Dîner de Noël mercredi, 24 décembre 2003

Dîner de Noël. Occasion de donner un excès de cadeaux. L’attention des plus petits n’excède pas quatre secondes par cadeau. Les grands vérifient qu’il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir, tant c’est le choix qui est gratifiant. C’est le même plaisir dans le choix des vins, car on veut faire plaisir à ses convives, tous de la plus proche famille.

Sur un excellent jambon espagnol gras et goûteux qui est une véritable gourmandise, j’ouvre un Malaga Vieux Phénix probablement 1890 / 1910 car il est contemporain d’autres alcools que j’ai achetés ensemble qui datent de ces années là, et aussi par tous les indices que j’ai recueillis à l’ouverture. Le bouchon colle aux parois et le tirebouchon réalise une sorte de carottage de liège décomposé et imbibé. Et en fond de bouteille la lie n’est pas solide mais quasi gélatineuse. Quel prodige que cet alcool. Des goûts de cerises noires, de pruneaux, mais aussi de café. Et surtout, comme à chaque fois, l’évidence que l’âge, en lissant les aspérités, donne un produit aux évocations plus riches de suavités nouvelles. L’alcool très sucré avec le gras du jambon donnait des plaisirs sensuels rares. Un peu moins avec des gougères, mais celles-ci apaisaient l’alcool de ce puissant Malaga.

Sur des coquilles Saint-Jacques crues et caviar Osciètre le champagne Salon 1985 m’envoûte. Je suis incapable de garder la moindre objectivité devant le talent de ce champagne qui correspond exactement à mon goût. Il est amusant que lors de la dégustation de Salon chez Legrand je rêvais de ce plat sur Salon 1966. Là je l’avais en « vrai » sur le beau Salon 1985 dont le vineux s’accordait merveilleusement avec le sucré de la coquille et la belle amertume à peine salée de l’Osciètre. Ce mariage devrait être un must. J’ai essayé avec un autre vin que j’avais ouvert : Château Chalon Bourdy 1958. Mais l’accord – possible – n’avait pas le brillant de l’accord avec le champagne : cela part bien, puis le final du vin prend trop le pas sur le plat. Il ne fallait pas insister. Sur un Chablis Premier Cru Vaucoupins Bichot 1988, c’est possible aussi, mais pourquoi insister quand l’accord pur est avec le Salon.

Sur un foie gras au poivre, bien dégraissé, posé sur une fine tranche de betterave rouge, accompagné d’une compote de poire et oignon confit, un Riesling Muenchberg Sélection de grains nobles Ostertag 1989 forme un accord parmi les plus brillants qui puissent s’imaginer. Le nez de ce vin est déjà un envoûtement tant il est expressif. En bouche, quel plaisir. Avec le foie gras bien typé et légèrement austère un couple se forme, de sensations gustatives du plus beau complément.

Le gigot à la purée de patate douce a-t-il cuit onze heures ou plus ? On dirait qu’il a cuit des mois tant il est fondant. Le Romanée Saint Vivant Gasquiel 1943 mérite qu’on raconte son ouverture. Niveau un peu bas, mais pas trop. Enprocédant lentement j’extrais le bouchon entier, légèrement imbibé et sain. L’odeur d’ouverture est celle de ventre de gibier. C’est l’odeur d’un sarcophage que l’on vient d’ouvrir. Je verse un peu de liquide sans en boire, juste pour suivre l’odeur. Pendant plus d’une heure elle aura gardé ce trait de gibier. Puis le gibier est parti. J’évoque cela pour rappeler que beaucoup de collectionneurs auraient éliminé ce vin à l’odeur désagréable alors que mon fils le classera premier de tous les vins de cette belle soirée. La patience est une condition essentielle de la dégustation des vins anciens. Arrivé sur table après au moins six heures d’oxygène ce vin a montré une séduction assez exceptionnelle. Des beaux signes de fruits, des amertumes très bourguignonnes, et un final magistral, fait d’alcool fort, de parchemin délicat, et de vineux poivré excitant. Avec le plat qui jouait le rôle de parfait faire-valoir, des sensations fortes. Mais le Clos de Vougeot Château de la Tour Morin Père & Fils 1929 n’avait pas l’intention de laisser la vedette au 1943. A l’ouverture j’avais pu aussi retirer un bouchon entier de belle texture, et ce vin au niveau un peu bas a eu tout de suite une odeur civilisée. Au moment du service, une belle couleur de vin jeune, sans signe d’âge et en bouche une densité extrême. Je suis tombé amoureux de ce vin là quand mon fils jouissait du 1943. J’avais une fois de plus la confirmation de l’extrême valeur des vins de 1929, car la structure très dense, la solidité, la jeunesse de ce Clos de Vougeot imposaient le respect. Puissant comme il faut, vineux et assez fruité, il comblait par la synthèse de plaisirs qui apparaissait à chaque gorgée. Ce n’est certainement pas mon meilleur 1929 car j’ai pu boire de vraies légendes que seule cette année peut révéler, mais c’est certainement un très grand 1929 qui définit assez bien un idéal que les vignerons bourguignons voudraient atteindre : sérénité, sensualité, fruit et amertume, et un final de pure séduction.

