Deux salon de professionnels du vin mercredi, 3 mars 2004

L’histoire centrale de ce bulletin démarre par une invitation. On m’invite au salon des professionnels du vin, géré efficacement par Georges Temmime. C’est le même jour qu’a lieu le salon des vignerons indépendants. J’y ai des amis, donc je m’inscris aussi. Je vais d’abord au salon des professionnels où je rencontre quelques domaines connus.

Ayant la chance de ne pas être obligé d’avoir une démarche systématique, je butine de stand en stand, goûtant de jolis vins. Ceux de Gavoty par exemple, très bel exemple des Côtes de Provence. J’ai préféré les rouges aux blancs ce qui rendit malheureuse la charmante et authentique propriétaire, si fière de son 1995. J’ai goûté un Corton Charlemagne Albert Bichot 2000 juste débouché, délivrant cette brutale minéralité instantanée, et d’un charme redoutable car délicieusement canaille. J’ai goûté Hermitage, Côte Rotie et Condrieu de chez Delas, magnifique vins présentés dans la cohue, tant le stand était envahi. J’ai vérifié que les Delamotte sont de très bons champagnes, et qu’un Dom Pérignon 1992 brille même lorsqu’il est mal servi, non pas à cause des sommeliers mais de la marée humaine qui lutte comme à l’ouverture des portes chez Tati (c’est du moins ce que j’imagine, ne pouvant pas garantir que j’en ai fait l’expérience).

J’abandonne les professionnels pour les indépendants qui font grise mine au Carrousel du Louvre tant la fréquentation est chiche. Je suis sensible à de jeunes producteurs des Côtes de l’Aubance qui font de beaux efforts, mais je pense que la voie qu’ils ont explorée, de faire un élixir botrytisé n’est pas à suivre, parce que tout le monde peut en faire. Il perd la signature d’un terroir qu’il faut faire connaître en le travaillant dans sa pureté. Je goûte un magnifique Banyuls, je sympathise avec les Alsace Becker, cette belle maison ancestrale, je fais un petit signe à mon chouchou du Rivesaltes, le Domaine Cazes, si chaleureux et imaginatif, je rencontre de talentueux vignerons du bordelais, et, ce qui me fait plaisir à un stand de cognac, c’est quand un producteur, fier de son assemblage de cognacs ancestraux me dit : « monsieur, vous êtes le premier visiteur que je vois qui sait boire un cognac », et il me mime les gestes inutiles de tant de gens quifont tourner l’alcool dans le verre comme un danseur qui chahute et tournicote sa partenaire croyant la séduire par une brutalité arythmique.

Ayant suffisamment exploré les indépendants je retourne aux professionnels et j’apprends qu’un tirage au sort va désigner le vainqueur d’un Pétrus 1979, lot de prestige de cette manifestation. Le tirage au sort se fait sur les cartes de visite que l’on a données à l’entrée.

Une des conditions de la tombola est d’être présent à l’heure du tirage. J’écoute d’une oreille distraite quand on annonce le résultat car je n’ai jamais gagné à ces jeux. Le gagnant est …., mais il n’est pas là. Hésitation, nouveau tirage, le gagnant est …., mais il n’est pas là non plus. Un sommelier ami proche de moi me lance alors : « si l’un de nous gagne, on la boit ensemble ». Je ne suis pas forcément préparé à partager un vin que je n’ai pas encore gagné mais l’idée me plait. Je dis oui. Là dessus je continue à baguenauder quand j’entends le nom de mon ami. S’il m’avait dit : tous comptes faits je la garde, je n’aurais pas tiqué, mais cet ami vient vers moi et me dit : « prends là, nous la boirons demain ». Me voilà dans les allées avec cette bouteille, des regards stigmatisant avec une parfaite insistance que le sort est bien injuste si c’est un collectionneur comme moi qui empoche le trésor. Un suédois expert mondial des champagnes sera de la partie. Nous réservons au Bistrot du Sommelier puisque Philippe Faure Brac est un ami commun. Rendez-vous à demain.

 

 

la présentation d’un plat associé à des vins anciens mardi, 2 mars 2004

Je voudrais revenir sur un sujet évoqué dans le précédent bulletin : modifier la présentation d’un plat lorsqu’il est associé à des vins anciens. Quand un chef crée un plat, il aime à explorer les saveurs qui accompagneront la chair principale et provoqueront une émotion gustative intéressante. D’où une intrépidité qui est fonction de sa personnalité, de son histoire et de son parcours auprès des chefs qui l’ont formé. Il pourra exciter la chair principale pour la faire réagir et la rendre plus convaincante, orthodoxe ou provocante. Le vin, lui, ne raisonne pas de la même façon. Il a besoin soit de la chair principale – le plus souvent – soit de la sauce pour exprimer son message. Je relate de temps en temps si le vin a capté la chair ou a capté la sauce d’un plat, car cette affinité sélective est très nette. Et lorsqu’un vin capte toutes les composantes d’un plat je le signale – si je l’ai mémorisé- car c’est un aspect intéressant de la gastronomie : sur quelles composantes d’un plat le vin trouve-t-il le socle qui va lui permettre de délivrer son message ? Et c’est assez rare que le vin s’améliore sur les accompagnements. Soit il les ignore, soit il régresse à leur contact. C’est à partir de ces constatations que j’ai exprimé dans le bulletin 106 ce sentiment qu’il faut garder l’esprit d’un plat, avec ces esquisses gustatives qui montrent la recherche du chef, mais en allégeant les à-côtés pour que le vin ancien se love dans les saveurs essentielles sans être éparpillé. Dès les premiers dîners, notamment avec Patrick Pignol et Philippe Bourguignon j’ai senti qu’il fallait cette volonté d’adapter les recettes, les proportions, pour que le vin se sublime.

