Un dîner de famille, avec dans la parentèle immédiate, de fins palais, et d’insouciants passagers sans bagage, qui voyagent dans les goûts sans se soucier de la destination. Je choisis une bouteille dont j’aurais du mal à situer l’origine. Les risques sont bien plus faciles à prendre en famille. Une bouteille d’une beauté particulière dont j’aimerais savoir percer l’énigme. L’écusson de l’année est 1953. Mais cet écusson est collé par dessus un autre écusson. Il serait intéressant de décoller, pour voir vers quelles périodes on serait emporté, mais la bouteille est si belle que je ne voudrais pas l’abîmer. L’étiquette dit : « Grand Vin d’Origine », puis « Chablis » (en très gros), puis « appellation contrôlée ». Bouteille de négoce, mais de qui ? La bouteille est cachetée d’une cire molle, grasse, comme posée sur un support de gaze. Le niveau est bas, mais la couleur est joliment ambrée, presque rose jaune. Et le plus énigmatique est que la bouteille elle-même est soufflée à la main, et le cul extrêmement profond et terminé par une grosse boule indique une bouteille du 19ème siècle. Quel négociant a embouteillé un Chablis dans une bouteille si ancienne ? Lorsque j’ai bougé la bouteille, d’inquiétantes suspensions. Toutes les conditions étaient réunies pour un vin à grand risque. Une belle puanteur à l’ouverture, odeur de népète, mais le goût n’en souffre pas. La senteur désagréable disparaît classiquement très vite. Le nez de ce Chablis 1953 devient discret mais agréable. Goût étrange où l’on ne voit apparaître ni un goût de Chablis, ni trace de madérisation. Le vin est jeune, agréable, rond, sans typicité particulière et sans aucun grain de folie. Sur un brick de foie gras poêlé, il s’est bien exprimé. Hasard d’un rencontre évidemment dangereuse d’un vin largement au delà de sa durée normale de vie, mais qui avait des restes méritant l’intérêt et le respect. Il faut lire ce bulletin comme un palimpseste où je grave inlassablement un amour des vins originaux, oubliés de tous les catalogues. A coté des grands vins qui sont les repères de l’histoire, il faut aborder les petits, les obscurs, les sans grade qui forment le bataillon des techniques révolues. A ce titre, ce 1953 méritait d’être connu, comme le Meursault 1942 qui va suivre.
Le foie gras allait accueillir un bien plus classique Mission Haut-Brion 1979. Ouvert tardivement, il est apparu assez coincé, tant au nez qu’au palais. Très lentement on a vu renaître les qualités intrinsèques de ce grand vin. Il est fortement charpenté, il a la structure d’un vin de race, avec une profondeur de grand cru. Mais un coté un peu grenier, un peu poussiéreux a empêché d’en profiter comme on sentait qu’on aurait pu le faire. Il est évident que quelques heures d’ouverture de plus l’auraient libéré, mais j’ai résisté à la tentation de carafer, ce qui n’aurait sans doute pas apporté de meilleur résultat. On reconnaissait le champion, mais on n’avait pas un vainqueur. Sur un canard au miel avec une purée de haricots rouges, un Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1985 a représenté un accompagnement idéal. Généreux, chaleureux, tout de suite ouvert, et par contraste avec le Mission si fermé, ce Rhône montrait son soleil, sa faconde décidément moins intellectuelle que la diction distinguée du bordelais. Les bons Hermitage sont des vins sans problème, à déguster en toute facilité. Le mariage avec les haricots rouges et la sauce au miel s’imposait tranquillement.
Comme il y avait à la fois un sabayon de fruits rouges et noirs et un dessert au chocolat, j’ai choisi de servir un Maury, un Mas Amiel Vintage Réserve 1998. Est-ce vraiment du vin ? C’est un jus si fruité, si envahissant en bouche qu’on est dans un jacuzzi de fruits rouges ! C’est un tir de pruneaux et de griottes. Et le vin « fonctionne » aussi bien avec le sabayon qu’avec le discret chocolat. Vin de dessert et de plaisir, à l’affirmation simple, « nature ». Il faut évidemment que tous les restaurateurs proposent ces vins au verre, car c’est le point d’exclamation d’un madrigal gustatif bien tourné.
