se montre brillant. Bien sûr, comme en champagne à propos de Salon, j’ai perdu toute objectivité vis-à-vis des vins du Jura. Demandez à un fan de Cloclo si Alexandrie Alexandra est toujours actuel ! Des figues rôties, aux parfums de fruits rouges, huile d’olive et glace au citron accompagnent trois vins.  Le vin de paille d’Arlay 1998 a pour moi trop le goût de raisins frais. Ce vin que je bois avec délectation quand il a des décennies de plus n’existe qu’avec l’âge. Trop jeune il est trop fou, indompté. Deux Macvin, un blanc et un rouge sont de redoutables épreuves gustatives. La trace du marc est trop forte pour mon palais qui n’en peut mais. Le rouge mériterait sans doute un nouvel examen, car c’est une vraie curiosité. Ce que je recherche du Jura, c’est parfois les vins rouges, souvent les vins blancs, mais c’est surtout les vins jaunes, ces magnifiques expressions du Savagnin de charme qui est le beau message de cette région. Le vin jaune est par excellence le vin de toutes les audaces culinaires.

« Rencontres Vinicoles » mercredi, 10 novembre 2004

Je me rends à l’une des nombreuses présentations de vins, qui s’intitule sobrement « Rencontres Vinicoles ». C’est modeste de nom, mais il y a de gros calibres dans la salle de l’Espace Cardin. Je salue des têtes connues et je remarque le Champagne Diebolt Vallois 1999 d’une belle élégance (j’ai raté le 1976 qu’on m’a dit fameux). Des vins comme Carbonnieux, Léoville Poyferré, Larrivet Haut-Brion, Corbin Michotte me ravissent toujours par l’élégance du travail respectueux du sol. Je me livre à une intéressante comparaison du Clos des Lambrays dans ses expressions de 2000, 2001 et 2002. Trois années très différentes : le 2000 est déjà assis, le 2001 promet une belle élégance moins ronde et le 2002 va affirmer une particulière subtilité. Il y aura un Clos des Lambrays pour chaque palais. Je ne résiste pas à goûter un vin du Jura du Domaine de la Pinte dont le propriétaire ami abrite ses vins sous une impressionnante moustache. Le petit cadeau de ma visite, c’est quand je goûte un Banyuls de l’Etoile 1986. C’est un apaisement de l’âme comme une pâte de fruit. Il faut vite que je choisisse pour mes repas des Banyuls comme ceux de la photo du bulletin 121. C’est un plaisir total. Un ami expert en vins me signalait que dans mes repas on ne voit pas de vieux Portos. C’est vrai, car j’hésite à ouvrir ces nectars qui impriment tant de traces en bouche. Peut-être pour le cigare ? Mais avant il me faut célébrer les Banyuls, ces récompenses gustatives d’une des régions les plus belles de France : vendanger face à la mer, sur ces pentes dangereuses battues par le vent, ce doit être d’une excitation extrême.

Aux Caves Legrand le Beaujolais nouveau se boit sur des notes de jazz. Il faut bien cela pour un vin qui n’a rien de déraisonnable, qui habille gentiment le palais l’espace d’un instant, et dont la mémoire va se remiser jusqu’à l’année prochaine.

