Déjeuner au restaurant thaïlandais Bayan dimanche, 13 juin 2004

Un ami, convive du dernier dîner de wine-dinners m’invite au restaurant thaïlandais Bayan, à la cuisine fort construite et bien inspirée où un parcours de dégustation impromptu doit se dérouler avec de sympathiques cavistes. Même si les codes de saveurs de cette cuisine sont assez inhabituels, on sent une démarche esthétisante de bel intérêt. Seuls les desserts m’ont totalement dérouté. Le palais manque alors totalement de repères ! Un Sancerre les Monts Damnés François Cotat 1997 ressemble à tout sauf à un Sancerre. Mais le travail est bien fait. La cuvée A360 P d’Ostertag 2000 que j’avais déjà bue chez Guy Savoy est un vin délicieux vraiment bien construit. Vin de grand plaisir. Le Meursault Poruzots Domaine Latour-Giraud premier cru 1997 était handicapé par la mémoire du Coche Dury. Bon Meursault mais sans panache. Le Sancerre Edmond Vatan rouge 2002 m’a laissé perplexe car j’ai cherché vainement la plus petite trace de plaisir. Le château Le Pin Beausoleil, bordeaux supérieur de 13,5° Pauchot Leriche 2001 était présenté par son jeune propriétaire. On sent le travail sérieux, mais je préfèrerais un jeu d’acteur un peu plus calme. Un peu moins Michel Serrault, même s’il est brillant, et un peu plus Michael Longsdale.

Sympathique groupe joliment dissipé de joyeux convives, intéressante confrontation avec une cuisine qui eut la sagesse de ne pas anesthésier la bouche avec ses imprégnantes épices, et vins divers dont je ne retiendrai que l’Ostertag.

Déjeuner au restaurant Tan-Dinh jeudi, 10 juin 2004

Déjeuner au restaurant Tan-Dinh. Je viens à l’improviste dans ce temple de l’amour du vin. Robert Vifian n’est pas là et le lieu est désert. Sans doute les manifestations qui paralysent le quartier. La carte des vins est extraordinaire. Tout ce qu’un esthète du vin rêve d’avoir est là. Et les clients ont du talent, car les nombreuses années rayées sont souvent les meilleures. Je choisis l’exception, un Corton-Charlemagne Coche-Dury 1999. C’est le vin qui me semble le mieux correspondre à ce que j’attends d’une subtile cuisine vietnamienne. Nous commenterons souvent les accords avec Freddy Vifian. La bouteille arrive chaude, et même avec un passage en seau la première gorgée est bien grasse. Le pétrole, la pierre à fusil, le métal excitent avec une belle agressivité fort opportunément les papilles. Un ravioli amer et délicat provoque le vin avec génie. On est moins en phase avec les beignets de langoustines forts bons mais trop évidents pour inquiéter le Corton-Charlemagne. C’est une troisième entrée à base d’une herbe que madame Vifian nommera « Shiso » ou « pérille » qui intriguera le Coche-Dury au point de lui faire chanter le plus beau chant du jour. C’est un peu comme un limonaire lorsqu’il a trouvé son exacte partition. Ce lourd meuble de foire est pataud mais peut devenir orchestre de Vienne quand il est inspiré. On en était là avec l’herbe folle. Accord inoubliable.

Il est intéressant de constater que le bar appelle un vin rouge quand le cabillaud comme on le traite ici appelle un vin blanc. Mais à ce moment, le Corton Charlemagne se sent mieux avec le bar, plus reposant, qu’avec le cabillaud qui aguiche, mais sans franc succès.

Je trouve anormal qu’un restaurant aussi subtil et à la carte des vins d’une telle intelligence ne fasse pas table comble en permanence. Gastronomes parisiens, sachez ce qu’il faut faire.

Que dire de ce Coche Dury ? C’est un vin immense qui fait appel à un code de valeurs d’un élitisme œnologique absolu. Pas un gramme de charme dans ce vin qui joue la pureté, l’orthodoxie, la formidable définition du Corton-Charlemagne. Il sera bien difficile de boire du vin après ce chef d’œuvre.

