Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 22 avril 2004

Les lecteurs attentifs s’en souviennent, j’ai visité l’an dernier le Château Sainte Roseline, beau domaine des Côtes de Provence. On m’a présenté selon le programme classique les vins récents et lors d’un déjeuner privé avec le propriétaire et son épouse, j’ai pu goûter un 1988 rouge qui était loin d’être concluant et un 1983 rouge éblouissant. Là dessus, séduisant au port où accoste mon bateau une veuve autochtone, celle-ci trahît le souvenir de son défunt mari en m’offrant non pas sa vertu mais une bouteille de Sainte Roseline 1953. Bernard Teillaud propriétaire du domaine depuis 1994 m’avait fait goûter la plus vieille relique restant encore au domaine, le 1983. Je pouvais remonter le temps de 30 ans de plus. L’occasion était belle que ceci se passe lors d’un de mes dîners en sa compagnie. Comme tout amateur d’art éclairé il est curieux de tout. L’idée lui plut. La bouteille fut rajoutée au dîner où il s’inscrivit. Ce fut au Bristol.

La salle de restaurant d’hiver du restaurant de l’hôtel Bristol est la plus belle de Paris, les lambris de cette salle ellipsoïdale évoquant  par sa forme de mâles mêlées rugbystiques créant une chaude atmosphère. Nous avons pris nos marques en ce lieu et maintenant toutes les spécifications de service se sont rodées. L’équipe particulièrement motivée montre une efficacité totale, tant au service de table qu’à celui des vins. J’ai ouvert les vins avec Virginie ce qui est un plaisir car nous devisons sur la valeur de ces témoignages et je prends beaucoup de soin pour cette étape cruciale du succès du repas, dont voici quelques détails. Les nez bourguignons sont encore endormis. Ils ont cinq heures pour s’étirer et se réveiller. Le nez du Mouton est pimpant. Celui du Haut-Bailly 1918 est renversant de perfection. On est strictement dans la même situation qu’avec le Mission Haut-Brion 1918 ouvert il y a peu au Cinq : un nez fort, épanoui, dense comme le plomb, avec des petites notes de Porto comme en a le Cheval Blanc 1947. Il serait facile d’en conclure que 1918 délivre toujours des vins au nez généreux à l’ouverture. Pourquoi pas? Ces deux exemples de 1918 se ressemblent fort. Une déception vient du bouchon du Montrachet 1947 à l’odeur horrible alors que le vin est moins touché, même si la trace de blessure se devine. J’espère que d’ici le dîner le temps va corriger ce défaut. J’avais annoncé dans la liste des vins que je propose : "Yquem 1929 ou plus vieux, année à voir sur le bouchon". J’avais mis 1929 par comparaison à des bouteilles proches de son aspect extérieur. A l’ouverture avec Virginie le bouchon montre qu’il s’agit de 1906. Voilà un deuxième cadeau pour les heureux convives : il y a Sainte Roseline 1953 ajouté qui ne figurait pas sur la liste, et voici que le Yquem est de 1906. Beau nez, et magie qui opère à la première gorgée juste à l’ouverture, car il fallait bien trouver un prétexte pour vérifier dès à présent la qualité de ce breuvage divin. Les 1918 et 1906 ayant des bouchons d’origine, ceux-ci se sont émiettés. Il faut une patience d’ange pour que rien ne tombe dans le flacon. C’est un exercice délicat.

Eric Fréchon avait composé un menu particulièrement élégant. Je regrette toujours quand je n’ai pas le contact direct avec le chef, car si je fais ces dîners, c’est aussi pour explorer avec ces créateurs de talent de nouvelles formes d’accord. C’est l’un de mes plaisirs quand le dialogue existe sur ce sujet de passion. Fort heureusement le brillant sommelier Jérôme Moreau fut le trait d’union utile et efficace pour les mises au point.  Araignée de mer en carapace, chair et corail à la coriandre, jus des carcasses pressées, Sole dieppoise et écrevisses, mousseline de petits pois, jus de crustacés et mousserons, Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au parmesan, Pigeon vendéen rôti au foin, chou vert aux abats et foie gras de canard et girolles, Rhubarbe à l’étouffée à l’infusion de citronnelle, glace Amaretti, Mangues et ananas caramélisés aux épices, Chocolats, mignardises. Un programme brillant.

Le champagne Mumm Cordon rouge 1975 servi en magnum a une belle bulle vivace. En apéritif dans le majestueux salon de l’hôtel, il est encore un beau jeune homme avec une expression légèrement fumée, un vineux assez adouci. C’est très plaisant. Servi ensuite à table sur la soupe d’araignée, il rajeunit de vingt ans. Il prend plus de sécheresse, devient plus fringant, et montre un niveau sans doute supérieur à ce qu’il délivre sur les millésimes d’aujourd’hui. Un vraiment beau champagne.

Sur la sole, le Sylvaner Trimbach 1962 a un nez transformé par rapport au nez du vin servi quelques secondes avant que le plat n’arrive. Il a une belle minéralité, ce coté pierre à fusil, et en bouche il se fait rond, chatoyant, séducteur, mettant en valeur la sole d’une bien belle façon. Le Montrachet Roland Thévenin 1947 à coté fait triste. Le nez bouchonné ne se retrouve pas en bouche mais le vin est réduit, paralysé, encagé dans un filet paralysant. Bien sûr le temps passé dans le verre le ravive mais le charme est rompu. Ce qui laisse la place au Sylvaner pour parader sur un plat d’une exécution exemplaire.

