Nous nous étions rencontrés, quelques amateurs collectionneurs de vins anciens, à l’occasion d’un événement rare : la dégustation des trente meilleurs millésimes d’Yquem depuis 1893. Cette profusion de grands vins, étalée sur trois repas, avait permis de constituer de façon informelle un petit groupe d’amis autour de Bipin Desai, groupe qui prit l’habitude de se retrouver chaque année en septembre. Je fus chargé d’organiser cette année le rite et nous choisîmes le Pré Catelan. Comme dans une famille vivante, de nouveaux convives venaient apporter du sang neuf, complétant notre cercle. Une tablée de dix amateurs ou professionnels d’un niveau de compétence extrême.
Chacun avait apporté sa bouteille, j’avais été en charge de gérer leur harmonie pour que l’on ait de quoi composer un repas bien balancé comme ceux habituels de wine-dinners quand les vins procèdent tous d’un choix raisonné. Le repas a été mis au point par Olivier Poussier, le sommelier si titré attaché au groupe Lenôtre. Je vous laisse deviner à la lecture le vin que j’apportai.
Le menu qui nous fut servi est le suivant : le vernis préparé en coquille, marinière de coquillages et haricots coco, gratiné au beurre de sarrasin, le turbot cuit au plat, recouvert d’un « pesto » de cresson, le ris de veau cuit en casserole, jus de pomme à cidre et truffes, l’agneau la poitrine pochée puis dorée au four, farcie de légumes confits, jus gras, les fromages fermiers frais et affinés, le baba au rhum, crème fouettée à la vanille, café et mignardises.
Peu de bouteilles furent apportées avant l’heure. Et comme Bipin Desai demande une ouverture tardive, la seule bouteille ouverte avant l’heure fut celle d’Aubert de Villaine, celle dont j’avais la charge puisque son auteur avait malheureusement dû se décommander. J’ouvris donc le Grands Echézeaux 1953 du Domaine de la Romanée Conti. Cette bouteille eut une oxygénation idéale, les autres étant carafées peu de temps avant d’être servies.
Dans ce cadre champêtre très « gentleman farmer » qui s’épanouit lorsque l’été dispense encore d’agréables chaleurs, une belle table aux harmonies de couleurs judicieuses. Nous conversons dans le jardin avec une coupe de champagne Salon 1976 servi en magnum à parfaite température. Un nez déjà affirmé hésitant encore entre la jeunesse et l’âge adulte. Des notes d’agrume, mais aussi de rhubarbe, tant ce champagne est vert. C’est un grand champagne dont la jeunesse s’explique par le fait qu’il fut dégorgé il y a seulement une semaine et non dosé. Le champagne accompagna le vernis pour procurer un accord très subtil.
Sur le turbot à la chair délicate et la cuisson exacte, le Meursault Perrières Comtes Lafon 1990 offrait le charme, l’opulence, la générosité, la chatoyance. En revanche, le Meursault Perrières Coche Dury 1990, au nez si Coche Dury, offrait un typique Meursault brutal, sans concession, avec une pointe d’ascétisme. Deux expressions diamétralement opposées de Meursault qui eurent chacune ses champions. Chacun défendait son camp ou son image de l’exact Meursault. Je fis voter, et six convives vantaient le Lafon contre quatre le Coche. Je fus du camp du Coche et la suite montra, comme le fit remarquer Bipin pourtant « Lafon’s lover » initial que le Coche était plus orthodoxe que le Lafon. Comme j’aime les accords plutôt provocateurs, ce fut bien sûr le Coche Dury que j’aimais voir attaquer le turbot pour créer des chocs aux étincelles gustatives passionnantes.
Nous avions décidé avec l’inventeur du Haut-Brion 1934 qu’il se boirait seul, comme un noble trou normand. Belle bouteille de conservation impeccable, couleur d’encre aux reflets de jeunesse. En bouche plusieurs choses frappent. La jeunesse d’abord, qui surprend. La densité ensuite, tant ce vin est solide. Et puis, ce sont toutes ces évocations de chocolat, de cannelle, de bois précieux, de cigare. On égrène les suggestions que ce solide gaillard délivre à profusion.
Le ris de veau fut délicieux avec une cuisson dont la perfection fut sans conteste la plus belle démonstration du talent de Frédéric Anton. Nous portâmes un toast en pensant à Aubert de Villaine. La carte de visite qu’il nous avait laissée ne pouvait être meilleure : le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1953est un vin d’une subtilité rare. Très aérien, voire léger alors qu’il est d’une grande profondeur. On est émerveillé par la simplicité apparente du message, alors que par ailleurs toute la complexité de ce vin si bien fait s’étale. J’adore quand on est porté par des sentiments si contraires, de légèreté et de profondeur, de monolithisme et de complexité. Très grande longueur en bouche avec ce sentiment de trace diaphane. Le Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947 ramène à la conception traditionnelle du Bourgogne de charme. C’est la pompe cardinalice, c’est Charles Trenet au couvent des oiseaux. On a l’onction de la puissance ronde de la Bourgogne, avec un léger voile créé par une petite fatigue, mais ça jute dans la bouche comme un vin de l’année. Alors qu’il n’y a que six ans d’écart entre les deux vins, le Grands Echézeaux est encore un athlète éthiopien du cinq mille mètres, quand le Charmes Chambertin est le Bourgeois Gentilhomme étrennant un costume d’apparat fait de riches tissus.
La poitrine d’agneau a un goût délicat et intense permettant toutes les audaces et j’en risquai une par la suite, tant cela me tentait. Nous commençâmes par un vin non annoncé apporté par l’un des convives, désireux de nous faire sortir de la ligne générale. Le Côtes du Rhône domaine Gramenon ceps centenaires cuvée « Mémé » de P. et M. Laurent 2000 qui titre 14° crée une rupture telle que je ne cherche pas à en saisir le message. Ce vin mérite un autre repas pour qu’on en mesure l’intérêt.