Déjeuner à Fargues mardi, 8 juin 2004

Déjeuner privé en bordelais au cœur de vignobles chargés d’histoire. A l’apéritif Fargues 1997. Le nez est d’agrumes et en bouche, après avoir accueilli les pamplemousses et les fruits bruns, c’est le coté confit qui frappe. Mais surtout, caractéristique si belle, où tout Yquem me revient en mémoire, c’est cette unique impression de croquer les grains de raisin qui survient quand on « mâche » cet élégant Sauternes. Fringant à l’apéritif il se referme quand il est juxtaposé à des coquilles Saint-Jacques crues au zeste de citron vert. Il a trop de force pour le mollusque.

Un indispensable bouillon vient clarifier les papilles pour accueillir Château Lafite-Rothschild 1945. La bouteille a le millésime gravé dans le verre. Le niveau est exemplaire. La couleur est rubis, celle d’une belle rose profondément odorante. Le vin est continûment trouble, ce qui n’altère pas le goût. Un canard accompagne idéalement ce vin de majesté. A chaque service en verre le vin devient plus intense, son goût se précise, se densifie, s’extériorise. Le vin devient de plus en plus grand. Voilà pourquoi il ne faut pas carafer, car en homogénéisant on perdrait la perfection de la fin de bouteille.

Elle restera ce jour là purement conceptuelle car nous ne finirons pas : Fargues 1952 arrive. Couleur discrètement dorée de peau de pêche. Le vin sent le pamplemousse rose, et je ne peux cacher ma joie quand je vois qu’on apporte un dessert dont le thème est ce même fruit. L’accord sera parfait. Fargues 1952 est un athlète bien ossu. Il est chaleureux, puissant. Il n’a pas en bouche une longueur extrême mais il satisfait largement d’un plaisir premier. C’est un beau et grand Sauternes comme il doit l’être, plein de plaisir souriant. En ces longues journées d’un presque été, les vignes ont des grappes qui sont encore de timides promesses. Et le bordelais respire la joie de vivre.

galerie 1961 mardi, 8 juin 2004

jolie bouteille d’un Puligny Montrachet Duchesne 1961.

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 Chambertin Edouard Jantot 1961

 Sancerre Clos St Martin 1961

Chateau d’Yquem 1961 bu le 9 mars 2006 au chateau d’Yquem en même temps qu’Yquem 1861 de ma cave (voir ce récit d’un dîner fabuleux).

Chateau Cheval Blanc 1961, bouteille exceptionnelle, un des grands vins de 1961.

 Chateau Palmer 1961, bu en même temps que le 1959 à une séance de l’académie des vins anciens.

Nouveau voyage à Bordeaux lundi, 7 juin 2004

Nouveau voyage à Bordeaux. Je persiste et signe : la gare Montparnasse est laide. On connaît des pays peu démocratiques où l’on cherche à contenir toute velléité de culture. En ce lieu, il s’agit d’extirper toute forme de beauté. Je me perds moins dans les rues de Bordeaux où la prolifération des tramways me pèse moins.

Le château Smith Haut Lafitte a des bâtiments d’une architecture originale où les charpentes apparentes en bois ont une importance inhabituelle. C’est étrange mais l’endroit a d’une façon générale un esthétisme de bon aloi. Les Sources de Caudalie ont un niveau d’hôtellerie de classe internationale. La merveilleuse chartreuse à la splendide façade d’un pur 17ème, demeure privée des propriétaires qui l’ont restaurée et aménagée avec un goût raffiné accueille un groupe d’espagnols. Parmi eux, le jeune propriétaire des fabuleux jardins botaniques d’Elche. Dans la cuisine rustique on goûte les blancs de Smith Haut Lafitte. Le 1998 est puissant, technique, imposant. Par comparaison, le 2002 est frais, discret, citronné, de belle intelligence.

Nous dînons au lavoir et par une merveilleuse soirée d’une des plus longues journées de l’année un couple de paons vient saluer le soleil se couchant sur les vignes. Le blanc de 2001 a beaucoup de charme. C’est l’archétype du Graves blanc bien fait, qui miroite de tous ses parfums. Je le déguste sur une viande confite de canard bien dégraissée.