Le Beaune Blanchefleurs tasteviné Chanson Père & Fils 1967 est absolument remarquable. Canaille, séducteur, il a mis son foulard rouge autour du cou et entraîne le palais dans une java endiablée. Ce qui frappe c’est cette expressivité si typée. A coté, le Corton Grancey Louis Latour 1964 est un sumo de puissance alcoolique et de sérénité. L’un est canaille, l’autre est rassurant comme un notaire de province. J’aime ces bourgognes là, l’un qui chaloupe l’autre qui envoie la bouée de sauvetage. Comment va s’intégrer le Château Sainte Roseline Côtes de Provence 1953 à coté de ces généreux et brillants bourgognes ? A l’ouverture j’avais poussé un ouf ! La belle veuve n’avait pas trahi ma séduction portuaire. Son défunt mari avait du goût. Là, à la première gorgée, prise sur les délicats mais denses macaronis, je trouve même que le Sainte Roseline excite plus mon palais par une personnalité vive. Pianotant de nouveau sur les trois vins cette primauté ne se retrouve pas, mais le premier contact fut en sa faveur. Quand on s’installe ensuite dans la dégustation simultanée de ces trois vins, on perçoit que le 1953 est vraiment un Côtes de Provence, dans des tonalités qu’aucun vin actuel ne peut délivrer. Bernard Teillaud pourra à juste titre se féliciter que le vin de sa propriété soit marqué cette année là par une expressivité brillante de grand vin. Le charme séducteur et canaille du Beaune, la sérénité vineuse du Corton, la révélation de la personnalité de l’ancêtre de Sainte Roseline, tout portait à la satisfaction complète.

Sur le pigeon d’un classicisme de bon aloi, on commence par le Haut-Bailly 1918. Le nez absolument exceptionnel me chavire. C’est beau, raffiné, riche, opulent, rassurant, envoûtant. Alors qu’à l’ouverture Mission 1918 avait été aussi brillant, il avait ensuite un peu faibli au service. Là, le Haut-Bailly est époustouflant de panache, d’excellence. Un immense vin aussi bien au nez qu’en bouche où il est juteux, rond, accompli, serein. Quand on atteint des niveaux de cette altitude, j’ai comme un choc. Je suis groggy de perfection. A coté de lui le Mouton-Rothschild 1978 particulièrement bon (j’insiste sur particulièrement bon) n’accroche pas tant mon intérêt, cruel que je suis, alors que le vigneron de Provence confronté à ce vin plus actuel, donc plus proche de ses recherches, lui a trouvé un charme et une valeur qui convenaient bien à son palais.

Je suis naturellement un fan de Haut-Bailly. Mais ce 1918 est un particulier moment d’exception, tant son message transcende tout ce qui peut s’imaginer. Lecteur fidèle, sachez qu’il m’en reste.

Le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1959 est expressif, étonne tout le monde par ses goûts typés bien marqués, mais comment briller quand arrive le Yquem 1906 ! Avant de commenter cette légende je signalerai que Loubens est bien charpenté, avec de beaux signes de fruits blonds mais qu’il finit un peu vite, sa trace s’estompant. Il a toutefois plu à beaucoup de convives pour qui l’image de Sainte Croix du Mont n’atteignait pas  ce niveau là.

Le Yquem que l’on avait daté à l’ouverture était de 1906. Une couleur d’un marc de café. Un convive dit :"on dirait un alcool". Et j’ai senti le trouble dans beaucoup d’esprits car cette couleur pour moi familière semble une aberration pour mes convives. On se dit que ce vin est cuit, caramélisé. Leur surprise n’en est que plus grande quand ils découvrent des saveurs inconnues, pénétrantes, énigmatiques, renversantes. La densité de cet Yquem est immense. On voit défiler les abricots, mangues, coings mais aussi ces citrons confits, pamplemousses roses. C’est délicieux. L’année a déjà un pouvoir évocateur impressionnant. Et ce goût ignoré de tous laisse sans voix toute la table. Ce n’est pas tous les jours qu’on boit Yquem 1906 après avoir bu Haut-Bailly 1918. La table était très éclectique rassemblant deux amateurs belges, un éditeur, deux écrivains et des chefs d’entreprise. L’ambiance était fort joyeuse et tout au Bristol y contribuait. Le cadre, un service attentionné sans faute, et ce menu d’Eric Fréchon d’un bel intérêt. La cuisine s’est maîtrisée au profit d’une parfaite exécution du schéma directeur du plat. Tout est simplifié pour n’apparaître que plus magistral encore. Les desserts qui ne procèdent pas de la même logique sont de l’ikebana. Mais ce n’est pas ce que demandent ces liquoreux anciens. Qu’on leur donne une saveur essentielle, primaire, taillée dans le même marbre qu’eux plutôt que ces variations brillantes où le dessert existe seul. Il faut qu’un dessert sache mettre en valeur et non pas se mettre en valeur.

Quel plat ou quel accord m’a marqué ? Je serais bien en peine de le dire car tout fut juste, serein, dogmatique. J’ai eu un faible pour la sole dieppoise aux écrevisses magistralement exécutée qui mettait en valeur ce Sylvaner tout à coup propulsé à des sommets.

Comme d’habitude on vota et tous les vins sauf un figurèrent dans les votes, large éventail qui me plait. Les concentrations de vote se firent sur Yquem 1906 et Haut-Bailly 1918 fort logiquement et aussi sur le Sylvaner, les deux bourgognes et le Mouton. Bernard Teillaud fut surpris que son vin figure en position de 3ème dans cinq votes, ce qui est un score flatteur. Mon vote fut plus difficile que d’habitude car mon coeur balançait entre les deux bourgognes. Il fut : en un Haut-Bailly 1918 et de très loin, en deux Corton Grancey 1964, en trois Sainte Roseline 1953 et en quatre Beaune blanchefleurs 1967. Mais si le Haut-Bailly était indiscutable (le plus voté premier avec Yquem 1906) j’aurais pu intervertir les places 2, 3 et 4. A la réflexion aujourd’hui je mettrais sans doute en deux le Beaune. Mais le vote a eu lieu. On ne refait pas deux fois les élections.