Dîner de wine-dinners au Maxence jeudi, 23 mai 2002
Dîner au restaurant Maxence le 23 mai 2002
Bulletin 35 et 36
Les vins :
Champagne Charles Heidsick mise en cave 1996
Château Talbot Blanc 1986
Saint-Véran Bichot blanc 1989
Château Coustolle, Côtes de Canon Fronsac 1966
Château Margaux # 1931
Mazoyères Chambertin Camus 1989
Beaune Grèves Joseph Drouhin 1969
Corton Clos du Roy Brénot 1934
Château Lafaurie Peyraguey Sauternes 1971
Château Cantegril Haut-Barsac 1922
Les plats conçus pour les vins par David Van Laer :
Gougères
Mousse de poivron, émulsion d’avocat à l’huile d’olive
Rouleau de foie gras cru et herbes fraîches, sauce soja
Fleur de courgette farcie, crème de jus de homard
Dos de bar de ligne en écaille de pomme de terre, sauce bécasse
Poitrine de pigeon rôti sur carcasse,
petits pois et fèves à la française,
cuisse de pigeon servie grillée
Sélection de fromages de Maître Quatrehomme
Lait de poule à l’essence de romarin
Fondue de framboises, glace pistache
Mignardises
Dîner de wine-dinners au restaurant Maxence jeudi, 23 mai 2002
Ce repas est raconté sur deux bulletins. J’ai laissé le texte de la transition …
Un couple rencontré au Salon des Grands Vins a rassemblé des amis pour former une table complète. C’est la première fois qu’à un dîner de wine-dinners il y avait une parité totale hommes / femmes. De mémoire il n’y a jamais eu de dîner totalement masculin. Mais la gent masculine domine, sauf ici. Je pensais que ce groupe d’amis allait imposer des discussions personnelles, or ce fut le contraire. Quand un dîner rassemble des inconnus, ils cherchent à se connaître. Là, ce n’était pas nécessaire, ils ont préféré écouter mes histoires et commenter les vins.
David van Laer, le chef du Maxence avait composé un menu toujours aussi inventif : gougères, mousse de poivron, émulsion d’avocat à l’huile d’olive, rouleau de foie gras cru et herbes fraîches, sauce soja, fleur de courgette farcie, crème de jus de homard, dos de bar de ligne en écaille de pomme de terre, sauce bécasse, poitrine de pigeon rôti sur carcasse, petits pois et fèves à la française, cuisse de pigeon servie grillée, sélection de fromages de Maître Quatrehomme, lait de poule à l’essence de romarin, fondue de framboises, glace pistache, mignardises.
Quels plats ont magnifié les vins ? La mousse de poivron allait bien avec le champagne, mais pas avec le Bordeaux sec. Les herbes qui accompagnaient le foie gras ont transcendé le Talbot 86. L’aneth a sublimé le Talbot. Prendre avec du foie gras un Bordeaux sec et un Saint-Véran est assez peu fréquent. Mais la combinaison était parfaite. Le bar toujours si exact de David mérite de grands Bordeaux rouges. C’est manifestement le meilleur accord. Pigeon et Bourgogne, c’est évidemment un classique, mais la multiplication des goûts se fait d’autant mieux que le vin est ancien. Comme je termine toujours la série des rouges sur un très vieux Bourgogne, le fromage ne s’impose pas. Faudrait-il qu’avant les liquoreux, je prévoie un blanc sec pour quelques fromages ? Il y a des essais qu’il faudra faire. Un Loire ? Un Alsace ? Oui mais lequel avant un Sauternes et après un vieux Bourgogne ? Ce sera une piste pour septembre octobre. Un dessert aux fruits rouges ne convient pas aux vieux Sauternes. Il va falloir explorer plutôt les fruits exotiques ou les agrumes. De belles associations et quelques pistes à travailler, voilà un programme excitant.
Sur le choix des successions de vins, il faudrait que je tienne plus compte de l’expérience de certains palais moins formés aux vins anciens : le Saint-Véran me plaisait énormément, mais après l’étendue aromatique du Talbot, il s’affadissait pour certains convives. De même après le Lafaurie-Peyraguey 1971 si joyeux et chaleureux, le Cantegril 1922 tout en finesse n’entraînait pas immédiatement l’adhésion. Il faudra que je tienne compte de cela, même si les chocs gustatifs font aussi partie du voyage.