Le Smith Haut Lafitte rouge 1961 de la cave de Florence et Daniel Cathiard se présente avec un nez d’une délicatesse et d’une finesse rares. Ce n’est pas le 1961 qui arrive en fanfare. C’est un 1961 tout en charme. En bouche le message est simple, discret, sans ajoute inutile. Et la synthèse est belle, signe d’un vin de grand plaisir. Un dos de cabillaud me ravit car il l’accompagne avec une subtilité certaine.

Les propriétaires de cet ensemble, dont l’esprit d’entreprise est justement récompensé, ont une saine ambition. Ils peuvent être fiers de ce lieu de charme où se combinent le culte du corps, le culte du bien vivre et le culte du vin. Un original vin blanc doux de Cahors apporté par un jeune sommelier plein de talent glisse en bouche sans histoire. Des discussions se poursuivent ensuite fort tard avec des amis retrouvés sur place, au rythme réglé par un vieux Rhum Clément de bon confort.

Déjeuner à la boutique Pétrossian samedi, 5 juin 2004

La boutique Pétrossian est un discret pilier de l’épicerie de luxe. Dégustation de divers caviars fort instructive.  Beaux produits, tentations, compétence. Le restaurant est fort avenant et on y mange bien, sans être obligé de passer par la case caviar. Les cœurs de saumon sont d’une tendreté remarquable et la cuisson des poissons est exacte. Le maître d’hôtel fait participer au dessert à une expérience bien étrange de dissection des saveurs et des appétences qui vaut le détour. C’est surprenant mais digne d’intérêt. On voit l’influence de l’anis ou de la réglisse sur l’acceptation de certains goûts. Si la recherche gustative est poussée, la carte des vins est restée à l’écart. Elle est plus le fait du hasard et de l’histoire que de vrais choix. Mais on peut quand même y faire de bonnes pioches. A coté du Taittinger maison relativement impersonnel, le Deutz 1996 combine fort agréablement l’apaisement de la soif et une belle personnalité. Et je fais ouvrir un Filhot 1983 de fort belle couleur orangée qui crée des agressions surprenantes mais possibles sur les chairs des poissons. Délicieux Sauternes frais et assez léger qui contrastait radicalement avec un Fargues 1986 bu la veille. Bu à l’aveugle, je me sentais en terrain connu. Mais la structure lourde du Fargues m’avait conduit sur d’autres pistes : Lafaurie-Peyrraguey, alors que j’aurais dû reconnaître ce cousinage caractéristique de la famille Yquem. Sans doute déjà plus formé que le Yquem 1986, ce Sauternes a une trame dense, un poids de plomb. Grand Sauternes très éloigné du Filhot. Lequel faut-il préférer ? Je ne saurais le dire. J’aurais plutôt tendance à « préférer » les deux, le Filhot délicieusement féminin et le mâle Fargues puissant comme un taureau. Le Filhot était déjà orangé, acajou, quand le Fargues était encore de couleur citron. Deux expressions contrastées et vivantes de cette splendide appellation.

Déjeuner en famille vendredi, 4 juin 2004

Un déjeuner par un beau soleil dans un jardin fleuri de banlieue. Il est des jours où l’on a envie de jouir des plaisirs de la vie, quand on se sent environné de problèmes plus graves. L’envie de profiter est encore plus forte. Un champagne Taillevent rosé 1988 qui est en fait un Deutz rosé 1988. Une couleur saumon, cœur de prune, une bulle à peine assagie, et ce merveilleux goût vineux fait d’intensité, d’expression et de charme. On est rempli de ces saveurs imprégnantes. Sur un foie gras juste poêlé trempé d’épices, l’accord est excitant au possible.