Repas d’amis lundi, 1 mars 2004

Peu après, dîner en terrain ami quand par hasard seul un soir, je vais tromper un possible ennui. On m’accueille avec un Meursault  Génot Boulanger 1985 qui est assez intéressant. Il a le nez caractéristique de Meursault, et l’âge a enlevé toute forme de rudesse sans effacer les preuves de jeunesse. C’est fort agréable à boire, sans flamboyance, mais rassurant à souhait. J’avais apporté un vin pour faire plaisir et je crois avoir atteint mon but.

Le Côte Rôtie La Turque de Guigal 1993 est un vin passionnant. Il a la force, un nez qui en raconte, une couleur de forte densité, et il s’amuse à jouer sur de multiples terrains de jeu. Du bois, mais pas trop, du fruit, mais à deux niveaux, le fruit primaire et classique mais aussi le fruit de dessert. Ce qui me plait le plus, c’est ce robuste équilibre dans la production de saveurs de plaisir. On est bien avec ce vin là. Le vin rouge qu’avait prévu mon hôte allait provoquer une comparaison intéressante. Le Pommard Génot Boulanger 1985 est de couleur pâle de vieux rose, a un nez frêle et en bouche il a tout le charme délicatement féminin du Pommard. C’est en effet la combinaison de la séduction et du refus : l’âpreté dit non quand le gouleyant dit oui. Très féminin cette attitude là. Et on se plait à se demander lequel satisfait le mieux ? Car on a deux vins opposés. La merveilleuse structure puissante du Guigal et la frêle séduction du Pommard. Je ne trancherai pas car ça n’a pas de sens. L’un est infiniment plus racé que l’autre. Mais sur table, on se plait avec la générosité de l’un et l’énigme de l’autre. C’est cela qui pousse à explorer tous nos terroirs et à ne pas se contenter d’un type de vins.

Si j’avais dû choisir entre les deux vins, c’eût été bien vain car arrivait une bouteille que j’avais apportée qui allait rendre toute autre réflexion inutile : un Banyuls Grand Cru Domaines et Terroirs de France 1959. Quand on a ce vin dans son verre, la Terre s’arrête de tourner. On ne peut pas imaginer un plaisir gustatif plus grand. Pour le définir, je dirais : « c’est un vin qui fait parler ». On le sirote et les conversations deviennent chaleureuses comme lui. Je suppose que c’est un vin d’assemblage de vins de cette année. C’est diablement bon. Il y a à la fois du bois, d’un bois mâché comme un bâton de cannelle, il y a du fuit, d’un pruneau qui aurait mariné pendant des lustres, il y a surtout cette suavité invraisemblable qui emplit le palais. Je l’ai essayé sur une tarte à l’abricot qu’il domine et sur du chocolat à la noisette à qui il sourit. Mais sur un chocolat au café il est gigantesque car c’est le bois du vin qui colle au café pour une fusion magique. Il me semble que tous les médecins qui traitent les maladies de l’âme devraient commencer leur consultation en administrant un petit verre de ce Banyuls. L’avantage, c’est que les patients guériraient. L’inconvénient, c’est que cela sonnerait le glas de cette profession. Utiliser le Banyuls pour résoudre le déficit de l’Assurance Maladie me semble un programme qu’il faut imposer sans tarder. Cela me rappelle toutes ces liqueurs apéritives anciennes dont j’ai fait collection. A croire leurs étiquettes il suffirait de les boire pour guérir de tout. C’est un conseil à suivre sans modération.

 

 

Dîner de wine-dinners au Cinq jeudi, 26 février 2004

Quand on entre au Four Seasons puisqu’il faut appeler ainsi le George V, on est saisi par la perfection des mauves de fleurs exubérantes. Des orgues cyclopéennes comme les douze cylindres d’anciennes voitures de course aux tubulures évocatrices de sensations fortes emprisonnent dans leurs tuyaux de verre des orchidées aux couleurs folles. On ne peut pas ignorer ce spectacle de coloris magiques. Après bien sûr on se souvient qu’on est dans un palace. Mais pendant quelques secondes on était dans une jungle torride, en un paradis perdu. Accueil exemplaire d’une maison bien tenue au service du client.