Lorsque j’étais écolier, le journal de Tintin qui paraissait chaque jeudi mettait en bas de page du feuilleton le reporter Tintin en situation périlleuse, impossible à sauver. J’avais une semaine à attendre pour savoir par quel miracle Tintin s’en serait sorti. Il va falloir que vous attendiez le prochain bulletin pour savoir comment était chaque vin. Vous attendrez aussi de savoir qui a gagné de Margaux 1931 ou du Corton 1934. C’est la première fois que je crée ce suspense « insoutenable ». La réponse est dans le prochain numéro.
Dans le bulletin n° 35, nous avons commencé d’évoquer le dîner chez Maxence, dîner de couples d’amis qui se connaissaient, mais que je ne connaissais pas. Menu inventif de David Van Laer (voir bulletin 35). Et quelques vins.
Champagne Charles Heidsieck mise en cave 1996. Cette belle maison de champagne a créé un concept de champagnes non millésimés, dont on indique la date de mise en cave. C’est astucieux. Et en plus c’est agréablement bon. L’age donne déjà une belle rondeur. C’est sans doute ce qui explique que je l’ai préféré à un Veuve Clicquot non millésimé en magnum, bu juste avant ce dîner, avec David Van Laer chez une amie restauratrice.
Le Château Talbot, Caillou blanc 1986 a constitué l’une des plus belles surprises de la soirée. Alors qu’il n’accrochait pas avec la mousse de poivron, il a carrément explosé de joie avec les frêles brindilles d’aneth qui l’ont révélé. Un nez très complexe, comme on en trouve dans les Bordeaux blancs, et en bouche, cette généreuse présentation d’arômes considérablement variés. Le Talbot 86 fut une magnifique apparition, très au dessus de ce que je pouvais imaginer. Ceci me donne l’occasion de faire une remarque sur l’appréciation des vins qui est faite dans ces bulletins : contrairement aux gourous qui ont pour ambition d’orienter les achats des amateurs, je n’ai aucune obligation de juger un vin de façon intrinsèque. Je le juge sur l’instant, dans sa situation. Quand une brindille d’aneth avec un foie gras au miel anoblit un Talbot 86 à ce point, et quand au moins huit sur dix des convives s’extasient sur ce vin, point n’est besoin de chercher ailleurs : à cet instant précis, Talbot 86 était grand. Et cela seul suffit.
A l’inverse de cela, j’avais choisi un Saint Véran de chez Bichot 1989 que j’aime beaucoup. On fut loin de l’unanimité. Le fait qu’il soit monolithique, linéaire, ne me dérangeait pas. Au contraire, je le trouvais particulièrement bon. Mais la complexité de Talbot a conduit beaucoup de convives à ne pas succomber à la simplicité du Saint-Véran. C’est dommage, car il était vraiment bien fait. Mais je suis responsable : je n’aurais pas dû susciter cette confrontation.
Le Coustolle Cotes de Canon Fronsac 1966 est un merveilleux Fronsac. Le nez était splendide, velouté, à l’égal d’un grand cru classé. Moins flatteur en bouche à la première gorgée. Il fallait attendre, car il a développé une très élégante structure en s’ouvrant encore. Ce sont mes maîtres qui m’ont appris la valeur de ce vin authentique, respectueux des plus strictes techniques de vinification. Le Château Margaux 1931 qui allait suivre était d’une mise négoce, et à l’ouverture, je constatai (coïncidence) que c’était le même négociant qui a embouteillé le Sauternes 1922 qui clôturait le repas. Et, fort étonnamment, les deux bouchons, sous leur capsule, avaient des petites miettes de copeaux de liège. L’étiquette n’est pas datée, ni le bouchon (marqué seulement de 1862, date de la fondation du négociant). La datation du vin avait été faite auparavant entre amis par recoupement, en deux occasions, sur deux bouteilles du même lot. C’est 1931 la date la plus probable, même si le bouchon paraissait plus vieux que celui du Cantegril 22. Nez assez discret, petite senteur de grenier, un peu fermé au début, puis progressivement on reconnaissait un Château Margaux, avec ce charme si particulier. C’est loin d’être une année légendaire, mais plusieurs femmes ont adoré son pouvoir distingué de séduction.
