Visite de Bouchard Père & Fils mercredi, 15 octobre 2003

Bernard Hervet, directeur général de Bouchard Père & Fils avait été sensible à la démarche de wine-dinners dès ses débuts. Il m’avait dit depuis plusieurs mois qu’il m’inviterait à un événement hors du commun. Le qualificatif n’est pas usurpé. Joseph Henriot, propriétaire des champagnes éponymes, de la maison Bouchard (je ne répéterai pas le « Père & fils » à chaque fois) et du château de Beaune accueillit un groupe de 20 personnes pour un de ces événements qui marquent la vie d’un amateur au delà de l’imaginable.

Environ sept personnes du Domaine, deux belges et un suisse qui écrivent sur le vin, plusieurs journalistes ou écrivains du vin de grand talent, l’acheteur d’une grande chaîne de distribution, deux sommités de la sommellerie, un restaurateur amoureux fou de vin et moi. L’humour délicat de Joseph Henriot et ses propos bien sentis ont guidé le voyage, notre hôte insistant sur la notion de temps qui est indispensable pour réaliser des vins de qualité comme toute chose d’excellence, et résumant sa stratégie par ces mots : « mon but c’est le chemin », c’est à dire que la démarche d’amélioration permanente de la qualité est son fil conducteur. Un impressionnant bonsaï au moins aussi vieux que les plus vieux vins dégustés trônait devant ce groupe studieux. Il symbolisait sa démarche qui s’inscrit dans l’histoire du temps. Pour rester sur le sujet du temps, peu avant j’avais pris possession de ma chambre d’hôtel dans une maison noble du 16ème siècle. Dans ma chambre, la poutre maîtresse sculptée offrait à voir les armoiries des hôtes du lieu et leurs portraits finement ciselés. L’homme gravé dans le bois a le col ouvert et l’on sent sa musculature trapue. La femme porte une riche robe au col très haut et ses cheveux sont pris dans une résille aux perles fines comme celles de sa robe. Savaient-ils que 450 ans plus tard un visiteur penserait à eux tout en écoutant distraitement CNN ?

Après les mots de bienvenue, nous sommes placés à quatre tables de cinq avec un jeu de verres plus important qu’un orgue. Les élèves studieux prennent d’emblée la pose d’étudiants appelés à l’examen. On ne se parle pas, on remplit sa copie dans le silence. Nous avons pourtant des choses à nous dire ! Je suis à la table de Bernard Hervet déjà cité, de Thierry Dessauve, co-auteur du fameux guide et de la Revue du Vin de France RVF, Philippe Bourguignon, le directeur du restaurant Laurent chez qui nous devons, dès le lendemain, faire un dîner de wine-dinners, et Robert Vifian, le propriétaire du restaurant Tan Dinh, complice de plusieurs dégustations, l’un des palais les plus surs que je connaisse. Les langues se délient évidemment au fur et à mesure de la dégustation, et je peux noter le tranché du jugement de Robert Vifian, l’immense connaissance de Thierry Dessauve et l’élégance pédagogique de Philippe Bourguignon. Je suis plutôt du profil de Bernard Hervet qui comme moi ne peut pas s’empêcher de lâcher de temps à autre un : « c’est géant », qui n’est peut-être pas la description la plus académique d’un vin mais a le mérite de résumer les sensations. Lorsque je fais un compte-rendu de wine-dinners, je le fais de mémoire, car je ne prends jamais de notes. Là les notes furent prises sur le livre de dégustation qui nous avait été remis. Je ne les ais pas modifiées, les gardant telles quelles, c’est à dire que chaque vin est jugé sans que je sois influencé par les vins ultérieurs.

Sauf indication contraire, mais on le verra aisément, les vins sont de Bouchard Père & Fils. Je ne le rappelle pas.

Il faut bien sûr que l’on précise le thème de cette soirée, car il y en a un. L’année 2003, année de canicule, a été marquée par des vendanges étonnamment précoces. Bernard Hervet est persuadé que l’on aura en 2003 des vins du même niveau que 1947, si grande année. La tentation était donc grande d’explorer toutes les années des deux derniers siècles qui ont donné lieu à des vendanges très précoces. Le thème était là : présenter 2003 au milieu des vins les plus précocement cueillis. Thème particulièrement original. Allons-y. Je n’ai pas modifié mes notes prises sur l’instant ni supprimé les redites.