Une nouvelle fois des amateurs débutants ou chevronnés ont vu certaines convictions et a priori vaciller quand ils ont pu prendre conscience des qualités insoupçonnées de ces vins anciens. Tous se sont mis à s’intéresser à des aspects d’un dîner qu’ils n’effleuraient pas. C’est de la pédagogie mais aussi du plaisir.

Déjeuner au restaurant Apicius mercredi, 7 avril 2004

Je dois déjeuner sur un sujet de travail avec des gens que je ne connais pas. Il est hautement probable qu’il s’agit de grands connaisseurs. Une table au restaurant Apicius est réservée car j’aime assez volontiers y prélever quelques belles bouteilles. J’invite et j’ai envie que l’on passe plus de temps à parler qu’à choisir les vins. Je choisis donc les vins avant que mes convives n’arrivent.

Comme on est en pleine saison des asperges, je choisis un Riesling Fronholz Ostertag 2000 qui ira avec toute entrée mais aussi avec les asperges, au cas où ils les choisiraient. Nous profitons de trois déclinaisons sur le thème de l’asperge. Une entrée fraîche, petite soupe en gelée avec des têtes d’asperges vertes. A l’oeil, le vert acidulé de la gelée présentée dans une coupe à sorbet paraît assez éloignée du vin. En fait pas du tout. La fraîcheur printanière excite bien ce beau Riesling bien gras, aux saveurs fumées, compotées tirant sur le fruit confit. Avec de grosses asperges vertes baignées d’un lourd jus de viande, l’accord est parfait. L’Ostertag s’installe dans une expression généreuse et épanouie. Le vin est opulent, installé, fort. Les asperges blanches à la sauce hollandaise font fuir le vin. L’accord n’est plus possible même si les asperges sont délicieuses. Jean-Pierre Vigato nous glisse entre deux plats une gigantesque morille et Hervé la marie avec un Côtes du Jura blanc Foret 1994. Que j’aime respirer ce nez d’Arbois ! Le vin est tout en puissance alcoolique. Bien sûr l’accord avec la morille se fait très bien, car il y a du sous-bois dans ce vin agréablement amer. Mais je préfère les dernières gouttes du Riesling dont le raffinement racé se montre encore plus sur la faussement frêle morille. L’affirmation surpuissante du vin du Jura, au contraire, écrase la morille. Ce n’est pas ce vin là qu’il fallait pour cette exécution distinguée de la perle noire des forêts. Le veau simplement cuit sur un direct jus de viande est l’exacte saveur pour faire apparaître la beauté de l’Echézeaux Henri Jayer 1992. Le ris de veau entier et la purée supportent bien la viande, mais c’est la viande seule qui produit un accord sensuel avec le vin. Rond, enjoué, gracieux, il ne fait pourtant aucun effort pour être reconnu. Contrairement au Vosne Romanée Cros Parentoux d’Henri Jayer de la même année, qui a la puissance affirmée d’une institution, on a un vin beaucoup plus romantique, gracieux, qui cherche moins à marquer l’histoire mais déroule un charme redoutable. Une bouteille de grand plaisir.

Avec ses séculaires embarras, Paris n’est pas vivable. Mais Paris sait vivre.

galerie 1964 mardi, 6 avril 2004

Ce magnum de Veuve Clicquot rosé 1964 fut un des champagnes les plus extraordinaires de ma vie. Il fut goûté au restaurant Laurent le 24 septembre 2002 (voir compte-rendu à cette date).

 Chateau Palmer 1964. Par comparaison voici l’autre couleur d’étiquette. Laquelle préférez-vous ?

 

Magnum de Mouton Rothschild 1964

 Château Lafleur Pomerol 1964

Gattinara vin d’Italie 1964, bu en famille en 2007, qui a brillé devant des vins beaucoup plus huppés.

Dîner chez Patrick Pignol mardi, 6 avril 2004

Dîner chez Patrick Pignol ce bouillonnant chef si talentueux. Il n’y a que lui pour se casser un bras aux sports d’hiver. C’est dans la ligne de son tempérament espiègle et enjoué. Le bras sous sa blouse comme s’il préparait une farce, il a tout de Napoléon au soir d’une bataille. Mais sa cuisine n’est pas celle d’un bras cassé, loin s’en faut. Les asperges ont une cuisson divine qui les rend croquantes à souhait. Parsemées de morilles elles sont délicieuses. Le cannelloni de homard est brillant. On s’amuse à passer du séduisant Condrieu "les Chaillets" Yves Cuilleron 2000 étonnamment flatteur, rond, beurré, parfois presque vendanges tardives, qui avait bien vibré sur la sauce aux morilles et barbote de bonheur avec le homard, au vin que j’adore, Côte Rôtie la Mouline Guigal 1992. La texture de la pâte, la vibration du crustacé font émerger la Mouline de sa discrétion première, car même carafé, ce vin a besoin de s’étirer, de faire son stretching. Puis arrive le magistral pigeon. Comme son créateur il n’a qu’un bras mais c’est suffisamment copieux. Une chair d’une immense personnalité. Et là, la Mouline sort ses plus beaux atours, se fait belle pour délivrer un message de pur plaisir. Ce n’est pas sa plus puissante année, mais 1992 me plait bien, quand ce n’est pas la force qui prime mais l’expression. Diabolique vin de charme. Patrick Pignol a ce ton enjoué du collégien en cours de récréation prêt à tous les chahuts. Mais il cache son jeu. Sa cuisine est d’une extrême précision. Il devrait donner une petite notice, car quand on s’amuse à ramasser les traces latérales comme le fait un chasse neige dans l’assiette, on prend dans les narines un cocktail d’épices redoutable. De quoi réveiller un hibernatus. Ses madeleines sont un péché insoutenable. On se sent vraiment très bien et ce Condrieu m’a ravi, volant presque la vedette à l’un des mes chouchous de Guigual.