Le Mazoyères Chambertin Camus 1989 est très pâle, clair. Plusieurs convives respiraient: On revenait dans des gammes de goûts plus familières. Margaux 1931 n’est certainement pas la plus simple des acclimatations aux vins anciens lorsqu’on a peu d’expérience ! Très agréable Bourgogne, plus rond que le souvenir que j’en avais. Facile Bourgogne comme on les aime simplement. J’ai vu ensuite les visages s’éclairer : le Beaune Grèves Joseph Drouhin 1969 était magnifique, et immédiatement plein en bouche. Très clair, au nez légèrement amer, il trouvait en bouche une place chaleureuse, réjouissante. Peut-être un peu prudents par rapport à l’approche assez intellectuelle de deux Bordeaux plutôt complexes, mes convives prenaient conscience qu’un vin de 33 ans pouvait être encore parfaitement charpenté et vivace, et surtout, ils prenaient un plaisir immédiat, sans aucune recherche compliquée. L’intérêt attentif se transformait en franche satisfaction. Mais la stupéfaction est venue du Corton Clos du Roi Brenot Père & Fils 1934. Tous les discours que j’avais tenus sur la pertinence des vins très anciens avaient retenu une aimable attention. On avait tout à coup la confirmation que j’avais dit vrai. L’étonnement des convives fut ma récompense, s’il en fallait une. Le nez de ce vin est agréable, clair et juste. En bouche, toute la chaleur, l’onctuosité, la charpente des vins réussis. Un bonheur, un beau fruité, une longueur extrêmement plaisante. Le niveau de ce vin était assez bas, mais son « allure » m’avait plu. C’est pour cela que je l’avais choisi. Au débouchage j’ai vu un bouchon bien hermétique, mais qui avait dû endurer une cave un peu chaude. Le bouchon était parfaitement sain dans sa deuxième moitié et j’ai pu tirer le bouchon entier, ce qui est rare pour un 34. A l’ouverture, le nez était si beau que j’ai immédiatement rebouché avec un bouchon neutre. Cela lui a bien convenu. Un vin de cette qualité n’avait pas besoin de fromage. On le buvait pour le plaisir.
Le Lafaurie-Peyraguey Sauternes 1971 est, pour cette année comme pour les autres, un des Sauternes les plus puissants qui soient. Un concentré de Sauternes si l’on peut dire. Le lait de poule de David était une pure merveille. Et j’applaudis cent fois à la confrontation du lait avec le Sauternes alors qu’on sait qu’il risquait de le couper. Même s’il n’y a pas eu de vraie multiplication, je suis cent fois favorable à des essais aussi brillants. La gastronomie doit être faite de cela : des échanges entre une goût de romarin et la si belle puissance de ce si condensé Sauternes. J’étais aux anges, ravi d’un tel essai, et apparemment, je n’étais pas le seul. Quoi qu’il arrive, Lafaurie-Peyraguey est une valeur sure. J’ai eu plus de problème avec le Cantegril, Haut-Barsac 1922 de ce même négociant que le Margaux 1931 (mais millésimé celui-là). On est dans des saveurs en dentelle, avec ces si subtiles touches d’acidité citronnées, et ces étranges saveurs toutes en suggestion. Comme le dessert au fruit rouge ne lui apportait rien, et comme il y avait un écart de puissance très net avec le Lafaurie, mes convives n’en ont pas autant profité qu’ils l’auraient mérité. Et pourtant ! Tout en finesse, en évocations, Cantegril avait cette élégance des Sauternes des années 20 qui atteignent des sommets gustatifs.
Nous avons voté, et les réponses, même diverses, furent assez homogènes. Les plus fréquemment cités furent Corton 34, Beaune 69, Lafaurie 71, Talbot 86, Cantegril 22. Mon tiercé personnel, partagé par un convive et approché par d’autres fut Corton 1934 puis Beaune 1969 et Talbot 1986 à cause de cette magnifique association à l’aneth. La confrontation la plus raffinée fut celle du lait de poule au romarin avec le Lafaurie.
L’ambiance fut chaleureuse. J’ai senti que comme dans les jeux télévisés, de nombreux convives souhaitaient revenir « en deuxième semaine ».