Ouverture des vins avec Thierry sommelier que j’apprécie. Les blancs sont très prometteurs et même le Pouilly Fuissé dont je redoutais l’état s’est montré fort sympathique. Les rouges au contraire sont comme des bagnards après plusieurs semaines de punition d’isolement. L’odeur indique que la douche s’impose. Qui pourrait imaginer qu’un vin sentant de façon aussi rebutante reviendra à la vie quand l’oxygène aura fait son oeuvre restauratrice. Le Bouchard fait tout pour être incivil. Réussira-t-il son retour à la vie ? Les deux 1959 rivalisent de méchanceté d’odeur et j’essaie d’imaginer par quels parcours les vins vont épousseter toutes leurs scories. A l’inverse je reçois l’odeur de la Mission Haut-Brion 1918 comme un choc. C’est invraisemblable et je le fais sentir au plus vite à Thierry et à Sébastien qui va réaliser le service du vin. Ce vin de 1918 a une odeur merveilleuse. Elle évoque certains Portos, mais surtout, elle rappelle la magique odeur de Cheval Blanc 1947. Une concentration inimaginable. Une trame unique. Dans ces cas là, j’ai presque peur, car c’est comme la beauté d’une jolie femme : saura-t-elle durer ? Je rebouche en priant que Dame Nature protège cette merveille. Le Clos Haut Peyraguey rassure sur la solidité des Sauternes.

Le menu conçu par Philippe Legendre, en symbiose avec le sens des accords d’Eric Beaumard : Amuse Bouche, Homard breton en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze, Tarte d’artichaut et truffe du Périgord, Pigeon du pays de Racan rôti aux dattes et au citron, sauce au cumin, Carré de chevreuil au chocolat, chutney de pommes reinettes, Roquefort, Croquant de fruits secs et pruneau infusé au vin de Rasteau.

Nous passons à la table du Cinq après quelques conseils indispensables, et le champagne Bollinger Grande Cuvée arrive un tout petit peu trop chaud. Ce sera le seul vin à faible écart, les autres étant parfaits. Beau champagne de début bien adapté à une délicieuse pomme de terre au caviar curieusement transformé par un sorbet auxiliaire. Le champagne est beau, idéalement adapté à la pomme de terre. Classique entrée en matière dans la pièce de théâtre que vont jouer les vins.

Le Latour Martillac 1961 blanc étonne les convives qui n’ont jamais eu accès à un Bordeaux sec ancien. Puissant en arômes, d’une belle jeunesse affirmée. Il y a l’astringence classique des Bordeaux et ces petites notes citronnées de la jeunesse. Jamais on ne dirait qu’il a 42 ans. Sur un homard d’une exactitude royale il s’épanouit, mais l’accord fusionnel se fait avec le Pouilly-Fuissé Latour Louis Latour 1979. Ce vin qui aurait dû être bu il y a bien longtemps alors qu’il est plus jeune de 18 ans que le Bordeaux serait jugé banal dans bien des circonstances. Mais là, sur le plat, il trouve des choses à raconter avec des saveurs parfois intéressantes. Il fut même gratifié de quelques votes dans les quartés finaux.

Le Château Cheval Blanc 1959 me saisit par un nez devenu l’exacte définition de ce qu’il doit être. Il était inamical à l’ouverture mais il est là d’une séduction extrême. Magnifique et équilibré en bouche il représente un vin quasi idéal. C’est beau d’accomplissement élégant. J’ai eu la chance de goûter à part le fond de bouteille où se concentrent tous les arômes. Je fus sous le choc de sa perfection extrême. Un Cheval Blanc peu puissant mais suprêmement élégant. Ce qui m’a particulièrement plu, c’est son absence totale de défaut, tant il fut ce que j’en attendais et espérais. Je vais même plus loin. Si je devais définir le Bordeaux rouge idéal, ce vin ferait sans doute partie des dix plus grands vins que je citerais.

Le Mission Haut-Brion 1918 m’avait frappé par la surprenante générosité de son odeur à l’ouverture. Juste avant de passer à table, c’était toujours le cas. Au service dans le verre, la force des arômes s’assagit un peu et ce vin délivre une incroyable rondeur liée à une extrême densité. Alors que j’avais peur que ma jeune tablée ne saisisse pas la complexité de ce vin de légende, tout le monde est entré avec une facilité surprenante dans son message simple. Couronné comme une vedette dans les votes, il fut adoré de tous les convives. Rondeur, longueur, alcool très présent, et ces saveurs en filigrane de velours d’une belle émotion. Pendant qu’ils s’émerveillaient de la solide présence de cet octogénaire, je continuais à jouir d’un émouvant Cheval Blanc sans la moindre faute. Il faut dire que la truffe lui allait bien.

Le Vosne Romanée du Château Bouchard Père & Fils 1983 qui m’avait fait peur à l’ouverture me fit encore plus peur au service. Une odeur frisant le bouchonné. J’exprimai ma peur mais je dus constater à mon heureuse surprise que le pigeon arrangeait tout. Il gommait tous les défauts du vin qui redevenait charmeur, avec cette rudesse bourguignonne de bon aloi. C’était le plus jeune des vins qui avait pris des rides plus tôt que les autres. Sauvé par le plat il fut même présent dans les votes.

