Faire un dîner de wine-dinners à Lucas Carton est un honneur. Alain Senderens est le plus consciencieux des inlassables chercheurs. Comme l’élève qui veut réussir tous les examens, il cherche sans cesse à remettre la meilleure copie, signer le meilleur accord.
Frustré de ne pas pouvoir boire chaque vin avant de composer le plat juste il a écrit aux châteaux et domaines pour avoir la description de chaque vin. Mais un génie malin s’était fait un plaisir de lui compliquer encore la tâche : le Beaune du Château était un Corton Charlemagne, le Jurançon était un Monbazillac (mais où avais-je la tête ?), le Yquem 41 était un Rayne Vigneau 41, et même le généreux donateur d’un Yquem qui avait annoncé un 21 est venu avec un 33. Tout le monde s’était ligué contre Alain Senderens. Cela nous aura permis de vérifier la logique de certains accords, en pensant au vin pour lesquels ils étaient faits. J’y trouve un plaisir encore plus grand. Cela pimente le parcours de délices que nous avons fait, fruit du génie d’un grand compositeur de goûts.
Le menu conçu par le chef avec ses équipes attentives fut le suivant : Emincé d’avocat et tourteaux aux épices thaï et soja, Capuccino d’asperges vertes de la Durance et morilles, Langoustines royales aux vermicelles croquants, crème de coquillages et morilles. Lotte rôtie, piquée de lard demi fumé, encre de seiche au cacao, poivrons rouges grillés et confits. Canard croisé étouffé, rougail de poireaux, mangue et gingembre et pétales de rose. Foie gras des Landes rôti en cocotte, truffes noires du Périgord, pommes de terre grenaille, aulxen chemise, petits oignons, mesclun. Spéculos à la framboise, échaudé de framboises dans leur jus, fine dentelle à la framboise, glace au caillé de brebis. Tatin de mangue caramélisée au miel, glace au gingembre et citrons confits. Prodige de conception, raffinement des détails, et un Alain Senderens qui venait souvent recueillir nos avis, entouré d’une équipe extrêmement efficace et qui, point à signaler, se sentait toute entière concernée par les essais et accords que nous tentions.
A l’ouverture des bouteilles, des joies et des angoisses. Le bouchon de la Romanée Conti était surmonté de terre séchée sous une cire à la couleur rosissant largement détruite. Le bouchon devenu noir montrait ses blessures. L’odeur épouvantable, même si non insurmontable, annonçait une mort certaine. Tout le monde écarterait ce vin : un restaurant ne pourrait pas le proposer, un caviste ne pourrait pas le vendre, car la couleur du vin s’était éclaircie, la pigmentation ayant rejoint le fond de la bouteille restée verticale depuis près d’une semaine. J’annonçai donc la mort de ce vin, et j’ouvris une bouteille de Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953 que j’avais prévue pour le cas où. Belle capsule, belle couleur. Sous la capsule, de la terre. Le bouchon se brise au milieu, il est noir. Son odeur est une odeur de terre. Et ce n’est pas de la terre au milieu d’autres odeurs. Non ce bouchon n’est que de la terre. Et rien d’autre. Une odeur désagréable du vin. Mais je connais ces odeurs là. Elles suggèrent un retour en vie. Par précaution, après avoir ouvert toutes les bouteilles je suis allé acheter dans l’une des boutiques du voisinage (le quartier de la Madeleine est une caverne d’Ali Baba : on pourrait subir toutes les grèves de la fonction publique en se réfugiant dans les stocks de ces nombreux temples merveilleux) une La Tâche 1972, encore une fois pour le cas où. La joie fut d’ouvrir la Bâtard Montrachet du Domaine de la Romanée Conti, bouteille portant le numéro 00000, car ce vin n’est jamais commercialisé. C’est un cadeau qui me fut fait, que mes convives méritaient. Avec Philippe le sommelier attaché à nos agapes, nous n’arrêtions pas de sentir ce mythique Bâtard, l’une des plus rares et fantastiques bouteilles qui soient. Et on ne cessait de revenir vers cette odeur merveilleuse.