Sur un très bon Brie, l’acidité du 1943 me plaisait bien, mais le Salon s’excitait encore très bien sur ce goût. Le Château Chalon Jean Bourdy 1958 n’avait pas encore vraiment fait son entrée. Un Comté bien équilibré et pas trop typé allait lui permettre de prendre la place que ce vin mérite. Un vin jaune d’équilibre, intéressant car il avait gommé tout ce qui rebute normalement les convives qui ne connaissent pas la beauté des vins de cette région originale. On avait là un vin de belle synthèse, peu typé car peu agressif. Un blanc de pur plaisir à déguster lentement quand on sait ce qu’il veut dire.

Sur une tarte aux pommes plutôt naïve apparaît Yquem 1921. Cette bouteille est un blessé de guerre. Bouchon d’origine qui a noirci et a pris un enrobage gras, des fuites qui avaient fait baisser le niveau. Il y avait donc un risque. Pour la jeune génération qui avait accès pour la première fois à ce vin de pure légende, tout était plaisant. Pour moi qui ai bu ce vin plusieurs fois, l’œil critique aura noté ce qui suit : odeur irréprochable et caractéristique de 1921 qui est foncé comme un caramel. En bouche l’attaque est celle de 1921 : très Yquem car on croque mentalement le fruit de la grappe, et ce goût légèrement caramélisé. Mais le final vient un peu gâter la fête car il y a une amertume plus forte que ce que l’on devrait ressentir. Mes enfants ne se sont pas arrêtés à ces détails, goûtant avec gourmandise ce très bon Yquem.

Quelle difficulté que de voter pour des vins aussi disparates ! Voici mon vote : 1 – Clos de Vougeot 1929, en 2 – Riesling Ostertag 1989, en 3 – Malaga #1900 et en 4 – Romanée Saint Vivant 1943. C’est un vote un peu particulier, car ne pas inclure le merveilleux Salon 1985, le Château Chalon 1958 ou le Yquem 1921 n’est pas très défendable. Mais un vote sur des vins aussi différents est influencé par des milliers de petits faits.

Pour les accords, mon choix va vers le Salon avec coquille Saint-Jacques et caviar, quasi ex-aequo avec le Riesling et le foie gras. Mais le Malaga avec le jambon espagnol mérite aussi une mention.

Un repas de famille est l’occasion de choix plus osés que lors d’un repas de wine-dinners. La prise de risque conduit ainsi à de belles satisfactions. L’intérêt des fêtes de famille est aussi qu’il y a des lendemains. Ce qui permet de vérifier les jugements sur les vins. Confirmation de la valeur extrême de l’Ostertag encore puissant et envoûtant. Le Salon a gardé de la grâce pour accompagner le brillant caviar. Les deux rouges sont encore plus beaux. Le 1943 est devenu plus rond. Le 1929 confirme son ampleur. Tous les jugements flatteurs se confirment. Ce qui me comble d’aise, c’est que le Yquem 1921 a perdu l’amertume finale qui m’avait rebuté. Maintenant, chaque gorgée est un joli miel sans ombre. Une gratification. Un vrai cadeau de Noël. Car on a la profondeur du 1921. Du plomb. Des fruits confits. Le Yquem a retrouvé son âme. Et c’est un grand bonheur.