Salon des Vignerons Indépendants lundi, 20 mai 2002
Salon des Vignerons Indépendants. Il est réservé aux professionnels. Il y a par conséquent moins de foule dans les allées. On rencontre quelques vignerons de beau talent. Le domaine Cazes en Rivesaltes sort tout juste un tuilé 1988 à l’équilibre remarquable. Cauhapé, l’incontournable Jurançon, produit une quintessence de petit manseng 1999 de redoutable séduction. C’est un éventail de saveurs aux mille facettes. Le Sauternes Haut-Peyraguey ne s’en laisse pas compter. Il est bien joli, même si mon palais préfère les cuvées vénérables. Mention spéciale pour les vins d’Anne Françoise Gros, cousine d’Anne Gros. J’ouvrirai le vin de son grand-père et de son année de naissance lors du prochain dîner raconté dans ce bulletin. Elle présente un Pommards Epenots splendide et un Richebourg fort solide. J’ai goûté les 2001 et 2002. Même si les 2001 sont plus fermés, ce jour, je les préfère. Autour de moi, des sommeliers, restaurateurs, cavistes et importateurs s’affairent, procédant à des analyses structurées alors que je butine, guidé par l’instinct mais surtout par les conseils de quelques professionnels amis. J’ai pu vérifier sur certains domaines que je prends plus de plaisir à la cuvée traditionnelle qu’à la cuvée de la micro parcelle où le chêne est neuf et la barrique à gestation lente. Mais l’amateur de vins jeunes recherche peut-être ces goûts là.
Dîner d’Alexandre Lazareff au Dauphin vendredi, 17 mai 2002
Un dîner de vins de Provence dans ce si délicat petit restaurant le Dauphin. D’une profusion de vins auxquels il manquait les cigales, la chaleur moite, le vent d’iode et le bruit de la mer, j’ai retenu quelques noms : Domaine La Courtade, propriété de Porquerolles qui fait de beaux vins authentiques. Domaine Richeaume, qui travaille peut-être un peu trop ses vins, mais fait de belles choses. Son Columelle 2000 est une agréable confiture de fruits, à l’australienne. Et bien sûr Pibarnon 1996, valeur sûre du Bandol. Belle brochette de vins du Sud, et la présence de mon ami Pierre Hermé (qui note sur de petits carnets tout ce qu’il goûte) dont les propos discrets et pertinents réchauffaient comme un soleil de Provence.
Achats aux enchères mercredi, 15 mai 2002
J’achète des vins aux enchères. Il y a toujours un mystère. Quelle est l’histoire de chaque grande bouteille ? On se fie aux experts. Mais ils sont là aussi pour vendre. Comme les horaires d’exposition des bouteilles sont incompatibles avec ceux des enchères et comme la vente qui m’intéressait avait quatre vacations, force est d’acheter à l’aveugle. A la livraison, une bouteille, dans son carton de protection, fuit abondamment. Cassée où, qui le sait? A la forme de la cicatrice, un défaut du verre. Il reste l’équivalent d’une demie bouteille. Je décide de la transvaser, avec filtre, dans une bouteille vide que j’avais à proximité. La bouteille cassée était un Rayne-Vigneau 1941. Celle qui allait recevoir le reste du contenu était une Rayne Vigneau 1949. Réceptacle sécurisant. J’ai fait goûter le vin à quelques collaborateurs étonnés. Ce vin était une merveille. Nez de Sauternes très vineux, avec ce velouté antique et ce gras affirmé. Un nez de fruit sec. En bouche, le vin est très sec. Un goût immédiat de pamplemousse rose. Et une persistance invraisemblable. Deux heures après, et plus invraisemblable encore, un dîner après (!), j’avais toujours en bouche la trame aromatique de cet envoûtant Sauternes. Mais ce qui m’a le plus surpris, c’est la charge émotionnelle physique qui crée une torpeur étonnante : c’est – toutes proportions fort humbles gardées – comme un but marqué par Zizou : il y a du miracle dans ce Rayne-Vigneau. Pour le lecteur qui suit les expériences décrites dans ces bulletins, la tentation sera de dire : « il devient un peu trop lyrique ». Mais en fait je n’ai eu de sensation physique qu’avec relativement peu de vins. Quand j’ai bu Yquem 1900, j’ai eu des frissons dans le dos, car je touchais à la perfection absolue du Sauternes dont je rêve. Avec ce Rayne Vigneau, il y avait de la torpeur. Je me disais, pas question de se laisser émouvoir. Mais l’émotion était là, solide, palpable. Et j’ai laissé faire. On ne dira sans doute jamais assez combien les Sauternes anciens sont grands.