Dîner au restaurant l’Ambroisie dimanche, 4 avril 2004

En un beau jour de printemps, quand les feuilles des arbres ne sont pas encore totalement formées, la place des Vosges montre une rassurante mesure du temps, ce temps où l’architecture donnait l’apaisante sensation de la vraie beauté. Le restaurant l’Ambroisie est discrètement signalé sous les colonnades. On y entre comme en un club privé. Un dîner d’amis qui sont tous conscrits.

L’un d’entre eux avait fait composer à l’avance par Bernard Pacaud un menu d’une rare intelligence. Les vins sont choisis sur place. Le champagne Louis Roederer que la maison suggère est fort bon. Très agréable champagne bien fait mais sans grande émotion, il se boit avec facilité sur d’attirantes gougères et sur une remarquable mise en bouche à base de foie gras confit au poivre avec une vinaigrette de poivre. Est-ce un souvenir très ancien, sans doute, j’aime beaucoup l’association d’un foie gras au poivre avec le champagne, car la bulle et le poivre s’excitent l’un l’autre. Un maître d’hôtel plein d’humour aura tout au long du repas donné des explications fort utiles. Souvent on n’écoute pas les présentations de plat solennelles, apprises par coeur et sans âme. Là, l’exposé est brillant, explique quelques secrets qui permettent une meilleure compréhension gustative du plat, et va même jusqu’à faire quelques traits d’esprit face à une tablée volontiers chahuteuse et décidée à s’amuser et festoyer. Le sommelier fort compétent sans le moindre étalage de sa science avait lui aussi un humour fort enjoué. Même s’il n’en est pas l’auteur, un trait d’esprit nous a fait rire. Nous lui disons pour un choix de vin : « nous vous donnons carte blanche », il nous répondit : « je préfèrerais carte bleue ». On voit que l’esprit général était de bonne humeur.

Le cannelloni de ris de veau est un plat délicieux et le Meursault « les Crotots » François d’Allaines 2001 se mariait particulièrement bien à la sauce généreusement rabelaisienne et aux morilles dont la rigueur repositionnait le Meursault comme le safran réoriente le dériveur. Ce Meursault chaleureux se mâche avec bonheur tant il emplit la bouche en toute décontraction. Il est diablement aidé par le plat qui lui convient. Mais sur un magistral bar au caviar remarquablement exécuté, le Meursault montre ses limites. Il n’a pas la complexité que le bar appelle. Suffisamment civilisé il l’accompagne poliment, mais la magie de l’accord avec le cannelloni ne se retrouvait plus. Le caviar traité chaud donne des sensations spéciales et diablement excitantes que j’adore mais n’aide pas le vin malgré sa civilité évidente. Le navarin de homard est magnifiquement préparé. Il est particulièrement généreux. On est dans une cuisine classique, traditionnelle, qui enchanterait certains ancêtres prestigieux qui ont défini en leur temps les canons de l’art culinaire. C’est la cuisine bourgeoise à son niveau ultime d’accomplissement. Les trois plats construits selon ce même esprit ont composé un ensemble particulièrement brillant, mon coeur penchant d’abord pour le bar, puis le homard, et trouvant que le cannelloni aurait gagné à avoir un peu moins de morilles et un peu plus de ris.

Sur le homard, nous « attaquons » Kirwan 1998. Ce choix de sommelier est judicieux, car le vin avait magiquement attrapé toutes les composantes de la sauce, phénomène que j’adore trouver. Mais ce Kirwan était si coincé, si freiné par sa camisole qu’on n’avait qu’une esquisse de vin. Aussi, laissant le choix au sommelier, celui-ci nous trouva un vin italien au nom qui fait peur : Caberlot 1995, car on redoute un de ces vins modernes qui se veulent internationaux. En fait le choix était fort bon, car même si la trame est simple, ce vin a une générosité, une spontanéité qui forcent le plaisir. Au moment des fromages, je croyais pouvoir revenir au Meursault, mais le palais était déjà conditionné et le Caberlot se comporta fort bien à ce moment particulier du repas.

Le dessert au chocolat est un pilier de cette institution. Dix-huit ans d’existence du plat avaient forcément donné au sommelier l’occasion de trouver l’accord parfait. Servi curieusement dans une flûte, un whisky pur malt Port Dhubh 21 ans de 43°(que j’ai vaguement pris au nez pour une grappa avant qu’on ne me souffle) crée effectivement un mariage précis. Mais j’explorerais volontiers sur ce beau dessert des vieux Maury qui exprimeraient plus de sensations que ce whisky. On oublie trop souvent les Maury qui finissent si délicieusement les repas sur des notes voluptueuses alors qu’ici on joue dans le plaisir sadomasochiste : whisky, fais moi mal. Ayant malencontreusement fait de l’humour sur l’innocuité de ce 43° nous nous retrouvâmes face à un Teaninish, pur malt de 27 ans titrant 64,3°. Ça c’est une boisson d’homme, avec ses chaînes et ses cuirs. Très beau whisky car la force alcoolique ne le simplifiait pas dans un message brutal. On avait un beau caractère non biaisé. Inutile de dire que nous n’étions plus dans les canons sarkoziens de la beauté.

L’Ambroisie est un restaurant à part. La décoration raffinée et la disposition des lieux donne l’impression que l’on dîne en un château privé. L’accueil attentif et personnalisé m’a fait ce soir une très positive impression alors qu’en une autre circonstance je m’étais senti bien ignoré. Il ne faut jamais juger les lieux une seule fois. Je me suis gentiment opposé – sans réussir – à cette manie d’enlever les verres quasi vides beaucoup trop rapidement de la table. C’est une règle de service à résolument changer. Sommeliers de tous les grands palais de la gastronomie, laissez les verres. Ces rapts me frustrent car le verre vide est un témoin de l’odeur qu’il faut encore consulter, même si l’on a changé de vin. Je suis content que le menu, choix judicieux d’un ami esthète, m’ait permis de profiter, de jouir de la généreuse et parfaite conception de la cuisine de Bernard Pacaud. Un grand moment de gastronomie.