 

 

Dîner chez Guy Savoy mardi, 16 décembre 2003

De retour à Paris, une piqûre de rappel chez Guy Savoy. J’y retourne avec trois convives et nous prenons le menu « Textures et Saveurs »  qui m’avait tant comblé. Comme pour la deuxième fois à Hiramatsu, l’effet de surprise ne joue plus, or il est essentiel. Ce dîner est un exercice de style sur les goûts et les consistances par un grand chef de talent. L’exercice est réussi et le talent confirmé. Mais il faudrait ne pas le prendre deux fois de suite. Comme Guy Savoy en crée de nouveaux en fonction des saisons, il y a suffisamment de motifs de s’émerveiller sans qu’il soit nécessaire de faire deux fois ce qui doit rester un moment de surprise.

Un plat magique est celui dont le thème est le veau. On a sur l’assiette cinq préparations distinctes à base de veau. Le mignon de veau est magnifique de tendreté. Le ris de veau est d’une exécution remarquable, et on en mangerait dix fois plus tant c’est bon. Le rognon est extraordinaire. Le pied de veau est magique. Ce plat est un chef d’œuvre. C’est une variation brillante sur le thème du veau.

Le turbot est toujours aussi splendide, même si la surprise ne joue plus comme je l’avais décrite il y a quatre bulletins. Quel plat grandiose. J’ai aimé un clin d’œil d’un extrême raffinement : une betterave apparaît avec une panure de céleri et le céleri le suit avec une panure de betterave. A ce niveau, ces caprices d’artiste m’enchantent.

Le chef est encore plus espiègle avec des carottes qui forment une signature picturale et gustative. Quand un chef se laisse aller à une construction artistique de talent consommé, cela me fait intensément vibrer.

Le menu est à suivre comme un voyage de gastronomie pure, que l’on doit prendre comme une exploration débridée des textures et des saveurs réinventées. Ce n’est pas un repas, c’est un rêve. J’ai aimé l’expérience, car sur un forum où j’écris, j’ai intitulé le compte-rendu de ce repas : « l’ultime gastronomie ».

Une remarque sur le service : on a l’habitude de donner en référence le service de Taillevent comme la perfection absolue. Toute l’équipe de Guy Savoy tend à redéfinir cet absolu. Un détail l’illustre : on met sur table un beurre salé et un beurre doux. Au milieu du repas, quelle que soit la consommation qu’on en ait faite, chaque pot est remplacé pour que l’on ait des beurres bien frais.

J’aime ces attentions. Je parle tellement de ce temple de la gastronomie que j’en oublierais presque les vins, or nous avons voyagé, là aussi, sur l’Everest.

J’ai commandé un Hermitage J. L. Chave blanc 1997, le même que celui pris à Apicius. Magnifique blanc qui traduit des tendances du moment : ce vin arrive à point nommé pour « imposer » un goût archétypal de grand blanc. C’est extrêmement dépouillé, monolithique, et puis ça envoie des messages de complexité grandiose quand le plat s’y prête. Il y a avait dans ce menu des occasions nombreuses de mesurer quand le vin se sent bien ou quand il paresse. C’est sur le turbot qu’il fut le plus à l’aise. Sur la truffe il va bien et l’oursin le chatouille. Extrêmement puissant et fort en alcool il délivrait parfois des notes de Château Chalon, de Xérès, tant la trace aromatique était puissante.

Arrivait ensuite un monstre sacré comme le sont aussi pour moi les grandes Cotes Rôties : Hermitage J. L. Chave rouge 1991. Ce vin a une séduction immense. Au message très linéaire et simplifié comme les grands vins de cette région, il séduit par cette générosité vineuse et encore fruitée. Il est à un point d’accomplissement rare, même s’il en a largement sous le pied. A mon goût, il est plus grandiose que le blanc, car mon palais est sans doute plus sensible aux complexités des blancs de Bourgogne et de Bordeaux. Alors que je me sens très à l’aise avec la sérénité des grands Rhône.

Une soirée d’un niveau gastronomique extrêmement élevé, avec des vins chaleureux de grande classe.