J’avais ouvert le Château Palmer 1964 plus de trois heures avant. Beaucoup de professionnels du vin ont du mal à imaginer et accepter que la surface de quelques centimètres carrés d’une bouteille gardée droite permette à l’oxygène d’influencer l’ensemble de la bouteille. Or ce Palmer 1964 à l’ouverture d’un beau bouchon bien sain fait fatigué, usé. Et au moment du service c’est un vin pimpant, joyeux qui s’exprime dans les verres. Un nez chaleureux, une couleur sombre mais vivante, et en bouche sur un agneau particulièrement expressif, c’est un enchantement de la plus grande qualité. La discrète sauce de la viande marquée par un appareillage de tomate subtilement acide influence le goût. Elle excite le vin dont l’amertume devient palpitante. Sans ce choc, le vin serait sans doute de son année, c’est-à-dire assez sec, assez expressif mais « en dedans ». Là, le vin est éblouissant. On ne dira jamais assez comme un vin doit être associé à un plat, car ce Palmer 1964, qui ne ferait pas lever beaucoup de sourcils dans des dégustations verticales était à ce moment un petit chef d’œuvre de plaisir gustatif, passionnant par la confrontation sans concession avec une légère sauce acide. Il faut savoir, à ce moment là, oublier les guides, les hiérarchies, et ne retenir que la prestation brillante d’un Palmer 1964, véritable réussite de Palmer, qui donne un accord de rêve. Sur un Cantal fort vieux bien gras et encore tendre le mariage se faisait aussi très bien.

Il y avait bien sûr l’envie d’apprécier les vins de ce repas mais aussi des provocations gustatives d’un niveau rare de complexité et de jouissance.

Autres essais … jeudi, 3 juin 2004

Une soirée en un magnifique château de l’Entre-deux-Mers que des passionnés parisiens retapent avec amour et goût. Un très joli petit château Laurée 2001 un délicieux Entre-Deux-Mers dont l’authenticité m’a plu. Les vignerons propriétaires sont de vrais esthètes.

Je repars vers mon Sud. Malgré un demi siècle de DATAR je suis obligé de TGViser jusqu’à Paris et Air Franciser jusqu’à Toulon-Hyères. C’est à peine plus long que d’aller à Johannesburg. Je pousse la conscience « professionnelle » jusqu’à essayer le Merlot du pays d’Oc de Louis Eschenauer proposé par Air France. Malgré ses 18 cl seulement je n’ai pas pu finir. Cet horrible jus de copeaux est une insulte au goût. Si c’est cela la mondialisation, je comprends qu’on suive José Bové. Le plus mauvais des vins de terroir est meilleur que cette mixture. Il n’aura pas réussi à effacer le souvenir d’un voyage bordelais d’intense plaisir.

Déjeuner au château d’Yquem mardi, 1 juin 2004

J’arrive devant l’allée qui mène au château d’Yquem. C’est le point culminant de la période des roses et chaque rangée de vignes est comme un paragraphe qui ouvre ses guillemets par  un rosier rouge sang. Je pénètre en ce lieu avec émotion car jamais après ce jour je ne serai accueilli par un membre de la famille Lur Saluces à la tête de la propriété. Profitons donc de ce dernier moment où l’on est "comme avant". Il y a Valérie, Francis, Sandrine, de la garde rapprochée qui ont vécu de belles années, de beaux millésimes. Alain et Christiane serviront le repas, elle presque en pleurs vers la fin, car une page se tourne.

Cette phase de l’évolution d’une propriété est normale, car quand le pouvoir est cédé, il est cédé. C’est la cession qui était l’acte majeur. Pas la passation de pouvoir. Tous les acteurs concernés étant intelligents, les évolutions seront forcément positives. Il n’y a pas de doute là dessus. Mais une période  de treize générations d’une même famille à la tête du plus grand vin du monde qui s’arrête est un moment unique et rare dans l’histoire de notre pays. Ce repas organisé pour un objet précis avait une lourde signification pour les amoureux du vin présents.

Le Krug grande cuvée a un nez typé de Krug, assez intense mais pas trop. Il glisse en bouche comme un champagne de soif, tout  naturel et facile à boire. Ce vin est décidément aussi bon qu’un millésimé.

Le "Y" 2002 que le château, fort curieusement intitule sur le menu « Y grec », sans doute pour des convives étrangers, étonne par son aspect aqueux. Il est  léger, linéaire, simplifié. On pourrait même dire assez limité, très loin du "Y" 1985 que j’ai tant aimé. Le magistral homard breton en Bellevue est d’un goût intense. Il aurait volontiers accompagné aussi un Yquem léger, s’il en est. Un 1987 ou 1991 peut-être.