divers repas où je suis invité mardi, 9 novembre 2004

Dans divers repas où je suis invité, je trouve des vins assez intéressants. Un Daumas Gassac blanc 2002 malgré une belle structure ne m’inspire pas le soir où je le bois (ce sera passager car Daumas est grand), alors que le lendemain, un Fixin blanc de Louis Jadot 1999 me ravit l’âme, par son ingénuité, sa fraîcheur, et sa belle approche de discrétion sympathique. Un Hermitage La Chapelle 1999 me séduit beaucoup plus que lors d’expériences précédentes et ne rejoint pas les critiques que j’en ai entendues. Il n’y a pas la puissance et l’enthousiasme d’un Hermitage de Chave, mais il y a une belle typicité et une belle franchise. Un Coteau du Layon « la Seigneurie » domaine Leduc-Frouin 1990 est assez doucereux. A l’aveugle je le voyais dans la lignée des Pacherenc du Vic Bihl ou des Jurançon, car c’est plus monolithique que la Loire. Agréable sur un foie gras. A l’aveugle, un Château Ausone 1971 me fait penser à quelques Cheval Blanc solides, fumés, caramélisés. L’attaque est assez discrète en bouche, puis la structure superbe s’installe pour un final brillant, très Porto ou pruneaux. C’est un très bel exemple de Ausone. Un  Monbazillac Château Pion 1973 me séduit extrêmement. Il n’y a pas l’ampleur d’un Sauternes, il y a un coté plus ascétique, mais toute la gamme des épices, des fruits exotiques, de mangue, est au moins aussi subtile que celle d’un Sauternes car l’alcool plus discret laisse ces saveurs orientales s’exprimer de brillante façon. Sorti de lots divers que j’ai achetés au fil de ventes aux enchères, un vin italien de la côte de l’Adriatique, il Falcone Reserva Castel del Monte 1975 est plus que surprenant tant il est agréable. Qu’un vin aussi ordinaire se révèle aussi bon, légèrement poussiéreux mais agréablement gouleyant, me ravit, car il justifie ces petits coups de chance que l’on provoque dans les salles des ventes (je l’ai payé moins d’un euro). De ces essais de hasard, je retiens le Fixin blanc fort joli et le Ausone 1971 de belle prestance.

Dîner au au Bistrot du sommelier lundi, 8 novembre 2004

Mon livre est « nominé » pour un prix offert par une fondation prestigieuse. J’ai de bonnes chances, mais il y a de redoutables compétiteurs. Le jury hésite longtemps, jusqu’au dernier moment, et dans un des plus beaux hôtels particuliers parisiens, le suspense doit être levé. Philippe Faure Brac, meilleur sommelier du monde 1992 obtient le prix. Il apparaît alors assez évident qu’on doit fêter cela au Bistrot du sommelier. Un Dom Ruinart rosé 1990 est une splendeur qui convient pour saluer ce prix. Des arômes incroyablement flexibles, qui s’adaptent aux saveurs qui lui sont proposées. Un magnifique champagne de célébration, avec des variations extrêmement éclectiques. Un Chateauneuf du Pape Delas Frères 1955 a un nez de belle présentation. En bouche, l’alcool domine, mais il y a de belles subtilités, au-delà d’une fatigue perceptible. Sur une joue de bœuf, c’est un vrai bonheur. Je fais ouvrir un vin jaune de André et Mireille Tissot 1979, magnifique expression de ce Jura si envoûtant. Une fine champagne de cognac du château Jousson 1900, même si un peu éventée, donne des plaisirs d’une expressivité rare. Elle permet de confirmer à Philippe Faure Brac toute l’estime que l’on porte à sa démarche de mise en valeur didactique du patrimoine intelligent de la planète vins.

Rhône en Seine dimanche, 7 novembre 2004

Je cours me rendre à Rhône en Seine dans les sous-sols du George V où des producteurs renommés apportent leur soleil. Des amis que je retrouve ici et là me tirent par la manche pour que je goûte des splendeurs qu’ils ont détectées. Un sublime Côte-Rôtie Pierre Gaillard 2003 promet d’être grandiose. Beaucastel rouge 1999 que je connais bien est toujours un modèle de justesse. André Roméro, ce joyeux vigneron de Rasteau me fait goûter un vin doux naturel qui a passé 36 mois en fût de chêne américain. George Clooney fait séducteur de patronage à coté de l’invraisemblable charme de ce miel là.