 

 

Dîner dîner de wine-dinners à l’Oustau de Baumanière samedi, 13 décembre 2003

Dîner à l’Oustau de Baumanière pour un dîner de wine-dinners. La journée marquée par un soleil éclatant, froid sans doute mais éclairant les pierres des Baux de couleurs joyeuses, préparait un grand moment. Dans ce canyon de rêve criblé par l’érosion, le coucher de soleil sur de discrets nuages crée un emballage rose bonbon. On loge dans ce qui est une annexe de l’Oustau, ce qui pourrait décevoir mais en fait ce manoir, belle bastide locale protégée par un imposant platane centenaire est un écrin de beauté, d’une décoration raffinée. On s’y voit bien rêver, écrire des poèmes dans un cadre où le temps semble avoir arrêté son aiguille sur la position « romantisme ».

Les vins avaient été apportés quinze jours auparavant, et redressés debout en cave deux jours avant le dîner. A l’ouverture avec Gilles, sommelier de grande compétence, le Domaine de Chevalier a un nez prononcé et va s’ouvrir. Le Haut-Bages est tellement riche que je rebouche la bouteille. Le Gevrey-Chambertin se voit remettre un avis de décès, tant les blessures subies paraissent irréparables. Le Musigny conforme à sa réputation va s’ouvrir en s’oxygénant. Je décide de lui adjoindre un Chambolle Musigny 1983 lui aussi du domaine de Voguë pour remplacer le défunt. Le Coutet a un nez insolent de pétulante perfection quand le Gilette montre une belle orthodoxie.

Le menu préparé par Jean André Charial est une belle création : mise en appétit, huître pochée, coquilles Saint-Jacques et foie gras marinés, queue de homard bleu aux épices douces, canon d’agneau en croûte, perdreau rôti en cocotte, jus au rhum, poivre noir et huile de noisette, vieux Comté, ananas rôti et agrumes, mignardises.

Après les recommandations d’usage, conseils que je présente comme fait l’hôtesse avant le décollage, nous entrons dans le vif du sujet. Pol Roger 1986 est un vrai champagne. Un nez très affirmé, une bulle forte, un goût assez léger mais extrêmement plaisant. Il est bien chatouillé par une huître qui eut mieux atteint son but avec moins d’assaisonnement. Une huître plus iodée aurait propulsé ce délicat champagne vers des sommets de champagnitude, comme on dirait dans le sabir précieux actuel. L’accord qui suivit n’en parut que meilleur, tant il fut exemplaire. Le Cristal Roederer 1990 est un grand champagne de personnalité. Joliment fumé, long en bouche, il fut merveilleusement mis en valeur par la coquille Saint Jacques crue et le foie gras cru. Accord parfait, les saveurs primaires du plat donnant à ce champagne de vastes dimensions. Et cet accord montre bien au convive qu’il ne sert à rien de juger un vin, et surtout pas dans l’absolu, tant ce qui est cherché est une symbiose entre un vin et un plat qui se complètent comme le font des patineurs en couple.

Une autre preuve magistrale allait en être donnée par le Bâtard Montrachet Blain Gagnard 1984 qui formait un accord fusionnel rare avec le homard : le vin avait attrapé la trace d’orange de la sauce et semblait être fait de ce même fruit, par un étrange mimétisme. Les accords les plus beaux apparaissent quand la trame du plat et celle du vin semblent être identiques. Ce beau vin blanc puissant, qui avait un peu perdu en bouche de la typicité Bâtard pour donner l’équilibre épanoui d’un grand Chardonnay calme était extrêmement rassurant et fut sanctionné de classements flatteurs.

L’accord suivant se montrait beaucoup plus classique, plus attendu, ce qui permit de se concentrer sur des vins très intéressants. Les deux Bordeaux affichaient des structures remarquables. Le Domaine de Chevalier rouge 1952 me surprit par sa réussite exceptionnelle. Long, profond, au moins aussi bon que ce que donnerait un 1953. Et le Haut-Bages Pauillac 1934 étala une jeunesse rare, pas un signe d’âge, et une force alcoolique surprenante. Un convive inconditionnel de Bordeaux était aux anges. Un convive inconditionnel de Bourgogne était surpris de la qualité de ces vins. Alors que les âges et les climats les séparaient, ces deux Bordeaux se sont rejoints dans une densité et une expressivité rares.