J’avais battu le rappel pour qu’en ce jour de grève tout le monde soit ponctuel. Tout le monde le fut. Le repas démarre sur Y d’Yquem 1985. J’aime Y car on y lit le message des grains de raisin de ce merveilleux château, et 1985 est une belle réussite d’Y. Dès la première gorgée, on sent comme toutes les saveurs du premier plat sont décortiquées, disséquées, comme dans une chromatographie. Mais ce sont les amertumes d’asperges du second plat qui lui ont donné un coup de fouet brillant : le Y devenait fougueux, là où il n’était que représentatif. Deux accords distincts. Un des convives demanda s’il s’agissait bien du même vin !
Le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1983 est un petit bijou de précision. Bien sûr, quand on a à coté de soi le Bâtard Montrachet du Domaine de la Romanée Conti 1998, c’est assez difficile de se positionner. Mais en fait pas du tout. Il y avait deux expressions brillantes, époustouflantes du génie du Bourgogne blanc qui étaient là pour offrir leurs générosités et leurs subtiles évocations. Le Corton est grand, raffiné, et nécessite de l’analyser comme il convient pour y saisir tous les messages. Le Bâtard écrase tout sur son passage : c’est un vrai Bâtard, totalement authentique, qui montre sa puissance avec une franchise rare. Boire ce vin est pour moi un aboutissement de collectionneur. C’est le vin dont on rêve. Autour de la table personne ne le connaissait puisque le Domaine n’en vend pas. Mais chacun a compris l’honneur qui nous était fait de pouvoir goûter cette rareté.
Le VieuxChâteau Certan 1966 en magnum a confirmé qu’il est une des réussites de 1966. Un nez élégant, une attaque en bouche très signée Pomerol, un bel accomplissement sur la lotte judicieusement excitée par l’encre de seiche, et une certaine absence de longueur, signe de l’année.
Philippe a eu une excellente idée, c’est de servir la Romanée Conti 1956 en premier. J’avais fait part en début de repas de l’avis de décès, et là, ce liquide clairet envoyait un message. Et ce message était lisible ! Bien sûr, il ne fallait pas attendre de boire ce que doit être une Romanée Conti. Mais c’était un breuvage passionnant, fait d’une trame alcoolique et de restes de splendeur. Un déclic m’est venu, c’est de le faire goûter sur les pétales de rose du plat. Et comme avec Alain Senderens sur un Nuits Cailles 1915 (voir bulletin 45) la Romanée Conti a ressuscité. C’est pour moi un sujet de fierté. Car je pense que même le Domaine n’aurait pas eu la patience d’attendre ce vin, car il est trop loin du message escompté. Donc voilà un vin qu’un restaurant refuserait, qu’une boutique refuserait, qu’un particulier n’attendrait pas et qui là revivait. Au point que dans les votes finaux, ce vin qui avait eu les apparences de la mort fut noté en numéro 1 deux fois, en numéro 2 une fois, en numéro 3 deux fois et en numéro 4 une fois. C’est donc 60% de la table qui le mettait dans les quatre premiers. Inespéré. J’ai pris dans l’équivalentd’un tiers de verre le fond de la bouteille qui avait l’essentiel des arômes. Nous l’avons senti avec Alain Senderens plus d’une heure après. Personne n’aurait pu dire alors que ce vin avait été si gravement blessé. Magie du vin, et expérience – objectivement extrême – unique. Presque en même temps fut servi le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953. Il avait eu le temps de se refaire une santé. Ce qui frappe, c’est le coté viande, animal, terrien de ce vin. Et on est ici dans ce que j’adore : le vin brutalise, bouscule, dérange par un message qui ne fait aucune concession. On est loin d’être dans le soyeux avec ce monstre là. Et c’est là qu’avec ce merveilleux canard, l’accord fusionnel se fait magique. Et, joli paradoxe, le Richebourg se boit en même temps que la Romanée Conti, sans que l’un ne gêne l’autre. Au contraire. La Romanée Conti met en valeur le Richebourg, et le Richebourg permet de lire la Romanée Conti. Quel travail d’équipe. Cette cohésion obligeait d’attendre avant de boire un sublime Musigny Vieilles Vignes Comte Georges de Voguë 1979, se présentant maintenant en un état de plénitude absolue. C’est évidemment le Bourgogne de classe qui rapproche des saveurs connues. On est en terrain de connaissance. Avec les DRC, on est en plein rêve. Avec le Musigny on est dans la puissance et la belle rugosité que j’aime. Je dois dire que ce 1979 est une expression rare de perfection. Il brillerait plus s’il n’avait avant lui de si redoutables raretés.