Pour cette belle table il y avait plusieurs bouteilles de Haut-Brion 1971 rouge, et les goûts en étaient modérément variés. Ce grand vin démarre sur un registre assez strict et sec car il a été carafé depuis peu, puis devient grand. Un convive grand expert de ce château le jugera très orthodoxe, avec cette grandeur du plus beau Graves rouge qui soit. Le filet de canette aux cerises se mariait délicieusement bien avec ce grand vin qui méritait d’être excité par ce choc gustatif.

Il n’y a vraiment qu’au château que l’on sert le Yquem en carafe, qui plus est biseautée. Suprême décontraction sans doute.

Lorsqu’on sert Yquem 1989, je vois les yeux de Francis qui brillent. Responsable de production, il a "fait" 1989 comme d’aucuns ont "fait" Wagram ou Austerlitz. C’est un peu comme tous ces amis d’Yquem qui avaient « fait », qui 1847, qui 1869, qui 1876. Nous participons à l’histoire d’Yquem, ceux qui le font dans les années récentes car ils sont bien jeunes (Francis a participé à l’élaboration des vins depuis 1983 et je n’ose pas demander à Francine, maître de chai, tant elle est jeune) et nous, collectionneurs, qui en racontons l’histoire par les souvenirs de notre palais. Ce Yquem 1989 a une magnifique expression riche et forte d’élégance. Dire que ce vin est bien fait est ici particulièrement banal. Forcément on demande si le classement des trois glorieuses a changé. J’en étais resté à 88-89-90 qui ne représente pas les mensurations d’une déesse gironde mais l’ordre de valeur de ces trois années qui coïncide aujourd’hui avec l’ordre chronologique. Rien n’a changé, le 88 est toujours le plus brillant. Mais tout ceci peut évoluer. Ici, ce Yquem est magistral de promesse et aussi de généreux accomplissement. Parfait sur des fromages, surtout sur le Roquefort assez sec pour lui convenir, plus que sur une fourme.

Le Yquem 1934 a une robe de miel. Tout de suite ce qui frappe c’est qu’il a peu d’alcool. Il est assez sec comme beaucoup de vins de la décennie 30 à l’exception du 1937. Il a une longueur limitée mais un charme inimitable. Aimant les Sauternes devenus assez secs, je suis tout à mon aise. Il y eut deux écoles : ceux qui trouvèrent que le feuilleté de rhubarbe au Sauternes accompagnait admirablement le Yquem 1934 et ceux qui comme Francis et moi trouvaient que ce dessert délicieux, qui avait bien capté les composantes de ce délicieux breuvage, raccourcissait le Yquem. A chacun son goût. On vérifie chaque jour que les réactions ne sont jamais identiques.

Quand un vin final me plait, j’essaie d’éviter le café, pour que le goût délicat reste longtemps en bouche, puisque le café, comme une gomme, efface la voluptueuse rondeur du dernier liquoreux. Mais malgré ce désir de rester sur le goût du 1934, deux bouteilles d’une tentation folle ne pouvaient être ignorées. Je connaissais le cognac Hennessy Paradis qui est un assemblage des meilleurs cognacs anciens de cette belle maison. Belle attaque, virile, et l’on me suggère d’essayer le Hennessy Richard. Définitivement supérieur, il m’évoque certains des cognacs plus que centenaires que j’ai la chance d’avoir dénichés. Un grand cognac d’une insolente séduction au boisé profond et aux épices altières. On parle mieux quand on a un tel cognac en main.

Dédicaces, échanges de cartes, promesses de se revoir, nous prolongeons tant que nous pouvons ce moment unique où l’histoire tourne une page. Nous suivrons avec intérêt et confiance les développements futurs. Yquem sera toujours Yquem. Et le Comte Alexandre de Lur Saluces sera toujours actif et dans nos pensées.

Voyage à Bordeaux jeudi, 27 mai 2004

Voyage à Bordeaux. La gare Montparnasse est toujours aussi sinistre, avec une architecture intérieure  de type parking souterrain. On dirait que la foule des voyageurs tend à lui ressembler tant on voit des jeunes au dos courbé dont l’aspect volontairement grunge semble un signe de ralliement. Arrivée à Bordeaux, location de voiture et circulation en ville. Suivant d’improbables panneaux, je repasse devant la gare une heure après avoir voulu la quitter. Quand enfin j’accède aux quais, je retrouve avec plaisir l’architecture inimitable de splendides monuments, faits de cette si belle pierre aux couleurs de Sauternes.