On servit quand même une goutte du Gevrey Chambertin Ch. Et Ed. Jantot 1947 déclaré mort. L’odeur était discrètement putride et le goût acide donnait quelques traces de vie. Mais la cause était entendue. A ne pas poursuivre. Le Musigny cuvée Vieilles Vignes Comte de Voguë 1982 est un grand vin. L’aficionado jubilait. Ce charme bourguignon fait de rondeur d’attaque, d’amertume de corps, puis de longueur charmeuse comme un châle qu’une belle laisse traîner en « suivez-moi jeune homme » agissait à plein. On avait un Bourgogne de pure séduction. Mais le Chambolle Musigny les Amoureuses Comte de Voguë 1983 ne voulait pas laisser la vedette à cette institution. Il voulait prouver qu’on pouvait aller plus loin encore dans le charme. J’ai succombé à la délicate séduction de ce vin peut-être un peu moins charpenté que le Musigny, mais diablement brillant. Ces quatre rouges, puisqu’il faut bien en oublier un, laisseront les champions de chaque région sur leur faim, tant les saveurs des Bordeaux et des Bourgogne furent si différentes. Les Bordeaux sont de fiers chevaliers qui guerroient pour la grandeur quand les Bourgognes batifolent dans des champs de fleurs. Mieux vaut aimer les vins de chaque région pour ce qu’ils sont.

Le Château Chalon Désiré Petit1992 marque une rupture gustative profonde. Le vieux Comté forme avec lui un accord si naturel qu’on ne conçoit pas l’un sans l’autre comme on ne voit pas Laurel sans Hardy, Juliette sans Roméo ou Obélix sans Astérix. Très fortement alcoolisé, du moins en apparence, il crée une pause de goût dans des saveurs très inhabituelles pour beaucoup de convives.

L’apparition du Coutet Barsac 1950 est comme le Christ nouveau-né que l’on pose dans la crèche. Une couleur foncée comme l’airain, un nez envoûtant qui explose d’évocations d’agrumes, d’épices, de fruits bruns. Et en bouche cette onctuosité rare qu’aucun Sauternes récent ne peut même esquisser. Vin divin qui formait un contraste détonant avec le Gilette crème de tête 1961 d’un beau jaune doré qui était l’archétype du Sauternes bien élevé. Jeune homme qui vient demander la main de sa promise, il s’est mis sur son trente et un. Il est donc propre, élégant, le jeune homme parfait. C’est cela le Gilette, tandis que le Coutet, c’est la dompteuse de tigre qui joue de sa cuisse galbée pour créer des sensations de peur animale et érotique. Jean André Charial remarqua lui-même que le dessert n’était pas un faire valoir de ces vins, ce qui ne gêna pas tant ces deux Sauternes se suffirent pour nous combler de leurs immenses qualités. Et ce n’était qu’un détail tant d’autres accords furent brillants.

Les votes des quartés furent comme d’habitude tous différents ce qui montre que chacun peut trouver dans un tel repas ce qui correspond à sa personnalité. Cinq vins sur les dix reçurent au moins une fois la place de premier, ce qui est extrêmement gratifiant pour mon choix. Et à l’exception du Château Chalon trop typé sans doute, chaque vin figura dans au moins un vote. Le dépouillement des votes montra une concentration d’intérêt pour le Coutet, pour le Chambolle Musigny et pour le Domaine de Chevalier.

Mon vote fut : 1 – Coutet 1950, 2 – Domaine de Chevalier 1952, 3 – Chambolle Musigny 1983 et 4 – Haut-Bages 1934. J’ai surtout dans mon vote consacré les vins qui ont produit une impression supérieure à ce que j’attendais, plus que les valeurs intrinsèques comme le Musigny ou le Cristal. Sauf bien sûr le Coutet qui est un bijou précieux.

Dans cette belle salle voûtée à la décoration raffinée, une table de bonnes proportions permettant de bavarder aimablement, des convives attentifs et compétents, un service d’une belle précision, un sommelier charmant et convaincu, une cuisine d’un très haut niveau et ayant créé deux accords de rêve, sur le Cristal et sur le Bâtard, tout cela a produit un repas réussi dont j’ai cru comprendre que certains convives venaient d’attraper le virus. Il va falloir essayer d’étendre cette contagion.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant l’Oustau de Baumanière samedi, 13 décembre 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant l’Oustau de Baumanière le 13 décembre 2003
Bulletin 101 – livre page 137