 

Un essai samedi, 3 avril 2004

Lors de visites impromptues dans des boutiques de cavistes, je vois un champagne que je ne connais pas : Femme de Duval Leroy 1990. C’est une femme qui préside aux destinées de cette maison connue de champagne et ce nom est peut-être une profession de foi. Je ne peux pas dire que je suis fasciné par ces noms d’émotion alors qu’un nom de lieu ou de terroir sonne mieux à mes oreilles. Le prix affiché situe ce champagne plutôt dans les cuvées d’exception. Champagne bien construit, mais sans véritable sensualité. Je ne mords pas. Est-il possible qu’une femme ne m’ait pas séduit ? Je ne peux pas prétendre qu’en d’autres circonstances je ne succomberais pas, mais cet essai ne fut pas fructueux. Le champagne est un domaine où il est très difficile de bousculer les habitudes de goût. Chaque amateur a ses champagnes de prédilection. On l’attire difficilement vers de nouvelles saveurs.

La clef du vin vendredi, 2 avril 2004

On m’invite à une journée de démonstration d’un nouvel outil du vin. L’exposition se tient dans une boutique dédiée aux objets du vin qui se trouve à proximité de la place de la Concorde. On y trouve de très beaux verres, des carafes efficaces et toutes sortes d’objets qui sont les cadeaux que les enfants offrent à leur père au jour dit. Un sommelier de renom qui officie dans le Sud Est de la France présente un objet, un outil, qui s’appelle la clef du vin. Sur une pièce métallique de forme esthétique une petite pastille d’un alliage métallique est insérée. On trempe cet appareillage métallique dans un verre de vin, et une réaction chimique a lieu entre ce composé et le vin. Le vin prend-il peur ? Toujours est-il qu’en une seconde il vieillit d’un an. Et selon les auteurs de cet engin on pourrait vérifier jusqu’à quelle date un vin serait bon. Vous avez dans votre cave quelques bouteilles de Chablis de 1998. Vous ouvrez une bouteille que vous vouliez boire, vous prenez votre clef et elle vous dit que votre Chablis a encore six ans de bon temps devant lui, puisque c’est exactement à six secondes de plongée que la clef révèle la limite du vin. Après ces six ans, ce Chablis amorcera cette descente aux enfers fatidique qui est ainsi prédite car il aura atteint sa limite de validité : son ticket ne sera plus valable. J’ai pu constater par l’exemple qu’effectivement dans un verre le goût d’un vin vieillit et qu’au bout de quelques secondes il donne l’impression d’un vin fatigué. Les auteurs ont-ils trouvé la machine à remonter le temps ? Les restaurateurs auront-ils ainsi trouvé le moyen de gérer leur cave sans devoir utiliser la compétence d’un sommelier, puisque la clef leur donne la réponse de la durée de vie de chaque vin ? Je ne saurais me prononcer. Je peux prédire à cet objet d’avoir une capacité ludique certaine et de devenir un cadeau pour la fête des pères et pour Noël. Va-t-il devenir l’outil indispensable des sommeliers et des amateurs ? J’ai plutôt tendance à avoir une certaine prudence. Le fait qu’on s’intéresse à ce sujet au point de faire des études scientifiques poussant à trouver l’alliage idéal qui fait vieillir le vin est une idée amusante. Bonne chance à ses inventeurs. Un des effets collatéraux de cette manifestation est que j’ai retrouvé avec plaisir des sommeliers qui étaient venus en voisins et quelques personnes passionnantes. La clef du vin n’est peut-être pas la pierre philosophale, mais le vin étant un sujet de discussion sans fin, il est évident que l’outil fera parler.

Repas à domicile lundi, 29 mars 2004

Le Krug Grande Cuvée qui m’avait tant émerveillé, dont l’émotion est racontée dans le dernier bulletin, avait encore des bulles le lendemain. Un peu moins vivaces, mais le charme du champagne agissait toujours. Sur un mignon de porc à la crème et aux morilles fraîches, j’avais choisi Mouton Rothschild 1990.

Ouvert quelques heures avant et décanté pour être goûté à l’aveugle dans des verres Riedel, il offre un nez qui situe tout de suite le niveau : on sait qu’on se trouve dans l’excellence la plus pure. Une intensité invraisemblable, l’annonce d’une densité unique. Et en bouche, c’est le bonheur parfait de plénitude solidement ancrée. Il y a le fruit, il y a les tannins justement dosés qui font saliver de bonheur. Et là, on se demande : à quoi cela sert-il de consacrer son temps à expliquer les trésors cachés de vins ancestraux quand on a la possibilité de trouver des plaisirs immenses avec des vins jeunes aussi généreux ? Allais-je abandonner cette démarche de mise en valeur des rescapés de l’histoire. Mon ange gardien avait dû le sentir quand j’ai fureté en cave car il m’a dicté d’ouvrir une demie bouteille à laquelle je tiens, « Le Corton » Bouchard Père & Fils 1964. Ouvert en même temps que le Mouton et décanté comme lui pour cacher tout indice, j’hésitais à le servir. On pouvait craindre un des ces KO expéditifs dont Mike Tyson gratifiait ses adversaires et qui fascinaient les admirateurs dont j’étais, au temps où il promettait de devenir une des plus grandes légendes du noble art. Comme dans un roman policier je maintiens le suspense, mais, habile lecteur, vous connaissez déjà la suite.