Le Vosne Romanée les Suchots Charles Noëllat 1959 affiche puissamment son coté gibier. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes, car le vin a attrapé, capté tous les arômes du plat, traquant le gibier et léchant le chocolat, au point de se transcender, ce qu’il n’aurait jamais fait sans le plat. Il eut été boudé sans cette symbiose. On constatait bien que La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961 était immense, surpuissant exemple d’une générosité expressive bien travaillée. Mais La Tâche surclassait le plat quand le Vosne Romanée l’épousait. On pouvait alors déguster les deux, l’un pour sa valeur pure inimitable, le La Tâche, et l’autre pour l’excitation gastronomique du moment, le Suchots. Par rapport au Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1961 bu il y a un an en dîner je pense que La Tache est plus puissant, plus vineux, plus bourguignon quand le Richebourg, dans mon souvenir, parait plus élégant. Ce qui me plait assez, c’est qu’ils sont suffisamment différents pour être complémentaires. Dans la quête de l’absolu il faut donc avoir bu les deux. La connaissance d’un seul des deux ne suffit pas. Pour gagner ses galons dans la dégustation des vins anciens, il faut avoir livré les deux batailles. C’est ainsi. Si vous avez accompli l’un des deux pèlerinages, je désigne ici votre prochain Compostelle.

Le Doisy Barsac 1966 est d’un beau jaune hésitant entre l’or et le citron. J’avais dû goûter à l’ouverture pour vérifier qu’il est liquoreux car au nez on a parfois des surprises, et sur table son statut de liquoreux se confirma, même s’il était particulièrement sec. Je rappelle cette interrogation car Doisy et plus particulièrement Doisy Daëne produit à la fois un Sauternes et un vin sec comme le fait d’ailleurs Yquem mais lui sous un autre nom : « Y ». Le roquefort ne lui allait pas du tout. J’avais vers 17 heures testé le roquefort pour vérifier sa puissance et demandé un moins envahissant, mais malgré l’évidente volonté de cette équipe motivée d’y remédier, la pression du roquefort était trop forte. Une jeune convive fort esthète eut le bon réflexe : elle échangea pour du Saint-Nectaire. Je peux supposer que cela allait beaucoup mieux. On était donc obligé d’imaginer ce que pourrait donner cet élégant Barsac discret. Il faudrait étudier ses mariages possibles qui doivent être intéressants, mais sa timidité d’expression le handicape un peu. On est loin de la pétulance insolente du Doisy 1921 ouvert récemment. Mais cette autre forme de Sauternes tout en légèreté et discrétion pourrait trouver sa place dans un repas. Ce n’était pas avec le roquefort. On lui trouvera un autre emploi.

Le Clos Haut-Peyraguey 1950 a une couleur qui est déjà une œuvre d’art à elle seule : dorée comme le bouclier d’airain d’un conquérant Hannibal, elle annonce des saveurs suaves. Au nez, le beau Sauternes complexe avec ces étrangetés de sucré, d’agrumes et de coing. En bouche, c’est un festival de complexité. Car il y a l’attaque enjôleuse de tout liquoreux. Puis une amertume prend le dessus pour essayer de rendre sec ce délicat breuvage. Enfin tout s’harmonise en bouche pour troubler par la combinaison du sec et du doux, du suave et de l’amer. On a un Sauternes sans doute moins puissant que d’autres, mais d’un charme et d’une élégance rares. Quelques jeunes bouches féminines succombèrent aux charmes de cigares cubains. La salle en fut embaumée et le mariage de ce délicat Sauternes avec le cigare était magique, le poivre du cigare excitant l’agrume du Sauternes. L’accord était nettement moins bon avec le dessert qui n’est pas fait pour ce type de vin. C’est un dessert qui est très bon. Mais la crème lourde et le sucre de la meringue ne se marient pas à ce Sauternes. Comme souvent, cela ne gène pas tant le Sauternes est un dessert en lui-même. Je crois qu’il ne faut pas sortir des classiques : desserts aux agrumes et desserts aux coings et mangues. Cela manque peut-être d’originalité mais c’est ce qui accompagne bien ces grands Sauternes anciens merveilleusement typés.

Cette expérience faite avec deux immenses sommités de la gastronomie que sont Philippe Legendre et Eric Beaumard m’inspire la réflexion suivante : il conviendrait peut-être que chaque plat ait deux versions. Une version de la gastronomie classique de leur carte, et une version tournée vers les grands vins anciens. Une version délivrerait le talent raffiné du chef. L’autre garderait le coté brillant du chef qui ne peut pas ne pas s’exprimer, mais le produit principal serait mis en valeur au détriment de quelques signatures non directement nécessaires car elles sont moins au service du vin. Souvent en effet on a sur la chair pure magistralement cuisinée un accord émouvant avec le vin ancien et les paparazzi qui entourent la vedette font régresser l’accord. Comme Philippe Legendre m’a fait le plaisir et l’amitié de m’appeler pour que nous commentions l’événement, j’ai pu lui faire part de cette approche qui mérite examen. Il me semble qu’il faut aller vers une exécution du plat plus synthétisée pour que l’accord primaire de la saveur centrale se fasse avec le vin, augmentant la profondeur du mariage gustatif. Nous en avons eu une belle preuve par l’exemple du chevreuil au chocolat. Le chocolat s’est largement plus domestiqué que lors d’une expérience précédente ce qui a permis au Vosne Romanée qui eut été fatigué de retrouver une jeunesse éblouissante parce qu’il avait capté ce que la chair lui réservait. L’adaptation d’un plat à ces vins procède d’orientations très différentes de celles qui président à la conception d’un menu dégustation où l’effet recherché intègre une certaine virtuosité non nécessaire ici.