Les vins de la collection wine-dinners :
Pol Roger 1986
Cristal Roederer 1990
Bâtard Montrachet Blain-Gagnard 1984
Domaine de Chevalier 1952
Château Haut Bages Pauillac 1934
Musigny Cuvée Vieilles Vignes Domaine Comte Georges De Voguë 1982
Chambolle Musigny les Amoureuses Comte de Voguë 1983
Gevrey Chambertin Première Cuvée Ch. Et Ed. Jantot 1947
Château Chalon Désiré Petit 1992
Château Coutet Barsac 1950
Château Gilette Crème de Tête 1961

Le menu mis au point par Jean-André Charial :
Mise en appêtit
Coquilles Saint-Jacques et foie gras marinés
Queue de homard bleu aux épices douces
Canon d’agneau en croûte
Perdreau rôti en cocotte, jus au rhum, poivre noir et huile de noisette
Vieux Comté
Ananas rôti et glace à la réglisse

Repas divers mardi, 9 décembre 2003

De retour à Paris, un Château Canon 1er Grand Cru de Saint-Emilion 1986. Je l’ai volontairement servi juste sorti de cave, pour suivre son évolution. Délicieux quand il éclot, il ravit par son épanouissement ultérieur. Très fort tannin et joli fruit rouge, ce vin de forte charpente a de l’avenir. Quel contraste avec un Mazoyères Chambertin Henri Richard 1978 d’une couleur de thé dense. C’est le charme absolu qui explose en bouche, la panière de fruits qui envahit le palais, rapidement suivie par une amertume plaisante faite justement de goût de thé. Puis un final en panache. Deux vins très différents qui confortent l’obligation d’aimer les deux régions. Disons même les trois tant – en rouge – Bordeaux, Bourgogne et Rhône doivent être vénérés.

Repas dans ma maison du Sud lundi, 8 décembre 2003

Je rejoins ma maison du Sud en prévision d’un dîner de wine-dinners à l’Oustau de Baumanière. Je le raconte dans le bulletin 101. Déjeuner sur mer, sur des achats chez un caviste local qui fait d’assez bons choix. Savigny-lès-Beaune Vieille Vigne Doudet-Naudin 2001 : très jolie amertume qui précède une rondeur en bouche fort plaisante. Si c’est un vin de mélange, il est bien fait.

Domaine de Souviou Bandol 1996 qui a obtenu une médaille d’or en 1999 au concours général agricole. Il titre 13° comme le Savigny, mais on voit nettement l’influence de tannins lourds et de techniques modernes. Le Savigny nage dans l’authentique quand le Bandol nage dans le modernisme, ce goût flatteur mais de plus en plus détaché de la région d’origine. Il est intéressant de voir que c’est ce goût là qui est médaillé. Si c’est une tendance, ce n’est sans doute pas la bonne car les terroirs sont infiniment plus excitants que l’uniformité.

Un dîner de bord de mer avec des choix spontanés de ma cave locale, de modeste spectre. A l’apéritif, Charles Heidsieck mise en cave 1996 très champagne, mais très vert, un peu âpre, puis Bollinger Grande Année 1996. Ce qui est assez amusant, c’est qu’il présente beaucoup de racines communes avec le précédent, avec une élégance plus marquée. Un champagne très agréable et distingué, qui va se bonifier si on lui laisse quelques années de plus.

Sur une omelette aux truffes et foie gras, une idée me vient : Condrieu Guigal 1998. Accord parfait. Le vin a un peu de fumé, une belle concentration, et une solidité à toute épreuve. Très joli accord. Sur des daurades, Château Carbonnieux blanc 2000, blanc magnifique, avec des notes citronnées et une accumulation de saveurs chatoyantes. C’est un grand blanc de Bordeaux, qui combine avec plaisir quelques techniques modernes avec le beau terroir qui s’exprime avec bonheur.

Au fromage, La Courtade Porquerolles 1990 qui titre 12,5°. J’adore ce Côtes de Provence qui a un beau caractère. Cette propriété s’est orientée depuis vers des vins plus modernes. Elle doit savoir évidemment ce que ce 1990 peut exprimer en authenticité. C’est l’archétype du vin de charme quand on sait le situer dans son contexte culturel. Le Tokaji Aszu 5 Puttonyos 1988 qui titre 13° accompagne une tarte Tatin avec un infini bonheur. Le vin a la dorure des pommes. Son dosage en sucre est idéal pour ce plat. Un Escenzia eut été trop fort. Je me suis régalé de ce vin auquel j’ai trouvé des saveurs de thé et de confiture de fruits. Sur un repas fort simple, le choix des vins m’a particulièrement plu, car les accords se sont faits de belle façon.