La couleur trahissait un âge plus avancé que le Mouton, le nez avait cette étrangeté bourguignonne, ce charme redoutable de Rita Hayworth dans Salomé, et en bouche une cascade de plaisirs suggérés comme le dos cambré de l’odalisque au bain turc d’Ingres. C’est l’alcool qui apparaît en premier, puis des variations d’amertumes et de douceurs comme des moiteurs tropicales. Ce vin dérange mais ce vin séduit.Et ce qui est particulièrement rassurant, c’est qu’on n’a pas besoin de préférer l’un ou l’autre des deux vins. Nous avons pu sur un même plat passer du goût du Mouton, tout dans le fruit et la plénitude de son jeune âge au goût du Corton où l’alcool parle plus fort. Et les deux vins très différents se concevaient aussi bien. Fort curieusement, plus le temps passait, plus le goût du Mouton se rapprochait du goût du Corton, comme par fascination, le Mouton allant vers le Corton et pas l’inverse. Sur des gâteaux secs le Bourgogne continuait de briller quand le Mouton n’était plus à l’aise.

Ainsi, sur la perfection du Mouton 1990 l’espace d’un instant j’eus l’envie de me consacrer aux seuls vins jeunes. Le Corton me rappela à l’ordre de la plus belle façon. On aura compris que je n’avais pas vraiment l’intention de changer de cap et la complémentarité de ces vins que tout oppose m’a confirmé tout l’intérêt de cette recherche sur l’ensemble de la gamme des vins et des années.

 

Repas à domicile dimanche, 28 mars 2004

A domicile, le choix des vins est toujours un choix d’instinct. Les yeux circulent dans les rayonnages, scrutent les endroits cachés. Pourquoi telle bouteille retient l’attention ? Il y a toujours un travail subconscient que je laisse se développer. Je voudrais que jamais mes choix ne deviennent rationnels. Car alors toute poésie disparaîtrait. Ici c’est un Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1981 qui attire mon œil, puis une bouteille dissimulée, rangée dans une petite caisse de bois individuelle, un Krug Grande Cuvée que j’ai depuis fort longtemps.

A l’ouverture, le bouchon du Richebourg montre qu’il a pris des traces d’âge, très au dessus de ses vingt ans. Et on a comme souvent en haut du bouchon des traces de terre caractéristiques du Domaine de la Romanée Conti, comme si les vins voulaient rappeler de quel magique terroir ils sont issus. Au service, couleur très pâle et déjà tuilée. Le nez était fort agréable et expressif mais en bouche c’est comme si le vin avait été brûlé, cuit. Cela me rappelait le Haut-Brion 1981 bu récemment auquel j’avais trouvé les mêmes caractéristiques. Mais le vin ouvert tard allait éclore. Le goût de brûlé disparaissait et on plongeait dans la Bourgogne profonde, celle qui ne fait aucun pas pour vous séduire. A vous de la découvrir. J’aime ces réactions là. Je décante les vins exceptionnellement, car j’aime sentir les différences entre le haut et le bas de la bouteille. Etonnamment le fond de bouteille, le dernier quart, prit des allures de vin des années quarante, avec ce velouté et cette rondeur inimitables. Voilà un vin qui voulait vieillir plus vite pour rattraper ses aînés. Cela lui allait bien. Ce vin nous a tellement promenés dans des messages différents que je défierais quiconque de lui donner une note. Bien sûr en carafe on aurait eu un vin homogène. Mais si on mélange un arc-en-ciel, on n’obtient que du ciel gris. Je préfère avoir eu quelques instants fugaces de perfection.

A noter que le poulet était accompagné de salade avec des petits croûtons en cubes et de l’ail caramélisé. Le Richebourg contre toute attente flirtait plus avec la salade qu’avec la chair blanche. Il fallait bien sûr avoir la bouche vide pour profiter pleinement du vin, mais la mémoire de la salade trouvait un écho avec ce Richebourg diablement énigmatique.

Le Krug Grande Cuvée non millésimé pourrait être daté par des experts car il y avait dans la boîte en bois un petit livret intitulé « les lettres de mon champagne », récits de Krugistes. Comme les plus nombreux de ces textes et les plus récents dataient de 1989, on peut situer ce champagne vers 1985 / 1990. Le bouchon ratatiné le confirme. C’est certainement un des plus grands champagnes que j’ai eu l’occasion de boire. J’ai mentionné plus haut la notation des vins. Je lui donnerais volontiers les 100/100 Parker car il m’émeut plus que les Krug millésimés et plus que beaucoup de phares du champagne. Ce vin me parlait. Il me donnait des émotions extrêmes, de celles qui ne permettent pas de parler quand on boit. On a trop envie de ne rien perdre de cette immense émotion qui gagne. Alors on se tait l’espace de chaque gorgée, pour en saisir toute l’onctuosité, le travail vineux que le temps lui a apporté. Il y a une concentration de pur plaisir dans ce champagne que je n’hésite pas à qualifier d’immense. On peut atteindre des niveaux extrêmes, même sans millésimer. C’est le temps qui donne son petit coup de pouce, comme un pirouette : « je ne suis pas millésimé ! Regardez ce que je peux faire… ». Alors que la fraise est un des plus grands ennemis du vin, le Krug a parfaitement tenu le combat, émoustillé par ce rouge adversaire.

Un Myrat 1990 éblouissant, un Krug non millésimé parfait, un Nuits Saint Gorges au sommet de son art. Cela montre que les hiérarchies ne sont pas définitives. C’est particulièrement rassurant.

 

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 25 mars 2004

Dîner au restaurant Laurent selon un processus maintenant bien rôdé. La cérémonie d’ouverture des vins se déroule toujours avec émotion car même avec une expérience dépassant le millier de vins très anciens ouverts, il y a toujours une incertitude sur l’évolution que connaîtra un vin entre son ouverture et son service. Et même d’ailleurs entre le versement de la première goutte et la fin de bouteille.