Mais je découvre aussi l’effet Juppé. Si l’on avait demandé à un ingénieur comment bloquer la circulation, il n’aurait jamais été aussi efficace que ce qui fut fait. Cela tient en deux recettes. La première, c’est de diviser par cinq l’espace réservé aux voitures. Rien n’est trop beau pour des tramways quasiment vides. L’espace utilisé à cet effet par voyageur transporté est délicieusement psychédélique. Mais il s’agissait de marquer l’histoire ou au mieux de gagner un vote local. Le vrai coup de génie, c’est dans la seconde recette : la gestion des feux verts et rouges. C’est assez amusant. On est bloqué à un feu et on se dit qu’au moins d’autres voitures doivent passer. Eh bien pas du tout. Le magistral pont de pierre,  que des anciens avaient prévu pour huit diligences de front se traverse en vingt minutes quand vraiment il n’y a aucune circulation. Un riverain me parle avec émotion du temps jadis où il entendait le bruit des voitures : "là, ça me fait tout drôle, on n’entend plus rien, puisque toutes les voitures sont à l’arrêt". Je force évidemment le trait, mais il y a un fond de vérité.

Cher lecteur, vous vous dîtes "et le vin dans tout cela ?". Le rapport au vin est que cette surconsommation de carburant dans une circulation bloquée favorise l’effet de serre. Lequel profite aux Sauternes qui gagnent en puissance. Le tramway de Bordeaux est donc l’ami du Sauternes. Qu’on se le dise.

Je rends visite à un sympathique et dynamique vigneron d’une lignée bordelaise connue qui m’accueille au chais de Clos Beauregard vin de Pomerol. Nous goûtons trois fûts de 2003. Le Clos Beauregard 2003 en fût neuf de Treuil a une expression toute dans  le fruit. Le vin n’est pas élaboré, pas formé, mais promet un beau fruit juteux. Le même dans un fût Saury neuf est très pomerol, déjà formé. Il a déjà de la personnalité. Le même encore dans un  fût Saury d’un an, fait très saint-émilion avec un nez superbe. Pour le plaisir nous déterminons un ordre de goût. C’est pour moi 2 3 1, le Pomerol en fût neuf étant plus expressif, et 3 2 1 pour le vigneron.

Nous nous rendons à l’hôtel du château Grand Barrail Lamarzelle Figeac, lieu de séjour fort cossu, château copiant une demeure allemande avec ses décorations rococo tendance orientaliste. On goûte en même temps le Clos Beauregard 2001 et le La Tour du Pin Figeac 2001 dont la famille est également propriétaire. Il faut savoir que l’un est pomerol et l’autre saint-émilion, mais seul un minuscule ruisseau sépare les deux appellations. On aura donc quelques similitudes, surtout si ce sont les mêmes acteurs qui les font. Le premier est très pomerol très boisé et astringent. C’est un vin à attendre dix ans. C’est bien car il n’y a aucune concession. On sent le travail authentique dans l’esprit de la tradition. Le saint-émilion a les mêmes caractéristiques, mais il est plus élégant. Il n’a pas cette austérité même si son coté janséniste est aussi évident. Le pomerol a trop de bois quand son camarade l’a plus intégré. La comparaison avec le La Tour du Pin Figeac 1970 est édifiante. Tout aspect ingrat et anguleux a disparu. On a un vin bien rond mais ascète, à la longueur frêle. On sent manifestement un rôle joué dans la pudeur. Il montre le travail du temps élégant et accompli mais finit vite et révèle l’amertume caractéristique de ce terroir. Je serais bien présomptueux de donner des conseils alors que je n’ai aucune expertise des vins récents. Mais la découverte du premier fût goûté me suggère qu’il faudrait modérer l’usage du bois et laisser plus généreusement l’expression du fruit pour que ce vin déjà élégant gagne encore en chaleur humaine. Ce n’est qu’une impression. Il y a dans cette famille tant de sagesse que ces réflexions ont certainement été déjà intégrées. Le jeune propriétaire bouillonne de bonnes idées. Il a tout en mains pour connaître beaucoup de succès. Des vins à suivre.