Comme d’habitude nous avons voté, et le Mission Haut-Brion 1918, avec cinq places de numéro un vient largement en tête suivi de La Tâche 1961 et de La Tour Martillac 1961 cité souvent à des places flatteuses. Quatre vins ont concentré les votes, les trois cités et le Cheval Blanc 1959. Sept vins sur dix ont été nominés. Mon vote personnel fut le suivant : premier Cheval Blanc 1959, second La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961, troisième La Mission Haut-Brion 1918 et quatrième le Clos Haut Peyraguey 1950. Mais je comprends fort bien que la vraie vedette de la soirée, c’était Mission 1918. Et il faut bien dire que lorsque l’on a la chance de boire ce vin de légende dans cet état de perfection, on entre dans un monde ultra privilégié comme les rares mélomanes qui ont entendu Glenn Gould en concert.

Nous fêtions l’anniversaire d’un jeune entrepreneur qui était entouré de jeunes passionnés. Les autres convives, des amoureux du vin chevronnés, ont trouvé des pôles d’intérêt communs. On n’imagine pas comme la Terre est petite quand des amoureux du vin se rencontrent. C’est comme s’ils se connaissaient déjà. Ce fut satisfaisant pour moi de voir que de jeunes palais pouvaient tout aussi bien entrer de plain pied dans La Tâche qui ouvre ses bras généreux que dans Mission Haut-Brion 1918 qui demande une solide culture pour en saisir toutes les finesses. On se parla fort tard, tant il était impossible de quitter ce paradis formé d’éléments inimitables : une salle de palais au charme irrésistible, une immense gastronomie, un service élégant et attentif et des vins d’émotion et de légende qui paveront un chemin religieux pour beaucoup de convives conquis.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Cinq » jeudi, 26 février 2004

Dîner du 26 Février 2004 au restaurant « le Cinq »
Bulletin 106

Bollinger spéciale Cuvée
Château La Tour Martillac Blanc Kressmann 1961
Pouilly Fuissé Louis Latour 1979
Château Cheval Blanc 1959
Château La Mission Haut-Brion 1918
Vosne Romanée Bouchard 1983
Vosne Romanée 1er cru les Suchots Charles Noëllat 1959
La Tache Domaine de la Romanée Conti 1961
Château Doisy Barsac 1966
Château Clos Haut Peyraguey 1950

Le menu préparé par Philippe Legendre et Eric Beaumard
Apéritif
Amuse Bouche
Homard Breton en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze
Tarte d’artichaut et de truffe du Périgord
Pigeon du pays de Racan rôti aux dattes et au citron, sauce au cumin
Carré de chevreuil au chocolat, chutney de pommes reinettes
Roquefort
Dessert croquant de fruits secs et pruneau infusé au vin de Rasteau

Déjeuner dans une brasserie mercredi, 18 février 2004

Je vais maintenant raconter un repas en forçant un peu  le trait. C’est un déjeuner avec un ami où l’on va parler un peu de travail. Choix d’une brasserie au nom connu que je laisserai inconnu. Un voiturier est là. On demande s’il y a une table libre alors qu’à treize heures la moitié de la salle est vide et le restera. L’homme nous répond : »je vais demander ». On nous trouve une table. Ambiance assez agréable, voire chaleureuse. Une clientèle d’hommes d’affaires discute avec entrain. On attend.

Les tenues sont assez tristes, les airs sont vieillots, les attitudes de pension de famille. Une jeune fille est chargée de fonctions précises telle que le pain, les ronds de serviette et les miettes. Elle a un détachement que seul un ermite non zélote et philosophe pourrait avoir en fin de vie. On imagine volontiers que trois bombes atomiques successives éclatant dans la salle passeraient inaperçues. La quatrième sans doute réussirait à susciter un début de réaction de la part de ce sphinx marmoréen. Je souhaite faire ouvrir un vin avant de passer commande, ce qui trouble les habitudes. Je fais signaler que le nom du propriétaire n’est pas indiqué sur la carte pour le vin choisi ce qui étonne le maître d’hôtel. Cela me permettra de découvrir un bien joli vin d’un producteur qui m’est inconnu.

Nous discutons de ce que nous prendrions au menu, associé au vin. Hélas, ce que nous désirons n’est pas disponible. Or il ne s’agit pas d’un produit qui dépend des marées mais des achats.

Cette gentille maison qui semble s’être arrêtée à la restauration du temps de mes grands parents, avec l’intérêt d’un charme désuet, me montre à quel point les plus grands restaurants que je fréquente abondamment sont des mécaniques de précisions. C’est la haute couture opposée à la confection de couturière.

Mais dans cette maison pleine de bonne volonté et qui ne s’est pas remise en cause depuis cinquante ans, il y a malgré tout quelque chose de sympathique. Car quelle que soit la ringardise du lieu, c’est délicieusement « Frenchie ». C’est Maurice Chevalier et son canotier, c’est Jean Gabin dansant la java. C’est la France de la baguette et du béret. Alors, je l’ai jouée à fond. J’ai pris des sardines délicieuses et une joue de boeuf qui ne me fera pas oublier celle de l’Amphiclès de naguère mais qui a du corps. A peine trop cuite mais goûteuse dans une expression très honnête.