Le Corton 1976 en magnum. Nez contenu, bouche assez sèche, timide, mais vin bien agréable malgré l’austérité.

Beaune Marconnets 1959 en magnum. Nez chatoyant de grande intensité. Beau vin très liquide, épanoui mais si jeune. Rond, suave. Très critiqué par mes camarades de table, à cause de ce coté champignon qui ne me gênait pas tant que cela.

Beaune Clos de la Mousse 1945. Premier nez amer. En bouche, magique. Belle amertume, très alcoolique. Magnifique structure. Grand vin très profond, à la longueur infinie.

Clos Vougeot 1934. Nez extraordinaire de pleine maturité. Ce vin appelle un plat. En bouche, l’acidité marque. Assez astringent, mais étonnamment subtil.

Beaune Clos du Roi 1929. Choc gustatif total, car on monte de dix étages d’un coup. Le nez est sublime. La couleur est d’encre noire. La perfection du vin absolu. La bouche est de Porto, et comme le dira Robert Vifian, c’est le seul vin de la soirée qu’on pourrait ne pas penser bourguignon. Miracle que ce vin de structure si riche, aux tannins développés, au fruit toujours présent. Une densité irréelle. Quel vin de bonheur !

Romanée Saint Vivant 1906. Inouï. Un nez extraordinaire. Comment est-il possible d’aller encore au dessus du 1929 ? On a une subtilité dix fois plus grande, avec beaucoup moins de tannins mais un équilibre difficile voire impossible à imaginer.

Chassagne Montrachet Morgeot (rouge) 1893. Nez discret mais très noble. Bouche très intéressante. Le vin s’est simplifié, a gardé une trace de beau vin. Solide et lourd avec un fort tannin. Acidité volatile. Assez brutal, terriblement intéressant. Un vin de légende.

A ce stade, mon classement est le suivant : 1906 de loin, 1929 étonnant, 1893, 1945, 1934, 1959, 1976. Quelques minutes d’oxygène plus tard, le 1906 confirme sa différence extrême, et le 1893 passe devant le 1929.

Vient alors Beaune Teurons 2003. Le nez existe à peine. En bouche quelle maturité ! Etonnamment complet pour deux mois d’âge, au mieux. Moelleux, gras, complet.

Le Corton 2003. Belle race ! Le nez existe. On a déjà du beau vin de race. Mais quelle astringence. Il dévore la bouche. Je n’ai plus de gencives. Quelle promesse !! Une matière énorme.

Encore ébloui par le 1906, je suis dans mon rêve et j’entends que l’on passe aux blancs.

Chevalier Montrachet 1989. Il faut vraiment ré étalonner le palais tant la transition est brutale. Nez de soufre, qui s’arrondit. Un peu sévère, mais on sent qu’avec de l’oxygène il s’exprimerait. Quand même un peu limité.

Bâtard Montrachet 1959. Nez qui démarre discrètement. Couleur dorée intense. Très Bâtard, avec beaucoup de matière. C’est beurré, crémeux comme me souffle Philippe Bourguignon, et joliment structuré. Il trahit un peu son âge.

Meursault Charmes 1953. Nez très Meursault, minéral. Belle couleur d’un jaune discret, moins doré que le Bâtard. Quel grand vin ! Parfait, arrondi, fin, belle longueur. Un vin très structuré.

Corton Charlemagne 1952. Même sensation qu’avec le 1906 qui suivait 1929, on se demande bien comment on peut aller plus loin. Nez profond et de race, robe dorée d’un or très pur. Quel grand vin. Une structure parfaite. On a une personnalité affirmée extrême. Une longueur qui n’en finit pas. On a franchi une étape avec ce vin.