 

 

Déjeuner à Apicius mercredi, 3 décembre 2003

Déjeuner à Apicius. Un grammairien dirait sans doute quand il faut dire "à" et quand il faut dire "chez", car la règle achoppe sur la sonorité. On ne va pas à Maxim’s mais chez Maxim’s, alors qu’on va à la Tour d’Argent ou au Carré des Feuillants. Aller chez Apicius ou chez Lucas Carton est plus une affaire de sonorité que de logique. Tout ça pour dire que nous nous rendîmes chez Jean Pierre Vigato. En premier choix de vin, Hermitage blanc de Jean Louis Chave 1997. Nez d’épices et de miel, couleur d’épi doré. En bouche du gras, du fumé. On suce un galet bouillant de soleil. Mais je trouve que c’est quand même un peu limité, un peu court. Puis, sur des coquilles Saint-Jacques crues au caviar, le vin monte de dix niveaux. Il devient tout simplement extraordinaire, car le sucré de la coquille crue et le caviar amaigrissent le vin qui prend l’allure d’un jeune premier. Il fallait que le sucre soit dans la coquille pour qu’il ne soit plus dans le goût du vin. Tout simplement génial. Par comparaison, la coquille Saint Jacques chaude cette fois, avec de la châtaigne et des truffes blanches fait revenir le vin à son goût initial de vin chaleureux, brillant, mais n’ayant plus cette étincelle de génie que lui donnait le premier plat.

Comme il ne fallait pas rester sur le goût récent de la Landonne 1993 un peu juste, on allait trouver une compensation de belle taille avec Cote Rôtie La Mouline Guigal 1990. A l’ouverture un nez de sous bois, de champignon, mais très vite un nez de confiture, de pâte de fruit. Quelle générosité, quelle exubérance. La couleur lorsqu’on verse en carafe est rose trouble, tant on sent l’explosion du fruit fort. Sur une petite préparation à la pomme de terre et aux premières truffes noires d’une année de truffes qui ne sera sans doute pas si maigre, le vin observe encore le terrain, il étale sa belle palette de couleurs de chaleur et de volupté, mais il attend un peu. Sur un succulent ris de veau il m’a conquis. J’aime ces vins qui sont simples, au message extrêmement lisible, mais qui offrent, quand on y prend bien garde, de la complexité à chaque détour. Ce vin est rassurant de perfection simple. Il embellit l’âme, et on le boit avec un plaisir direct que ne donneraient jamais un Pétrus et un Ausone, qui font appel à un dictionnaire de repères sophistiqués, indispensable pour qu’on les déchiffre pleinement. Sur le fromage on pouvait jongler avec le blanc et le rouge. Il est indéniable qu’on peut largement bousculer les traditions et donner au Chave une chance de briller là ou c’est normalement le domaine des rouges. Le sourire de Jean Pierre Vigato nous a conduit sur des territoires gustatifs d’un beau raffinement, avec cette simplicité apparente, exactement comme celle de cette majestueuse Mouline.

déjeuner à Hiramatsu mardi, 2 décembre 2003

Supposé déclin de la France ou désamour américain, la fréquentation des grands restaurants ralentit. La contrepartie, c’est qu’on peut assouvir quelques impulsions. Il est de très grandes tables où l’on peut décider d’aller le jour même. Souhaitons pour elles que ce soit passager, mais quel confort ! Et je ne m’en prive pas !

Nouveau déjeuner à Hiramatsu où l’accueil est toujours aussi agréablement attentionné. On est loin des critiques éreintantes d’une chronique récente. Le foie gras au chou est brillant. Le pigeon pourrait être un peu plus excitant. La Côte Rôtie La Landonne Guigal 1993 apparaît assez austère, voire un peu métallique. Elle s’épanouit petit à petit, mais manque de rondeur, de cette chaleur caractéristique. C’est bien la première fois qu’une de ces belles Cote Rôtie ne m’enchante pas, malgré une évidente belle technique.