Le Charmes Chambertin Les Mazoyères Domaine Pierre Ponnelle 1996 a pris l’accent du lieu. Le nez est extrêmement agréable, bien prononcé. Et en bouche, c’est l’agression. Un vin sans concession, qui ne veut en aucun cas se présenter de façon flatteuse. Goût de métal, goût d’eau. Belle astringence. J’ai aimé ce brutal interlope. Et globalement j’ai apprécié cet endroit très France profonde. Pour s’amuser, deux petites anecdotes goguenardes. Le rond de serviette est pour moi un sujet d’émerveillement dans de nombreuses maisons. La façon dont le préposé cherche à le récupérer dès qu’on a extrait sa serviette ressemble à l’ouverture d’un magasin le premier jour des soldes. Il est prêt à fondre sur la proie qu’il lorgne. Ensuite, c’est le chariot à fromages. Cette pièce de menuiserie a dû coûter une fortune au propriétaire. Il a toutes les fonctions possibles. Mais si l’on densifie les tables, cet outil de prestige a des allures d’albatros sur des navires baudelairiens. Les quelques fromages tiendraient sur un plateau qui paraîtrait dense alors que dans ce meuble ils font chiches. Mais ce meuble fait partie des meubles. On n’en change donc pas. Alors c’est du Ari Vatanen du plus bel effet.

Je préférerai toujours ces lieux pleins d’imperfections aux chaînes forcément impersonnelles. A coté des très grands étoilés, je penche pour cette restauration traditionnelle dont j’accepte les petits défauts.

 

Déjeuner chez Ledoyen mardi, 17 février 2004

Déjeuner chez Ledoyen dans ce petit havre de paix au beau centre de Paris. Trop influencé par la resplendissante époque Lejeune, j’ai du mal à concevoir Ledoyen autrement qu’au rez-de-jardin. La salle de l’étage est belle bien sûr, mais je me sens plus dans une antichambre que dans le palais que ce site doit être. Propriétaires, gestionnaires du lieu, mettez votre grand chef là où il doit être : dans le site magique où les vrais festins doivent se faire. Le rez-de-chaussée de Ledoyen est le plus beau site de Paris, donc du monde. Il ne doit pas être réservé aux groupes ou manifestations. Il doit appartenir aux plus beaux repas de la capitale mondiale de la gastronomie. Gourmets du monde, nous devons défiler de Denfert à République pour imposer Ledoyen comme le site obligatoire de la gastronomie de la France d’en bas (ou de rez-de-chaussée si vous préférez). Il est hautement probable que peu de télévisions se déplaceraient pour couvrir ce soulèvement populaire. Défilons au moins sur ce bulletin pour dire et redire : le site le plus magique pour la gastronomie parisienne c’est ce rez-de-chaussée unique de Ledoyen.

Ayant l’obstination de répéter ce que je pense, il serait bien étonnant que je ne revienne pas sur ce qui est l’évidence : la gastronomie française a besoin du rez-de-chaussée de Ledoyen, du site de Laurent, du Bristol, de Lasserre, du Pré Catelan, de la Grande Cascade, de la Tour d’Argent, du Ritz, de Taillevent, de l’Ambroisie, du Grand Véfour, du Crillon, du Meurice……. Car c’est là que la cuisine de la France est inimitable, combinant les talents les plus purs et le charme de sites inoubliables.

Je retrouve toujours avec plaisir Alain Loiseau, ce si compétentsommelier auteur d’une carte de vins éblouissante. Eblouissante mais inabordable tant les vins sublimes de la cave sont valorisés au delà de tout. Si la clientèle existe, tant mieux. Elle fait apparaître wine-dinners comme une oeuvre de charité. Ce n’est pas sûr que je m’en réjouisse. Car il faut que les amoureux du vin puissent eux aussi aborder des trésors de l’histoire du vin.

Les petits amuse-bouche sont d’une élégance rare, mais au cas où l’on n’aurait pas compris que le chef est breton, on prend en pleine figure plus qu’une lame, un raz de marée. La crème à l’algue vous désarçonne. A coté, la gnole des Tontons Flingueurs fait figure de jus de pomme. Tout ce que la marée charrie de goémons vous décoiffe. Ça pue l’algue comme aucunétier ne saurait faire.

Bravo au chef Christian Le Squer d’avoir le courage de ses opinions, comme dans sa crème d’huître au caviar qui est du même esprit, sans concession aucune, la brutalité de l’huître devant apparaître sans que rien ne l’adoucisse. Il nous faut des chefs de cette brise là.

Mon hôte avait apporté un Chateauneuf du Pape « BARBE RAC » 1990 de Chapoutier qui titre 14°. Ce vin a l’odeur d’un vin âgé, montre qu’il a livré bien des batailles, mais il est bon. Plus il s’ouvre et plus le charme inimitable de cette région s’impose. Il est mûr, mature comme on dit pour faire smart, il a déjà la patine que donnerait un âge largement avancé, mais il a un charme fou. Il ne s’embarrasse pas de discours intellectuels. Il joue de ses biceps et de ses pectoraux. C’est l’idole des plages et il le mérite. Comme je le subodorais, sur une merveilleuse truffe en croûte, le vin prend immédiatement le parfum de la truffe. On a l’impression de boire un jus de truffe, un élixir de truffe. Et c’est tout le mérite et l’intelligence de ce vin qui s’adapte à son terrain, au meilleur terrain.