Schloss Volrads (Rheingau) 1893. C’est le plus grand millésime jamais réalisé en Allemagne. Nez déroutant, belle couleur de miel. Ce vin a perdu ses racines initiales. Mais quel beau témoignage. Il y a des choses qui vont dans des tas de directions. Il y a un peu de perte, mais il y a des tas d’arômes passionnants.

Montrachet 1864. Nez un peu fermé, couleur ambrée. En bouche, quel feu d’artifice ! Quel vin ! Il est resté très caractéristique. C’est un très grand vin qui vit, qui existe, avec une longueur extrême, chatoyant, charmeur, dense. Plus tard en le sentant de nouveau, je lui ai trouvé des pointes de réglisse.

Château Filhot 1858. Nez très fluide, très discret. En bouche quel bonheur. C’est un Sauternes devenu sec qui me rappelle le Yquem 1932. Quelle race. Un vin de grand plaisir. Très peu de sucre. Une élégance hors du commun. J’ai pu à cette occasion constater qu’il y a des amateurs qui comme Robert Vifian et d’autres n’admettent pas les Sauternes secs, alors que je leur trouve un charme fou, même si ce n’est pas ce que le viticulteur avait voulu. Le sujet du sucre nous donne lieu à des conversations passionnées et à des explications d’expert de Joseph Henriot, entre les sucres en C12 et ceux en C6. Ce n’est pas de la bataille navale mais de la chimie.

A ce stade je me fais mon classement des blancs, avec le 1952 largement en tête puis 1864, 1858 (c’est mon goût), 1953, 1959, 1893 et 1989.

Arrive alors Meursault Genévrières 2003. Un nez de nouveau-né mais qui pointe vers le Meursault. Perlant, je lui trouve le goût de tout vin juste né. Je suis incapable de juger. Chevalier Montrachet La Cabotte 2003. Beau nez. Quel vin étonnant qui est déjà si beau, ce qui est difficile pour un blanc. Très séducteur, si bien fait.

Devant ma table d’écolier des verres encore un peu remplis racontent une histoire unique de la longévité des vins. Il me vient à l’esprit une question iconoclaste que je m’interdis de poser à Joseph Henriot : « pourquoi voudriez-vous sans cesse améliorer les méthodes, si vous avez devant vous la perfection de ce qui a été fait il y a 150 ans ? L’urgence ne serait-elle pas de surtout ne rien changer ? ». Je garderai ce mystère pour moi : si quelqu’un voulait bâtir la plus belle cathédrale du monde, je lui suggérerais de prendre la technique du 12ème siècle, pas celle du 20ème.

La petite classe a récréation, pour que l’orangerie du château de Beaune quitte son usage scolaire pour accueillir notre dîner. Un champagne Henriot 1959 servi en magnum, dégorgé il y a dix jours est une bien agréable pause. Beau nez, belle bulle, couleur délicate. C’est le champagne authentique plein de jeunesse insouciante, fait pour la sensualité.

 

 

Dîner qui a suivi la visite à la Romanée Conti lundi, 13 octobre 2003

Je quitte ces deux domaines, ravi d’avoir touché de près le rêve et la perfection. Comme on m’avait proposé de garder des flacons, pour que les fonds de bouteilles égayent mon dîner, j’appelle au plus vite un ami à partager ces merveilles. Et ce soir là, caprice du vin, les surprises sont au rendez-vous.

D’abord les vins sont très nettement meilleurs. Ils ont pris de l’oxygène, ce qui leur a fait du bien, et n’ont pas souffert du voyage. Le Richebourg 1965 est complètement transformé. Il est devenu accompli, brillant, et a gagné une longueur extrême. On l’a ressuscité alors que le 1964, qui avait brillé au déjeuner avait sans doute estimé qu’il en avait suffisamment montré. La Romanée Conti 1975 avait perdu toutes ses petites faiblesses et l’on comprenait vraiment tout ce qui fait le charme de ce vin. Avec mon ami, nous nous faisions la remarque qu’il s’agit d’une des plus belles bouteilles de la Romanée Conti que nous ayons bues. Comment après cela se fier aux hiérarchies écrites dans les livres ? Le Grands Echézeaux 1948 brillait encore mais légèrement moins, tout en confirmant l’extrême complexité de ces magiques vins anciens. On s’amusa à classer les vins, le 1948 étant en tête, ex aequo avec le 1965. Le 1975 venait ensuite puis le 1964, alors qu’à midi, j’aurais classé 1948, 1964, 1975, 1965. Bienheureuxles dégustateurs qui peuvent donner des jugements péremptoires et définitifs.