Sur un foie gras à la saveur rare, réminiscence des repas d’il y a un siècle, arrive un vin qui fait partie de ma démarche. Que n’ai-je entendu : « pourquoi un Monbazillac ? », comme si seules les plus prestigieuses appellations avaient le droit de s’exprimer. Je souhaite que l’on participe à l’histoire du vin, à tous ses âges, dans toutes ses appellations, et dans tous ses états, un vin blessé étant lui aussi un témoignage. C’est toute cette histoire que je veux faire découvrir à des esthètes qui n’ont pas la possibilité d’avoir accès à la majeure partie de ces vins. Le Monbazillac Château Le Chrisly 1965 a brillé avec une qualité surprenante sur le foie gras. Il était dix fois plus à l’aise que le Rayne-Vigneau 1941. Il est d’ailleurs assez étonnant que le Rayne Vigneau, apparu si brillant à l’ouverture, généreux, voire flamboyant se soit transformé en un vin sec au moment de le boire. La flamboyance avait disparu. Les messages se faisaient plus confidentiels. Voilà un vin que l’on aurait dû boire à l’ouverture. Sa sécheresse le mettait hors sujet par rapport au plat. Mais qu’on ne s’y trompe pas : même rugueux, c’est un grand vin aux formidables complexités.
Les petites finesses à la framboise chatouillaient un Krug rosé pétillant. J’ai eu un peu de mal à m’habituer à sa bulle si puissante (manque d’habitude de boire du champagne à ce moment du repas), mais ce Krug était très beau. Il marquait aussi une pause avant le délicieux Yquem 1933.
Merveilleux accord avec la mangue, mais le miel avait été calibré sur Yquem 1921 et non pas sur Yquem 1933, particulièrement sec. L’auteur de ce cadeau regrettait la sécheresse et je luis ai fait la même remarque que celle que j’avais faite à Alexandre de Lur Saluces à propose de Yquem 1932 si sec : c’est l’expression de Yquem sur cette année là, alors je la prends comme telle. Et j’ai adoré ce Yquem 1933 bien sec, mais couvrant une subtilité de message rare. J’adore ces Yquem suggérés.
Un américain qui dînait au Lucas Carton avait bu à lui tout seul Palmer 1961 et Hermitage la Chapelle 1961, l’un des monstres sacrés des vins de légende. Je l’ai invité à notre table ce qui m’a valu de goûter l’extraordinaire Hermitage qui justifie pleinement sa réputation. Quelle race, élégance, structure et quel épanouissement de ce 1961. Un vin de rêve. Nous nous sommes promis de nous revoir soit en Suède soit à un dîner de wine-dinners.
Les votes des quatre meilleurs vins pour chaque convive ont permis que chaque vin soit cité au moins une fois, ce qui est remarquable. Le Richebourg 1953 a été cité de nombreuses fois, et chaque fois premier. Le Bâtard et la Romanée Conti ont été le plus souvent cités ensuite. Ils furent suivis du Corton Charlemagne et du Monbazillac. Mon vote personnel fut : 1 – Richebourg DRC 1953, en 2 – Bâtard Montrachet DRC, en 3 – Romanée Conti DRC et en 4 – Yquem 1933. Ce sont donc les trois vins du Domaine, dont un flamboyant inconnu, un guerrier blessé, et un moribond qui furent le choix de tous. C’est un bien, car cela montre que l’on apprécie un vin pas seulement pour sa qualité intrinsèque, conforme à ce que l’on doit en attendre, mais aussi pour la valeur du témoignage, de l’émotion historique qu’il procure. Il y avait donc des convives de talent.
Alain Senderens avait composé avec son équipe un menu d’un équilibre grandiose. Les meilleurs accords furent, à mon goût, l’esquisse d’asperge sur le Y, l’encre de seiche sur le Vieux Château Certan, la lourdeur riche du canard sur le violent Richebourg, l’exquise suavité du foie gras sur le Monbazillac, la chair de la mangue sur le Yquem. La palme revenant au foie gras sur le Monbazillac, suivi du canard sur le Richebourg.
La soirée était si belle qu’à la fin du repas, personne ne voulait quitter la table. Tout était consommé, mais cette douce quiétude, avec une légèreté invraisemblable tant tout avait été mangé selon un rythme parfait créait un de ces plaisirs intemporels qui devrait ne jamais s’arrêter.