Déjeuner au restaurant Tan Dinh dimanche, 7 novembre 2004

Déjeuner au restaurant Tan Dinh avec des amis américains du forum où j’écris. La carte des vins est à elle seule une récompense. Mais la cuisine vaut l’intérêt car les plats sont traités avec subtilité : ravioli à l’oie fumée, rouleaux froid au bœuf et kumquats, triangles de homard pilé et noix de ginkgo, rouget à la citronnelle, filet de bœuf Tan Dinh, poulet à la cardamome, Thap cam de légumes, riz sauté, beignets de mangues. Mes amis étant surtout fanatiques de Bordeaux, je choisis un Meursault « les Rougeots » Coche-Dury 1997. Un nez de pierre et d’agrumes. En bouche, la délicate combinaison de l’agrume, de la trame végétale et un début de gras, d’oint, de baumes religieux. Pénétrant, mais pas trop, le vin n’est pas opulent, il est profond. Boire un Coche-Dury est toujours un privilège et une rareté. Le vin suivant, un Corton Grand Cru Bonneau du Martray 1999 qui titre 13,5° affirme un nez puissant, sur une couleur d’une densité rare. En bouche, on a tout ce qu’apportent les vins faits avec les techniques modernes mais avec une justesse extrême. Là où d’autres pays s’enlisent dans la rudesse et la rustrerie, ce Corton brille par une exactitude de ton, et une élégance magnifiques. Il montre que vingt ans de plus le rendront éblouissant, car malgré son soyeux et son velouté, c’est quand même un vraiment jeune bambin. Une promesse de sensualité extrême.

Dégustation et repas chez Bouchard samedi, 6 novembre 2004

Je pars le lendemain à Beaune où l’équipe de France 2 doit terminer son reportage sur les vins anciens par un dîner de légende au château de Beaune. De grands experts, de solides amateurs de tous pays se retrouvent pour un grand moment de dégustation. Le rendez-vous est donné sous le perron de la maison Bouchard Père & Fils. Arrivé en avance, je salue un homme jeune ostensiblement asiatique et nous commençons l’exercice classique de deux amateurs qui se rencontrent : « j’ai bu ça, j’ai bu ça et encore ça ». Il a une solide expérience et prend conscience de la mienne et un déclic se fait. Il prend son appareil photo et fait défiler des images et en montre une : c’est la couverture de mon livre. Il me dit : « je veux absolument distribuer ce livre à Taiwan ». Nous avons ensuite bavardé en complices qui se comprennent plus qu’en jeunes paons qui montrent les yeux bleus de leur plumage.

Nous entrons dans cette belle cave bâtie il y a plus de cinq cents ans pour nous asseoir devant douze verres de grand volume. Le premier thème est le Volnay Caillerets « ancienne cuvée Carnot » et je ne peux pas m’empêcher de croire en un signe du destin puisque c’est le vin que j’avais offert hier aux grands sommeliers pour leur dire ma quête des vrais vins. Ce vin est là, décliné en six millésimes. Comme vous en avez l’habitude (voir bulletins 92 et 116) mes notes sont prises d’instinct, à la volée. Les redites sont compréhensibles.

Le 2003 a une couleur rouge d’un intense grenat qui ne peut pas être d’un Volnay. Le nez est très imposant avec du fruit fort et de l’alcool. En bouche il y a de la prune. C’est déjà rond et étonnamment buvable. Ce vin aura plus de bois que les autres. Le 2002 a une couleur très différente, plus acajou. Le nez est plus discret, le goût est beaucoup plus austère. C’est un bourgogne très subtil mais qui ne peut rien dire quand le 2003 parle. Plus tard, quand le verre s’oxygène, le vin gagne en saveur.

Le 1999 a une couleur intermédiaire. Il a une approche assez aqueuse. Mais on découvre sa rondeur. C’est absolument passionnant d’équilibre. C’est beau car très équilibré. Le 1995 a une couleur typique de Volnay. Le nez est de viande. On a un beau goût de bourgogne avec une belle astringence. Le 1990 a une très belle couleur et un beau nez C’est assez austère, mais on sent un potentiel immense. Ce vin appelle un plat. Un convive signale la cerise à l’eau de vie, à peine suggérée. C’est un vin bien accompli.

Le 1964 a une couleur magique de vin ancien. Le nez est sublime. Il y a un charme immense dans sa texture. Une jeunesse extrême combinée à une palette aromatique large que seuls les vins anciens possèdent.

Mon classement des Volnay Caillerets « ancienne cuvée Carnot » : 1964 – 1999 – 2003 – 1990 – 2002 – 1995.