Le caneton est cuisiné. Il est élégant et virtuose mais s’oppose un peu au langage du vin : le miel, les agrumes ne sont pas les amis du vin. Mais le Chapoutier sait s’adapter comme les livreurs de pizzas qui slaloment dans les embarras parisiens. Là, on peut jouir d’un plat de haute gastronomie, et en même temps profiter d’une belle symbiose entre le plat et un élégant Chateauneuf du Pape. Comme je l’expliquais à mon hôte rien ne m’excite plus que de voir ces vins d’infanterie se montrer grands comme les plus grands. C’est ce qui donne un formidable espoir de voir briller tous les vins français, je le répète.

Le Chateauneuf est rond, galbé, délivre un message typé, expressif, simplifié pour se faire comprendre, mais sans aucune once de facilité. C’est magnifiquement plaisant. Et tant mieux.

Sur un dessert au chocolat, un verre de Maury Mas Amiel 1954. Il tarde à s’ouvrir mais quand il le fait, on a une image d’une subtilité extrême. On est loin du 1925 ouvert récemment qui est triomphal. On est là dans l’authentique, dans le discret et dans le beau. Pourquoi inventer de nouveaux Maury si celui-ci existe ?

Un joli cadre, même si je désire l’ancien, un chef à la personnalité affirmée qui affiche sa maîtrise et ses convictions, un Chapoutier qui jouxte la perfection, et un rappel historique d’un beau Maury du passé. Mon Dieu que Paris est joli.

 

Dîner de famille lundi, 16 février 2004

Je vais parler maintenant d’un dîner de discrimination positive, d’idéal républicain. On avait, voici peu, substitué à la France bleu, blanc, rouge la France black, blanc, beur. Ce soir je lui ai ajouté la France rouge, blanc, blanc liquoreux dans un brassage qualitatif qui ferait pâlir d’envie les accessions parallèles à Sciences Po.

On verra dans cette soirée, et ce n’est pas un jeu, que toutes les formes de vins ont le droit de s’exprimer, ce qui, par ricochet, est un hommage rendu au patient travail des sommeliers qui apportent jusque sur nos tables le fruit de nos sillons, dégorgés dans nos campagnes, ces méconnus des classements des guides qui valent bien des diplômés.

Le repas est en famille. On commence par un champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1997. Si je renouvelle l’essai de ce champagne c’est pour deux raisons. La première est que j’en ai beaucoup et les bouchons trop courts de ces champagnes se resserrent, ce qui me fait craindre des malheurs si on ne les boit pas. La seconde est que j’aime beaucoup ce champagne simple, bien sec, peu dosé et très expressif. Un beau champagne facilement agréable. Lorsque je le fais suivre par un Charles Heidsieck millésimé 1985, expérience que j’avais déjà tentée, je dois goûter deux fois car je suis surpris : je préfère presque le premier. Bien sûr le 1985 est plus structuré, plus dense. Mais le champagne plus simple a plus de charme. Structure chez l’un, charme chez l’autre. Je ne fus pas le seul à penser ainsi car longtemps après, dans le calme des discussions d’après repas, ma fille plaça le non millésimé en deuxième dans son tiercé, adoubant le plus simple des champagnes. L’ascenseur social était en marche. Il allait récidiver de spectaculaire façon. Sur deux foies gras, l’un mi-cuit l’autre plus travaillé et fumé je choisis un vin dont la provenance ne m’a laissé aucun souvenir. Il n’a même pas de nom, car sur l’étiquette il y a simplement marqué : « appellation Bergerac Sec contrôlée« . Pas de titre donc, si ce n’est celui de l’appellation. En dessous figure la mention « Sauvignon Blanc », et en caractères quasi illisibles, Pouillac Maxime avec la commune de Dordogne. Pas de millésime. Je pense l’avoir depuis plus de dix ans ce qui mettrait ce vin autour de 1985. Appelons le : Bergerac sec blanc Maxime Pouillac #1985. Une couleur dont la carafe en cristal accentue le doré, un nez de discret liquoreux ce qui trouble mes convives qui attendent un vin doux, et en bouche un vin blanc sec d’une structure particulièrement bien faite. Largement plus beau que ce que j’aurais imaginé, bien fruité allant même jusqu’à l’élégance. Mais surtout, un accord exceptionnellement juste avec les deux foies gras. Ce vin ne s’impose pas, il met en valeur. C’est le Jean Nohain ou le Michel Drucker du vin. En fait on s’aperçoit qu’un vin blanc sec au message simplifié comme ce Bergerac accompagne les foies gras largement mieux qu’un liquoreux. Voilà une belle leçon de gastronomie donnée par un modeste vin ici brillant comme sans doute jamais.

Sur une fondante et goûteuse pièce de boeuf le Haut-Brion 1981 apparaît identique au récent essai que j’en avais fait. Il sent le bois, ce bois de navire de haute mer buriné par le sel et brûlé par la poudre des canons des corsaires. Ce bois a travaillé sur les océans dans des courses lointaines. Il sent l’éclat des sabres d’abordage et le rhum répandu sur le ventre des filles faciles après d’intenses flibusteries.