J’ai ouvert au cours de ce même dîner une bouteille de Rausan Ségla 1924 du même lot que la bouteille bue quelques jours plus tôt (voir ci-dessus). Elle apparut brillante, sans trace de blessure, et trouvait toute sa place à coté des vins du Domaine.

Pour finir ce dîner où les vins du midi étaient devenus nettement plus brillants, je voulais porter un toast en hommage à mes hôtes du Domaine. Ce fut avec une Fine Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti 1979, sensuel alcool qui mettait un point final à une journée de rêve absolu.

 

 

Visite au Domaine de la Romanée Conti lundi, 13 octobre 2003

Alors que je ne visite quasiment jamais les domaines qui font du vin, je me rends par une maussade journée d’automne au Domaine de la Romanée Conti. Un caprice du temps dégage un beau soleil froid au moment où Aubert de Villaine me montre les vignes du Domaine. Les pentes sensuelles de la Tâche, la discrétion apparente de la parcelle de la Romanée Conti, alors que l’on pressent tout ce qui a pu créer cette exception, magique travail en sous-sol, tout cela s’étale devant mes yeux conquis. Je suis tellement respectueux du sens de l’histoire que ce spectacle me laisse muet.

Les limites de la Romanée Conti n’ont pas été modifiées d’un pied depuis 1580 et cela rassure. Il y a tant de beaux esprits qui pensent qu’avant eux le vin n’existait pas. L’or des Scythes nous montre l’ancienneté du génie humain. Par les couleurs d’automne des feuilles de vignes, l’or des sites du Domaine de la Romanée Conti montre la prééminence du terroir mis en valeur pour l’éternité.

Tous les locaux du Domaine fleurent l’austérité. Pas question de montrer que l’on est les plus grands. Cette pudeur me convient. Aubert de Villaine me rappelle que la bataille de la qualité se joue sur les grappes, et donc dans les vignes. C’est la sagesse. Je goûte les 2002. L’Echézeaux est assez limité, Grands Echézeaux très plaisant, Romanée Saint Vivant un peu perlé ce qui gène l’analyse, Richebourg magnifique de rondeur élégante et de longueur, La Tache énigmatique et brutal, combinant un nez féminin à un corps de brutal guerrier, et enfin la Romanée Conti, chef d’oeuvre de complexité, mais c’est la diva en nuisette et non fardée qui n’est pas prête à entrer en scène et exprimer son talent que l’on sent présent. Je ferai de ce parcours deux remarques : comme je n’ai pas de repères pour les vins jeunes, je ne peux pas dire comment 2002 se situe par rapport aux autres années. Et je m’interroge sur la faculté de prévoir ce que ces vins seront dans dix ans, tant la seule ébauche que j’ai bue est frêle. Tout jugement à long terme est une spéculation, tant il est évident que les pièces du puzzle de chaque vin vont patiemment et lentement s’assembler.

Après cette visite en cave, dans un autre caveau, on goûte une Romanée Conti 1975. C’est une des années les plus faibles du Domaine, mais on sent la complexité de la Romanée Conti. Il y a des cotés flamboyants qui rappellent les plus belles Romanée, et une blessure qui tend à limiter le plaisir. Le reste de bouteille va se modifier aussi bien au déjeuner qu’au dîner.