Nous avons sur la poitrine Hermitage la Chapelle Jaboulet 1991 que Bipin trouve intéressant, car après le 1990 qu’il venait de boire ce midi, il pouvait craindre une baisse de qualité, mais apparemment, ce 1991 éveillait son intérêt. J’ai personnellement jugé que le message un peu trop simple de cet Hermitage, loin de ce que l’on peut trouver dans les grandes Côtes Rôties de la même année, était plutôt insuffisant. A part le légendaire 1961, peu d’Hermitage la Chapelle m’ont donné le plaisir que ce vin doit exprimer quand il est grand.
En revanche, le Vosne Romanée Cros Parantoux Emmanuel Rouget 1990 est un chef d’œuvre. Sans doute le vin de la soirée qui est en pleine possession de ses moyens.C’est le beau et jeune Bourgogne généreux, gratifiant d’une puissance délivrée sans compter. Chacun s’extasiait de son charme mais je faisais remarquer à Bipin Desai qui acquiesçait que le 1990 était tout en puissance alors que le 1989 que nous avions partagé quelques jours avant avait pris le temps de nous raconter son histoire subtile, délivrant avec un bon dosage des complexités que le 1990 si puissant balaie sur son passage. Je classerais contre toute attente le 1989 avant le 1990 car je préfère les évocations en finesse, comme le fait d’ailleurs le Grands Echézeaux 1953, si beau conteur de discrètes histoires.
Le Château Chalon Bourdy et Fils 1921 convient évidemment bien sur un Fribourg fort ancien, mais c’est presque dommage. Ce vin à l’odeur la plus extraordinaire qui soit, jeune encore car indestructible mérite toutes les audaces. En le donnant en représentation sur du fromage, c’est comme demander à Luciano Pavarotti de chanter Frères Jacques. A propos d’audace, celle que je fis, partagée discrètement avec mon voisin de table fut de boire le Meursault Comtes Lafon sur la poitrine d’agneau. C’est excitant et pimenté, et mériterait un essai en pleine lumière et non à la sauvette sur une fin de verre. J’aime ces chocs.
Le Château Chalon est un vin dont je continue d’être amoureux. Celui-ci très orthodoxe ne donnait pas la moindre trace d’âge. Sa profondeur est immense et sa persistance éternelle. Un grand vin.
Le Château Filhot 1929 offrait une couleur dorée et cuivrée du plus bel effet. Très caractéristique de Filhot et très caractéristique de l’année 1929, si grande dans toutes les régions, ce vin a donné l’occasion d’un accord fort enrichissant : avec une délicieuse vieille mimolette. Car avec un Roquefort trop typé et trop salé, le choc est trop rude. Très beau Filhot, Sauternes plus discret et aérien que d’autres de la même année.
L’arrivée d’un Yquem 1937 est toujours emprunte d’une grande émotion surtout quand on peut bénéficier des commentaires si pertinents et formateurs d’Alexandre de Lur Saluces. Une couleur aussi merveilleusement dorée mais une transparence rare pour un vin de cette époque. C’est l’affirmation de la perfection d’Yquem avec cette présence, cette densité et cette concentration unique d’arômes inimitables. On a entre les mains et sur la langue l’expression la plus absolue du vin parfait. Le dessert ne pouvait pas convenir, comme on m’en fit la remarque, alors que si on acceptait d’essayer, l’opposition des saveurs ne manquait pas d’intérêt. Mais ma cause était perdue, Bipin me grondant d’avoir fait un crime lèse Yquem. Nous bûmes donc ce nectar seul, ce qui lui va sans doute encore mieux. J’ai trouvé intéressant que ce vin qui a encore la chaleur du sucre commence à prendre des aspects secs que j’adore, caractéristiques des cette décennie d’Yquem. Ce 1937 est d’une stature de très haut niveau.
La cuisine de Frédéric Anton fut bien adaptée à ce repas, avec des accords très orthodoxes, sans prise de risque inutile. J’ai préféré l’accord du vernis avec le champagne Salon et ma petite tentative faite en catimini du Meursault avec la poitrine d’agneau, et j’ai apprécié le mariage d’un instant de la mimolette et du Filhot. La cuisson du ris de veau est un grand moment de gastronomie. L’odeur du Château Chalon et la perfection d Yquem sont des moments rares.
J’ai fait voter pour désigner les quatre plus grands vins de la soirée. Alors que tous le convives sont des sommités de la connaissance des vins, ce fut le même phénomène que lors d’autres dîners : aucun vote ne fut identique. Neuf vins furent cités. Je suis assez content que le choix des quatre vins que je fis est strictement le même que celui de Bipin Desai, à l’ordre près, notre choix n’étant partagé par aucun autre. Il y eut une large concentration de votes d’abord sur Yquem 1937, ensuite sur deux vins, le Grands Echézeaux DRC 1953 et le Vosne Romanée Cros Parentoux 1990. Puis le Haut-Brion 1934 reçut beaucoup de suffrages. Mon vote personnel fut : Yquem 1937, Vosne Romanée Cros Parantoux 1990, Grands Echézeaux 1953 et Meursault Coche Dury 1990.
Je fus ébloui par l’érudition des participants qui connaissent chaque domaine, chaque vigneron et chacune de leurs méthodes de vinification. Des conversations passionnantes, des vins rares et des saveurs excitantes. Mais aussi un service remarquable d’une équipe motivée qui nous a permis de réussir dans un lieu prestigieux un événement de grand plaisir œnologique et gustatif. Ce sera long de tenir un an avant de nous revoir.