Mais ce Haut-Brion est comme le boxeur qui ne frappe que d’un bras, comme le stentor qui déclame en sourdine. Il souffre de ne pas vouloir se montrer. On sent tout le potentiel de Haut-Brion, cette structure inimitable mais enrouée. On a un grand Bordeaux sur béquilles. Ce qui par contrecoup met en valeur le roturier, lutte des classes oblige. Le Chambolle Musigny Nicolas 1967 n’est pas un vin de domaine : sur le bouchon est écrit « mis en bouteilles dans la région ». Cette bouteille figure dans ma cave depuis plus de 20 ans, car Nicolas a constitué la première source de constitution de ma cave. Ce vin est beau. Bu à l’aveugle, il a conduit chaque convive à se tromper de deux décennies tant il est jeune de couleur et de goût. Belle acidité, et belle trame généreuse d’un vin simple de grande séduction. Magnifique sur la viande et étonnamment brillant sur un Brie, quasi magique dans son accompagnement. Tout le monde a aimé ce vin de charme.

Mon cordon bleu de femme avait composé une crème au chocolat dont elle a le secret, d’une finesse extrême. Je l’ai mise entre les mains d’un Maury Domaine de la Coume du Roy 1925. Quel talent ! Ce vin a un charme inimitable. C’est infiniment plus léger qu’un Porto, mais la présence aromatique est quasi infinie. On nage dans la confiture de pommes et de coings, dans les pâtes de fruits les plus voluptueuses. Ce vin chante le soleil et propage une bonne humeur comme la plus efficace des médecines. Sans doute l’un des Maury les plus fins que j’aie jamais bus.

Ma femme qui ne boit jamais sauf de temps à autre des liquoreux a pu tremper ses lèvres dans plusieurs Yquem dont 1893 ou 1921. Elle a trouvé que ce Maury est sans doute le plus agréable de tous les liquoreux, par cette joie facile si simplement exposée.

Ce choix de vins est l’un des plus gratifiants pour moi. Il montre que tous les vins ont le droit de s’exprimer, de quelque origine sociale qu’ils soient, à condition qu’ils aient quelque chose à dire. Des petits vins de mélange arrivent à trouver un bel équilibre au bon moment. Et le Maury rappelle le travail heureux des ans. J’aime faire plaisir avec des étiquettes qui sont des institutions reconnues. Mais j’aime aussi quand d’obscurs et sans grade vignerons viennent prouver que dans nos provinces on a su faire ce qu’il faut.

L’ascenseur social jouait à fond ce soir. C’est bien. Il montre aussi qu’aucune province française n’aura à craindre la concurrence étrangère si l’on sait produire de l’authentique, du sincère.

Mon classement personnel fut en un l’exceptionnel Maury 1925, en deux le Chambolle-Musigny 1967 et en trois le Bergerac sec daté vers 1985. Un dîner comme je les aime.

 

Dîner de la Saint-Valentin à domicile samedi, 14 février 2004

Dîner de laSaint-Valentin. Pour une fois ce n’est pas au restaurant, car la jeune génération a eu l’heureuse idée de s’inviter. Il faut ouvrir des vins spéciaux. Dans une rangée de champagnes de 1937, je prélève une bouteille non millésimée qui a presque toutes les mentions identiques à celles des 1937 sauf un petit libellé. La bouteille est plus vieille que les 1937. Le laçage très particulier du muselet par un fil double est identique. Il s’agit d’un Mumm Cordon Rouge que je situe vers 1945 dont le bouchon parait plus vieux mais le goût fait très années 40 / 50.

Une belle couleur dorée, une bulle bien intense et un nez de fruits bruns, de coing ou de prune. En bouche cette saveur inimitable des champagnes anciens qui se sont « cognassisés » sans devenir madérisés. Si on admet qu’un champagne puisse évoluer loin de ses goûts initiaux, comme on l’admet d’un Sauternes, on a là l’archétype du goût séducteur d’un très grand champagne.

Nous allions poursuivre les énigmes avec un Saumur 1959 sec de l’Anjou Viticole négociant en Maine & Loire. Couleur d’un beau cuivre, nez très citronné, difficile à trouver à l’aveugle. Incroyablement expressif et charpenté il s’inscrit dans une classe très au dessus de son origine. Si jeune qu’à l’aveugle, les jeunes palais qui avaient tenté le choix de la Loire optaient pour 1997 ! Une palette aromatique et une persistance rare.

Je n’ai pas voulu que Pétrus 1974 apparaisse à l’aveugle. Très étonnamment au dessus de ce que devrait donner 1974 il m’a étonné par son accessibilité. Après le Ausone 1975 récent si discret et énigmatique, on avait là un vin de grande charpente, de belle concentration et d’une élégance extrême. Un grand vin.

L’Hermitage La Chapelle 1987 Paul Jaboulet Ainé qui suivait a bénéficié de l’effet d’entraînement. Quand un joueur de tennis est opposé à un bon joueur, il élève son niveau de jeu. Il en fut de même de cet Hermitage qui a surpassé des Chapelle d’années mieux notées.

Etait-ce le Valentine’s paradox qui rendait les vins meilleurs que ce que j’attendais ? J’en suis persuadé.