A table un Montrachet 1967 du Domaine de la Romanée Conti se présente sur une assiette de charcuterie. C’est amusant, car ayant pensé avant le voyage à ce que je boirais, je m’étais mis à rêver d’un Montrachet sur du saucisson. Etait-ce prémonitoire ? Je l’avais devant moi. Très Meursault citronné à l’ouverture, ce blanc magnifiquement doré de cuivre jaune décoche des flèches redoutables. Puis quand il s’ouvre, quelle bombe de goûts étranges énigmatiques et excitants. Richebourg 1965 du Domaine de la romanée Conti, c’est intéressant, un peu déstructuré, et sans grande longueur. Un Richebourg 1964 lui succède, et là, quelle explosion ! On a tout le charme de la Bourgogne, avec ses subtilités extrêmes. La Romanée Conti 1975 est en train de s’épanouir et de se restructurer. On sent tout ce qui fait le charme de ce grand vin, même si c’est encore timide. Un Grands Echézeaux 1948, dès la première gorgée, me rappelle combien le monde des vins anciens est une réserve de bonheur. Il est diablement complexe, et apporte une dimension qui n’existe pas dans les vins plus jeunes. J’avais pris dans ma musette un Yquem 1966 pour qu’on se souvienne qu’en une autre région, on fabrique des lingots d’or du plus pur plaisir. Nous avons devisé sur la valeur des choses, les passions que provoquent et procurent les vins et j’ai pensé en rentrant à Paris combien est grande la magie des terroirs, puisqu’il suffit de quelques mètres de distance pour que des parcelles offrent au palais des sensations si différentes et si typées.

Je quitte le domaine pour aller rencontrer Nicolas Méo dont je n’arrête pas de vanter les vins. Nous ne nous connaissions pas, mais nous avions conversé par e-mail, car je voulais lui faire savoir l’admiration que je porte aux vins de son domaine. En cave, il ouvre un Corton 1959 Méo Camuzet. Dans une cave froide, le vin à peine ouvert, il ne faut pas s’attendre à des miracles. Et tous les vignerons qui font goûter leurs vins dans ces conditions savent-ils bien les hauteurs que peuvent atteindreleurs vins ? Comme nous avions beaucoup de choses à nous dire, nous avons attendu que ce vin s’exprime, mais ce fut long. Et quand il atteint, vraiment lentement, sa fenêtre de tir, quel régal ! Un vin rond, féminin, de plaisir.

 

 

dîner impromptu et rangements de cave vendredi, 10 octobre 2003

A l’occasion d’un dîner impromptu je dégustai à l’aveugle un Corbières 1999 Château d’Auzines que j’ai largement surestimé. J’étais en train de rêver à je ne sais quel premier cru. Peu importe que je me trompe puisqu’il le mérite. Mais il fut confronté à Lafite Rothschild 1983 et j’ai mesuré l’évidente différence. Je ne regrette pas d’avoir succombé au charme d’un Corbières bien fait.

Ce qui justifie l’anecdote, c’est un phénomène assez troublant : ayant devant moi les deux vins, j’ai essayé de me souvenir pourquoi j’avais tant estimé le Corbières. Et après avoir eu en bouche le Lafite, j’étais incapable de retrouver les sensations initiales. Même en me concentrant, en essayant de ne voir que le positif, je ne retrouvais rien du charme qui avait justifié ma flamme. Le vin restait bon, mais n’avait plus cette étincelle que je lui avais trouvée. Intéressant de voir comme le goût devient influencé soit par la proximité d’un autre vin, soit par la connaissance de son origine. C’est une expérience à refaire, pour analyser cette transformation du goût subjectif.

Continuant les rangements de cave avec des bras forts et secourables, j’ouvre à la pause du midi un Haut-Brion rouge 1974. Quel étonnement. Il ne faut plus jamais dire que 1974 est une petite année ! Ce vin inspiré avait un nez dense, une expression de beau Haut-Brion, et respirait à plein poumon son envie de briller. Bien sûr, en dégustation comparative en verticale, il serait classé dans le troisième quartile au sein de millésimes traditionnels, mais là, sur une petite pause de travailleurs, ce fut un vin de réel bonheur.