Patrick Lair a ouvert les blancs avant mon arrivée puisque nous nous connaissons suffisamment pour appliquer des méthodes similaires, et a ouvert aussi le Ducru Beaucaillou. Je lui trouve une odeur aqueuse. L’oxygène lui fera du bien. Le Gruaud Larose de trente ans son aîné sent bon. Je le rebouche. Le Richebourg est assez expressif, et le Nuits Saint Georges profitera bien de l’air ambiant. Le Beaucastel a peu de nez. Attendons-le. Je me suis intéressé à sentir les bouchons au moment où la capsule est retirée, avant qu’on ne les ouvre. Le Richebourg sent la terre, et plus précisément, il sent la terre de la cave séculaire de la Romanée Conti dont j’ai gardé l’entêtante empreinte. Alors que le haut de bouchon du Nuits sent le gant de toilette humide. Sans doute une cave à forte hygrométrie où il aura séjourné avant de rejoindre ma cave.

Le repas composé par Philippe Bourguignon avec le chef AlainPégouret était : Amuse-gueules (gougères), Langoustine croustillante au basilic, Cuisses de grenouilles et haricots coco façon «blanquette », jus en écume et noix de muscade, Côte de veau de lait cuite en cocotte, gratin de macaroni, Pigeon à la broche, jeunes navets et foie gras verjutés, Bleu des Causses, Soufflé mandarine.

Malgré les embarras de Paris, les convives sont tous ponctuels, ce qui est très agréable pour créer une ambiance chaleureuse dès le premier instant. Pour l’accueil, le champagne Charles Heidsieck mise en cave 1996 a une belle personnalité. Expressif, légèrement ambré, il est un peu sucré pour mon goût, mais bien agréable à boire. Nous passons à table et sur une langoustine croustillante le champagne Pol Roger 1993 exprime sa belle authenticité. Pas de vague, pas de faux pas, et le confort d’un beau champagne bien fait, peu dosé. Beau démarrage.

Les cuisses de grenouilles sont fermes et prononcées, mais c’est la sublime sauce qui va chanter avec les vins. Le Haut-Brion blanc 1990 a un affreux nez bouchonné de façade, mais fort heureusement les choses reviennent dans l’ordre. J’avais longuement expliqué que bien souvent, quand on associe deux vins à un plat, c’est le fantassin, le moins noble, qui se marie le mieux. Là, c’est le Chateauneuf du Pape Domaine de Nalys 1979 qui s’inscrivait bien sur la partition que jouait le plat, et le mariage se faisait plus sur la sauce que sur la chair. Très bel accord, et très belle association courtoise entre le grandHaut-Brion blanc et le Chateauneuf. A noter que le Haut-Brion blanc a une fenêtre de tir extrêmement étroite de température de service. Trop froid ou trop chaud, il ne s’exprime pas. J’avais demandé qu’on le serve un peu sur le gras. Il n’eut pas fallu. Deux degrés de moins l’auraient magnifié. On devinait le potentiel immense sous ce nez provisoirement hostile et cette température inexacte. Le Nalys quand à lui, plus simple, plus nature, se riait de tous les obstacles, trouvant dans la sauce aérienne un évident bonheur.

Le chef avait réussi la viande de veau comme je les aime : le plat de la carte est simplifié, épuré, pour donner le beau rôle au vin. Mais le plat n’en devient que meilleur. Sur la belle chair, le Ducru-Beaucaillou 1955 se montre époustouflant. J’ai longuement dit et répété que 1955 connaît en ce moment une plénitude absolue. Quel exemple. Le nez est opulent, charpenté et en bouche on savoure l’agréable sécurité d’un vin réussi. Toutes les composantes sont bien intégrées.

Alors qu’à l’ouverture le Ducru faisait pâle et le Gruaud joyeusement épanoui, c’est maintenant le Gruaud-Larose Faure-Bethmann 1925 qui fait blessé. Mais c’est là l’important apport de wine-dinners. Dans ces dîners, aucun vin n’est en compétition avec un autre. Alors, on peut se livrer avec une décontraction infiniment plus grande à l’analyse tranquille d’un vin. Et derrière la façade non ravalée, c’est un immeuble flamboyant que ce vin. De l’alcool à en revendre, mais surtout, une longueur exceptionnelle. C’est une princesse en chiffons, et grâce à ce mode de présentation des vins, on ne s’arrête pas aux chiffons, on ne les voit même pas. Une anecdote intéressante : le restaurant Laurent a des Gruaud Larose 1924 et 1926 qui sont des Cordier. Comment ce 1925 peut-il être Faure Bethmann, alors que son étiquette est ostentatoirement ou ostensiblement d’époque ? C’est qu’il existait à l’époque deux Gruaud Larose, le Sarget, appartenant jadis au Baron Sarget de Lafontaine et le Faure appartenant à la famille Faure-Bethmann. Nous goûtions le Faure. Beau vin qui a connu des guerres mais avait beaucoup de belles campagnes à raconter. A noter qu’un ouvrage où j’ai cherché pourquoi ces étiquettes sont différentes considérait le Gruaud Larose Faure, donc le nôtre, comme sensiblement supérieur à son siamois. Les deux domaines ont été réunifiés en 1934 par Cordier qui avait acquis le Sarget en 1917.

Le pigeon est très simplifié, rompant avec les pigeons de dîners récents qui étaient des sujets de concours. Ici il s’est mis dans son expression simple, pour que le vin parade. La couleur du Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 est celle d’un vin vieux, quand celle du Nuits-Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947 est éclatante d’insolente jeunesse. Dans d’autres circonstances, on rejetterait le témoignage fatigué d’une petite année sans véritable intérêt. Mais on constate avec étonnement que ce vin, que tout expert aurait éliminé, dès qu’on oublie la couleur fanée et l’odeur rebutante, apporte un témoignage qui n’est pas seulement archéologique. Il y a aussi du vin porté par quelques poutres de son merveilleux domaine. Et on y trouve du plaisir au point même qu’un convive l’aura noté premier dans son vote et un autre second !