Il convient de remarquer que ce classement correspond à ma grille de lecture. Il est évident que d’autres amateurs auront des réponses différentes. Joseph Henriot, l’homme qui nous invite à ces agapes, a l’ardente recherche de la perfection mais dans une optique très précise : dans le respect du terroir, dans le sens de l’histoire, et avec la créativité des hommes. La maison Bouchard est passée par une période de moindre performance et on sent cette vibrante envie de retrouver une qualité que les terroirs splendides méritent et appellent. Cette quête exigeante me plait beaucoup. Joseph Henriot juge les vins à cet aune là. Bernard Hervet, directeur général de Bouchard a une autre optique : il tient à vérifier que le futur de chaque vin est bien à la hauteur des espérances de l’année. Il ne juge pas le 2003 dans son verre, mais dans la vision que lui inspire le vin immédiat pour les vingt ans à venir. Mon approche est toute autre : même si la perspective historique ne me quitte pas, je juge mon verre, car je n’ai avec lui que la conversation de l’instant. Et le 1964 me parle avec son accent chantant quand des sopranos qui seront peut-être plus brillants à long terme ont encore des vocalises timides. Nous aurons vérifié, sur cet échantillon, la justesse d’un terroir de grande personnalité.

On passe au deuxième thème de l’exercice en cave : Corton Charlemagne.

Le 2003 a la couleur très verte des statues d’Empire. C’est beau. Le nez est très poivré. En bouche, quelle beauté ! C’est un blanc magique. On est incapable de donner un âge à un vin riche qui devrait être encore au berceau et parle comme un grand. Le 2002 a une jolie couleur. Le nez est plus discret, plus austère, très poivré. Il est encore fermé, mais évoque déjà un beau Corton Charlemagne. Il y a du floral dans ces deux vins.

Le 2000 a un nez minéral fort. En bouche des agrumes et du poivre, du melon vert. Il a aussi du gras mais progressivement le floral apparaît. Un charme inouï et une longueur rare. Le 1996 a un nez intense très minéral. La couleur s’anime et s’ambre un peu. En bouche ça citronne. Il est plutôt sec quand le 2000 est gras. Le floral et l’intense sont là. J’y trouve un peu d’iode. Très différent du 2000, il est grand, intense et typé.

Le 1990 a une belle couleur dorée. Le nez est fort et minéral. En bouche, on sent que toutes les composantes du Corton Charlemagne se sont totalement intégrées. Sa longueur est irréelle. Le 1955 a une couleur magiquement fumée. Le nez a une déviance d’âge. Le vin est limité. On est dans le champignon. C’est assez décevant. Je demande à Yann le sommelier si compétent de goûter l’autre bouteille qui, elle, est passionnante : du beurré, du caramel, une intensité de vin riche où l’alcool s’affirme. Sur l’impression de la première bouteille de 1955, mon classement est : 1990 – 1996 – 2000 – 2002 – 2003 – 1955. Avec la nouvelle version du 1955, cette année se place en troisième position. On aura compris que c’est le 2003 du jour qui est classé et pas ce qu’il sera.

Bel  exercice comparatif qui permet à M. Henriot de montrer l’évolution des techniques dans le sens de sa démarche. Intermède avant le repas, le champagne Henriot 1955 en magnum est d’un charme rare. Il démarre en douceur, comme s’il n’était que de passage en bouche. Et comme si l’on avait allumé une post-combustion il se met à faire un numéro de charme langoureux pour délivrer des saveurs changeantes au rythme énigmatique. Il a moins d’attaque que le 1959 mais une séduction redoutable.

Nous passons à table et le chef Jean Paul Thibert a réalisé un repas de haute qualité. Amuse bouche, crème de choux fleurs aux œufs de harengs fumés, terrine de champignons veloutés de truffes grises de Bourgogne, carré de côte de marcassin au vin, millefeuille de céleri et poire, fromages, gâteau de noix, crème brûlée à la vanille.

Le Chevalier Montrachet 1964 est un immense vin. L’odeur est invraisemblablement pénétrante. Il est beau, il est intense et il est jeune. Un vin magnifique.