Parmi les vins ayant souffert que j’ouvre pour ne pas les jeter, un Rausan Ségla 1924 à niveau bas. Un nez magnifique de porto, de caramel de vin. En bouche, sous les blessures évidentes, de jolies évocations de saveurs soyeuses. C’est difficile à boire longtemps, mais on lit avec émotion le dernier cri de la bête blessée. Le vin central du repas est un Pichon Longueville 1970. Ce qui frappe immédiatement, c’est son caractère intemporel. Il a atteint un équilibre assumé. Il respire la sérénité. Belle longueur, belle rondeur, jolie appropriation des papilles. La deuxième caractéristique, c’est qu’on serait bien en peine de lui donner une région dans le bordelais. L’équilibre atteint est celui des vins accomplis, et dans ce cas, toute aspérité ou tout type disparaît. C’est un androgyne complet. Un vin bien agréable à la technique parfaite.

 

 

Dîner chez Laurent jeudi, 9 octobre 2003

Dîner, dîner encore chez Laurent, délicieuse gentilhommière aux toiles Belle Epoque du meilleur effet. Tables spacieuses, service attentif, cela appelle évidemment un Meursault Perrières Coche Dury 2000.

La belle définition du Meursault sauvage. C’est Attila chevauchant sur les pentes de notre gosier. Une crème aux oursins très parfumée arrive cependant à dompter le Hun, alors que sur des coquilles Saint-Jacques crues délicatement et naturellement sucrées, le Meursault fait l’étalage de sa perfection. Le nez est brillant, la structure est dense, et on a des myriades de variations sur tous les thèmes d’épices, d’agrumes et de fruits frais. Talent et maîtrise de Coche-Dury. Le pigeon est très académique, ce qui me convient et sa chair savoureuse forme un beau mariage avec le Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1995. Quand on boit ce vin, on boit la légende, l’histoire d’un vigneron qui aura marqué de son talent la Bourgogne et le Cros Parentoux notamment. Ce qui frappe, c’est qu’on puisse faire vivre dans la même gorgée une grande puissance avec une rare élégance et une finesse délicieuse. Un vin qui démontre que la Bourgogne peut atteindre des subtilités extrêmes.

Comme ce dîner fêtait un événement, Philippe Bourguignon décida d’y ajouter un Gruaud Larose 1921 bu à l’aveugle. Grande homogénéité des votes sur l’année puisqu’il n’y avait pas plus de 60 ans d’écart entre les réponses extrêmes ! Ma réponse fut la plus proche mais je me trompai de décennie, car ce vin gardé dans la même cave depuis des lustres a une jeunesse rare. Belle acidité, signe de longévité. Ce vin, comme une fleur qui éclot, s’est épanoui tout au long de sa dégustation, montrant une rare finesse et un bel accomplissement. Deux vins rouges que tout oppose, la région et l’âge, se sont réunis pour offrir des plaisirs pleins, montrant que le monde du vin est captivant dès que l’on côtoie la perfection du travail bien fait. Les trois vins de ce dîner sont d’une certaine manière la définition du repas idéal.

On retrouvera aussi Philippe Bourguignon dans un prochain numéro où je raconte l’invraisemblable dégustation de vins de légende comme un Montrachet 1864 ou un Meursault 1846. L’émotion d’une vie !

 

 

Dîner au Bristol mardi, 7 octobre 2003

Dîner au Bristol, dans cette salle à manger lambrissée, une des plus belles, délicate boîte à bonbons de pur luxe. Sur des langoustines d’exquise saveur, un Laville Haut-Brion 1995 impressionnant. Un nez affirmé aux larges tonalités, et un goût extrêmement complet. Il a beaucoup des caractéristiques des plus complexes Bordeaux blancs. Ce vin est noble, riche, intelligent. C’est le gendre idéal.

La poularde en vessie, traitée de façon très orthodoxe pourrait se marier avec un nombre incalculable de vins. Celui de ce soir est un grand vin. Le Clos de Vougeot Méo Camuzet 1999 est encore jeune, mais il a de la conversation. Il combine de très élégante façon l’opulence et la légèreté. Aucun compromis au modernisme. C’est de l’authentique. Ce vin va s’améliorer, mais il est déjà bien beau. Très subtil.  Nous avions mal apprécié la soif de l’instant, aussi fallait-il une demie bouteille pour finir. Je choisis un Volnay 1er Cru Hubert de Montille 1996. Quelle erreur ! Ce vin, tout en légèreté et fluidité est imbuvable après le puissant Clos de Vougeot. Son charme aurait mieux agi s’il avait été bu avant le Méo.