Le Nuits Saint Georges Bouchard 1947 est une leçon. On savait faire les choses à cette époque sur un vin fantassin. Car la couleur est jeune, plus jeune qu’un 1986 par exemple, le nez est opulent et rejoint son année par cette plénitude affirmée. Et en bouche, c’est la Bourgogne joyeuse, faite de rondeur et de travail accompli dans le bonheur. Vin de charme et de grâce féline. J’avais demandé qu’on ne mette que deux vins sur le pigeon pour ne pas brouiller le palais de mes convives par des sensations trop disparates. Le Beaucastel 1986 apparut donc seul. C’est une erreur que j’ai commise, car sans plat, sans une chair accueillante, ce vin se sentait orphelin. Bien sûr il est beau. Mais terriblement astringent du fait du manque de plat, c’était Talma qui jouait devant une salle vide : il ne pouvait pas se transcender dans un jeu passionné qu’on ne trouve qu’avec un public. Il n’y a rien à lui reprocher, sauf qu’il a subi cette programmation qui ne lui était pas favorable.

Philippe Bourguignon a fait changer le fromage prévu pour une fourme magistrale. Un crémeux sensuel. Et le Château de Myrat 1990, annoncé sur l’étiquette comme simple Bordeaux Supérieur, propriété de Jacques de Pontac sur la commune de Barsac est devenu grandiose. Surprise absolue pour tout le monde. Ce roturier se vêtait de tenues de vicomte. Belle couleur d’or cuivré, nez phénolique mais suffisamment consistant et en bouche une rondeur amène du plus bel effet. Nous en avons profité avec une franche jouissance.

Le soufflé à la mandarine, simplifié comme il convenait, a mis en valeur le château Gilette crème de tête 1949 magistral. C’est la définition précise du Sauternes bien né d’une grande année. Rond, long, adorablement doré d’un or rouge, au nez envoûtant des parfums les plus séducteurs. On ne se lasse pas de cette perfection élaborée.

La période des votes amuse tous les convives à la fois quand il faut réfléchir et lors du dépouillement aussi surprenant qu’un soir de vote pour les régionales. Le Ducru Beaucaillou a été le plus cité, par tous, avec onze votes sur onze bulletins dont un de premier. Un score de république bananière. Presque tous les vins, même les plus fatigués, ont été cités. Le Nuits 47 et le Gilette 49 ont recueilli le plus grand nombre de votes de premier, avec quatre chacun.

Mon vote a été en un le Nuits Saint Georges 1947, en deux le Gruaud Larose 1925 car je sais y lire des messages sous les pansements, en trois le Ducru-Beaucaillou 1955 grandiose et en quatre le Myrat 1990 surprenant, car le Gilette, bien évidemment d’une classe très supérieure, a fourni pour moi la prestation de qualité que je connais et que j’attendais. J’encourage un peu l’outsider.

Comme dans beaucoup de dîners, on se connaît ou on se reconnaît entre convives qui ne soupçonnaient pas que tel autre viendrait.

Un dîner particulièrement réussi grâce à une ambiance enjouée, conquise d’avance par l’envie de découvrir sans juger. Les vins même fatigués avaient quelque chose à dire, et le Nuits 47, le Ducru 55 et le Gilette 49 sont des vins d’une telle perfection ce soir là qu’ils autorisent ces explorations historiques du plus bel intérêt quand un chef a le talent d’adapter des plats à leur mise en valeur.

Une mention particulière à un instant fugitif d’accord sublime. Autour des pigeons, des petits macarons de navets miellés et épicés créent un choc gustatif. Et tout à coup, un grain de poivre s’écrase sous la dent quand je porte à mes lèvres le Richebourg DRC 1956. Lutte en bouche et soudain le poivre excite le Richebourg qui se met à montrer sa noblesse comme le taureau qui ne cèdera pas un pouce de terrain au lourd cheval caparaçonné sous la pique cruelle du picador. Le Richebourg fut noble à ce moment là, me gagnant d’émotion forte.

L’équipe de Philippe Bourguignon fut parfaite ce soir (comme tous les soirs), et les convives chaleureux firent de ce repas une vraie fête de l’amour du vin et de la bonne chère.

Une anecdote. Un ami de mon fils m’avait aidé à composer le numéro 100 du bulletin. Je me devais de le remercier. Ce fut fait lors de ce dîner. Il lisait depuis longtemps mes bulletins qui parlent d’un monde de vins qu’il n’avait pas encore visité. Les propos dithyrambiques sur des vins d’âge canonique lui paraissaient l’aimable lubie d’un obsédé qui magnifie des impressions de vins surannés. Il venait donc à ce dîner avec l’idée qu’il allait falloir s’extasier sur de pieuses reliques, comme on le fait auprès du peintre du dimanche qui vous expose des œuvres que même le brocanteur le plus âpre au gain n’acquerrait pas. Une brochette de vins sublimes, le Nuits 47, le Gilette 49 et le Ducru 55 ont fait vaciller et effondrer ses a priori. Je pense qu’il va relire les bulletins avec d’autres lunettes, considérant que ce qui y est retracé est l’expression d’une réalité.

J’avais eu il est vrai une attitude de même nature quand Bernard Hervet de la maison Bouchard m’avait dit que ses Montrachet 1865 sont sublimes. Je venais avec l’idée que ces témoignages seraient sentimentaux. Le Meursault Charmes 1846 et sa force vineuse font depuis lors partie de mon Panthéon. Il reste encore des barrières psychologiques à l’acceptation que des vins anciens sont authentiquement et objectivement bons.

Merci à Philippe Bourguignon et son équipe d’avoir eu l’intelligence d’une cuisine au service du vin, merci à des convives si enjoués, et merci aussi à Jean Clause Ribaut, qui participait à ce dîner, pour l’article qu’il lui a consacré le 16 avril dans les colonnes du Monde. C’est un coup de pouce apprécié.