Le Montrachet 1865 (lisez bien le siècle) a une couleur d’or dense comme un Sauternes de la même époque. Il faut se représenter que dans ce verre, c’est un raisin qui a mûri il y a 139 ans. Le nez est puissant. Il a du fumé, du fruit confit. C’est un vin vivace, vivant et vibrant qui ne peut pas être abordé sans un profond respect. C’est la rareté absolue, l’exemple parfait d’une tranche d’histoire aux évocations surréalistes. On est au Paradis, à la droite du Père. Yann me fit un cadeau royal en me donnant un verre du fond de bouteille et j’ai eu alors un de ces instants qui justifient ma démarche : j’ai eu, sur une gorgée, un moment d’éternité. J’avais en bouche, communiquée à mon cerveau, une de ces manifestations de la perfection absolue. C’est comme si une lumière s’allumait dans tous mes sens pour dire : « c’est ça. C’est ça le but ultime. C’est le goût parfait ». L’impression dura une demie minute. Ce fut comme une apparition. Je fus réellement tétanisé l’espace d’un instant. Rien autour de moi n’existait que ce choc gustatif de perfection. Ce vin rejoint mon Panthéon.

Le Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1964 servi en magnum est la définition de la Bourgogne. Il n’y a pas un goût unique. Le Dieu Pan s’amuse dans le palais, délivrant des saveurs perpétuellement changeantes. Le vin iodle dans la bouche. C’est un grand vin de belle définition et de charme fort. Mais il fut éclipsé. Car Le Corton 1934 est invraisemblable. Là, pas de variations mais du monolithisme. C’est une boule de feu de magiques saveurs veloutées. C’est rond de plaisir raffiné. Un immense vin de pur plaisir. Une sensation rare. Et une longueur unique qui emplit la bouche de bonheur total. Un grandiose vin ancien.

L’étonnement le plus fort allait venir du Clos Vougeot 1865. Il n’y a plus de repère possible car on se demande comment ce vin est capable d’être aussi jeune. Si l’on n’était pas en ce lieu où la rigueur règne, on refuserait ce vin en disant : ça ne peut pas être un vin de cet âge là. Et quand on oublie ce décalage, on a un vin splendide, plein, intense, et avec une persistance aromatique que seuls les grands bourgognes anciens peuvent donner. J’ai été dérouté par ce vin idéal, tant sa perfection était irréelle. Ce 1865 parfait est diabolique de jeunesse.

Difficile de classer de tels vins. Le plaisir immédiat est sans conteste en faveur du Corton 1934. Le Graal du collectionneur, la satisfaction de ma recherche de l’extrême c’est le Montrachet 1865 qui est un monument de perfection. Nous aurons assisté à un repas unique et inoubliable avec de grands amateurs et experts aux personnalités attachantes. Un historien du vin qui inspire une sympathie profonde, un des plus grands chefs d’orchestre à la sensibilité communicative, de grands experts aussi enthousiastes que les amateurs, un collectionneur italien à la joie de vivre épatante. Deux belles tables d’amateurs conquis. Un moment qui laissera des traces puisqu’on en verra des instants sur « Envoyé Spécial » de France 2 en décembre, sans doute le 16. Dans leur démarche les journalistes auront filmé 23 cassettes de 30 minutes pour 26 minutes d’émission. Le monteur aura du mal tant il y a matière à vingt émissions. Un grand moment que l’on doit à la générosité exquise de Joseph Henriot.

Certains de mes amis ont tendance à me considérer comme le Saint-Bernard des petites années, trouvant du charme à des millésimes que bien des experts ont exclus ou négligés. Ce n’est pas l’expérience qui va suivre qui va changer cette image. Recevant mes enfants, j’avais prévu du champagne pour le foie gras, mais l’une de mes filles déclina. Au dernier moment donc, j’ouvre Trotanoy 1973. Niveau superbe, bouchon parfait, première odeur délicieuse. Et en bouche, un étonnement. Il serait normalement impossible qu’un vin de 1973 développe une telle puissance aromatique mais le fait était là. A l’aveugle, si on m’avait dit 1975, j’aurais dit oui. Et si on m’avait dit 1973, j’aurais dit : impossible. Or le goût était là, intense, puissant, pénétrant, et de belle structure. Pour un osso-buco j’avais ouvert à l’avance un Saint-Joseph Chapoutier 1994. Nettement plus fruité et remplissant la bouche agréablement, bien campé dans son appellation, il joue son rôle. Et il met en perspective le Trotanoy qui apparaît plus complexe que son année. Il y aura toujours des surprises sur ces années dépréciées sans doute un peu rapidement.

Il reste que 1865 est grand. Plus grand que tout.

Que des Corton Charlemagne ! A droite, le 1955