Un dîner impromptu lundi, 6 octobre 2003

Un dîner impromptu pour lequel j’ai envie de faire des essais. J’ouvre simultanément trois vins que tout oppose, justement pour passionner la confrontation. Le Chassagne Montrachet Les Embrazées 1er Cru Bernard Morey 1991 me surprend assez. Car après les vins nettement plus charpentés que j’ai bus récemment, c’est un joli rayon de soleil de grâce légère.

La structure est discrète, alors que le fruit généreux flatte la bouche. Sur des huîtres iodées et salées il réagit bien à cause de cette légèreté, sur un bar en papillote il est agréablement à l’aise et même sur un camembert il s’adapte intelligemment. Le Vin Jaune Château Chalon Nicolas 1953 n’est sans doute pas aussi pétulant que des Château Chalon plus anciens bus récemment. Sur les huîtres, impossible de le boire. Sur un Comté de 18 mois relativement peu typé, ça ne va pas si bien que cela, alors qu’un Comté de 36 mois d’une densité de plomb propulse ce vin à une hauteur inégalable. Cet accord classique est certainement un des plus forts pour montrer à quel point un vin peut changer de niveau d’une façon surréaliste si on lui offre l’exact goût d’accompagnement.

Le Maury Mas Amiel Vintage Cuvée Charles Dupuy 1998 titre 16,5°. C’est une bombe de fruits rouges et noirs. Si l’on rêvait d’un monde de gentillesse et de tendresse, je me vois bien kamikaze d’un jour, la voiture bondée de Cuvée Charles Dupuy pour aller faire exploser cette cargaison et répandre autour de moi ces arômes de bonheur. Sur le Comté, impossible d’essayer ce vin. Sur un roquefort bien gras, le Mas Amiel s’excite, renvoyant des messages de fruit pour envelopper le fromage de sa texture de charme. Un crumble aux pommes produit un effet amusant sur le vin : il l’inhibe, le déshabille et en fait un vin sec et fermé. Du chocolat arrive à point pour faire revivre ce Maury d’insolent plaisir.

A l’occasion d’autres rangements en cave, j’exhume parmi des bouteilles blessées un Corton 1938 sans nom de producteur lisible et un Arbois 1933 de la réserve du restaurant de la Reine Pédauque. Ces vins ne renaîtront pas, alors qu’un Carbonnieux 1928 rouge, quoique blessé, a délivré un message qui rappelait combien il fut grand. Ce vin est une des plus belles réussites de 1928. On sentait sous un voile de fatigue ce qu’il avait été. Pour compenser cette blessure, j’ouvris une belle bouteille, de bon niveau, Haut-Brion 1964, Graves très caractéristique, et confirmant que l’année 1964 est solide, trapue, peu flamboyante, mais suffisamment chaleureuse. Un Bonnes-Mares 1976 de Gérard Pavier m’a fait une très bonne impression, car l’année 1976, celle de la sécheresse à laquelle on se réfère pour l’opposer à 2003, année de la canicule, n’avait pas donné des vins si brillants que cela. Apparemment ce Bonnes-Mares faisait exception. Il a glissé sur un tendre gigot de fort intelligente façon.

 

 

Invitation aux Caves Legrand dimanche, 5 octobre 2003

Invitation aux Caves Legrand, ce lieu qui possède la compétence, une offre rare et une galerie couverte qui invite à festoyer et à fêter le vin. On est là pour déguster le Cheval des Andes 2001, vin argentin auquel Pierre Lurton a apporté la contribution de son immense savoir faire, forgé à Cheval Blanc. Le vin a un nez superbe, profond. Le goût est déjà opulent mais très court. On imagine très bien que dans 8 à 10 ans il sera grand. Mais quel consommateur aujourd’hui, et quel caviste est prêt à le laisser vieillir? Je goûte aussi des vins produits par l’oenologue argentin du Cheval des Andes, vins de Tarrazas de los Andes. Un Malbec 1999 ne me plait pas car trop moderne alors qu’un restaurateur ami le trouve à son goût. Je préfère le Cabernet Sauvignon 1999, car son amertume et sa sécheresse font plus ressortir le terroir que le Malbec, trop doucereux et flatteur. Initiative heureuse des dynamiques animateurs de cette belle cave. Ce serait sans doute intéressant d’acheter ce Cheval des Andes pour voir comment il vieillira. Je pressens une très heureuse surprise.

Dîner impromptu samedi, 4 octobre 2003

A l’occasion d’un dîner impromptu j’ouvre le Clos du Marquis Saint Julien 1995 et Château La Lagune 1979. Ce qui est intéressant, c’est l’opposition des styles, et la réflexion que cela entraîne sur le moment où l’on doit boire un vin. Le plus jeune à l’ouverture offre un nez juteux, gambadant, alors que le plus vieux montre des signes de sa maturité. Il s’économise un peu. Je me demande donc si le premier ne va pas effacer le second par sa belle jeunesse. Sur des langoustines flambées au pastis, le Clos du Marquis chante, s’exprime élégamment et montre une belle structure. Mais lorsque La Lagune arrive, une fois qu’on a compris que ce vin est dans une phase plus mûre de son existence, on profite d’une subtilité rare, d’une race certaine, qui procure un plaisir extrêmement cultivé. L’un est un cheval sauvage, l’autre est la conversation au salon de Madame du Deffand, avec ce raffinement acidulé. Deux images du vin, quand il est dans le fruit, bouillonnant sujet, ou quand il se civilise. Ce La Lagune, d’une année austère, montre une subtilité de grand niveau. Je ne prêche pas trop pour les fromages et le vin rouge, mais il y a eu de belles occasions de faire briller cet encore jeune La Lagune.

Dîner au restaurant Hiramatsu jeudi, 2 octobre 2003

Dîner au restaurant Hiramatsu pour vérifier si la première impression (voir bulletin 87) était la bonne. Evidemment, en reprenant le même menu dégustation l’effet de surprise n’est plus là. Mais cela permet de s’installer dans le plaisir d’une cuisine bien dosée, de cuissons audacieuses et passionnantes. Bipin Desai m’avait dit que lorsqu’il est de passage à Paris, il vient boire l’une des antiques bouteilles du Domaine Michel Gaunoux qui sont sur la belle carte des vins. Je décidai de faire de même. J’ai demandé qu’on ouvre vers 17 heures la bouteille que j’ai choisie. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1926 est le vin d’un grand vigneron.

A la première gorgée le nez ne s’exprime pas encore complètement, et une petite trace de vieillesse rappelle discrètement ses 77 ans. Mais lorsque le vin s’épanouit dans le verre, les caractéristiques d’un vrai et beau Pommard se révèlent, l’âge disparaît pour laisser la place à un vin à la fois léger et puissant, d’une belle trame, et aimablement généreux. J’avais bu son cadet de 70 ans, le 1996, au Bristol (bulletin 87). Celui-ci a beaucoup plus de choses à raconter. C’est comme une pièce d’orfèvrerie qui n’est pas restée en vitrine : elle est beaucoup plus belle quand elle a servi. C’est donc un grand Pommard bien construit, à la belle jeunesse (à l’aveugle, on dirait un 1978), et très expressif. L’accord le plus naturel et délicieux est sur les médaillons de veau. C’est l’orthodoxie culinaire. L’accord le plus excitant est sur un ris de veau habillé d’une fine feuille d’épinard. Là, le vin s’amuse. Et, juste pour le plaisir d’une titillation gustative, l’accord avec la feuille de chou qui entoure un beau foie gras est un petit trésor. Délicate cuisine, excitant non seulement la curiosité mais aussi le plaisir, et un vin de grande race. Contre toute attente, j’ai presque préféré le Pommard 1923 de Marius Meulien (n°89), prolétaire plus sauvage que cet aristocrate bien construit. C’est peut-être mon coté Fanfan la Tulipe.