Dîner à l’Ecu de France dimanche, 12 mai 2002
Dans un de mes repaires secrets, un Krug 1988. Après le magnum de Krug 88 bu au Château d’Yquem, il s’agit d’une bouteille. Très grand champagne d’expression, qui laisse apparaître le vin si intense dès que la température du champagne augmente. A boire plutôt tiède pour les arômes. Il accompagnait très bien des asperges blanches mangées sans sauce, pour le goût – comme les huîtres, qui sont tellement meilleures sans aucun adjuvant. Un Chassagne Montrachet les Caillerets 1998 de Jean Marc Morey était fort agréable. Beau nez de métal, de pétrole, très intense, et une belle rondeur fruitée en bouche sur un homard de Bretagne (Lorient venait de gagner la Coupe) à l’exacte cuisson. Le Calon Ségur 1970 qui suivait s’accordait bien lui aussi à ce homard. Un nez extrêmement distingué, et une maturité parfaite. Elégant, racé, délicat et subtil. Un Bordeaux que l’on aime, car tout y est authentique, orthodoxe, sans aucune exagération. Une très belle réussite de l’année 1970, et une bonne conservation en cave.
Les Echos parlent de wine-dinners vendredi, 10 mai 2002
Jean-Francis Pécresse fait de talentueux papiers qui démarrent toujours sur un propos d’imagination débordante. Il suggère ensuite judicieusement dans les Echos week-end un vin à acquérir. Merci d’avoir cité ces bulletins. Il faudra provoquer une « coïncidence » inopinée ou non pour que nous nous retrouvions à la même table.
dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 2 mai 2002
Dîner au restaurant Laurent le 2 mai 2002
Bulletin 33
Les vins :
Champagne Pol Roger 1988
Pavillon Blanc de Château Margaux 1992
Batard-Montrachet Bouchard 1984
Corton Charlemagne Bouchard 1983 (offert par Bernard Hervet)
Château Mouton-Rothschild 1971
Vray Canon Boyer 1947
Chambolle Musigny Clos Saint-Jacques Clair Daü 1966
Chambolle Musigny Bouchard 1952
Chambolle Musigny Labourée Roi 1945 ?
Beaune Avaux Bouchard 1928
Monbazillac le Chrisly 1965
Château Gilette « doux » 1945
Les plats conçus pour les vins par le restaurant LAURENT :
Anchois marinés, tomates « olivette » confites à l’infusion de basilic
Turban de morilles aux asperges
Carré d’agneau de lait des Pyrénées doré à la broche, petits farcis
Aiguillettes de canard de Challans aux épices, navets au jus et foie gras
Fromage, fourme d’Ambert affinée
Gariguettes et rhubarbe gratinées
Mignardises
dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 2 mai 2002
Un dîner de wine-dinners, chez Laurent. Il porte le numéro 19 sur le site internet. Le cadre du restaurant est merveilleux, et nous avions la belle table centrale. L’accueil de Philippe Bourguignon est inégalable, et le talent de Patrick Lair s’est exprimé à plusieurs reprises. A l’ouverture des bouteilles, Patrick a « sauvé » des bouchons que j’aurais sans doute émiettés. Et Patrick a eu raison de ne verser les vins que lorsque le plat est servi. Les vins sont magnifiés par les plats, et c’est bien de les découvrir ainsi. Une cuisine juste, des plats simples mais avec un talent affirmé. Anchois marinés, tomates « olivette » confites à l’infusion de basilic. Turban de morilles aux asperges. Carré d’agneau de lait des Pyrénées doré à la broche, petits farcis. Aiguillettes de canard de Challans aux épices, navets au jus et foie gras. Fromage, fourme d’Ambert affinée. Gariguettes et rhubarbe gratinées. Gelée d’agrumes. Mignardises. C’est précis, et exactement adapté à la mise en valeur des vins. Des convives particulièrement experts : Philippe Faure-Brac, meilleur sommelier du monde, Nicolas de Rabaudy, écrivain et journaliste entre mille activités, Bernard Hervet, directeur général de la maison Bouchard, Ester Laushway, journaliste, et quelques convives qui n’avaient aucun complexe vis-à-vis de ces sommités tant l’atmosphère était chaleureuse.
Pour « ajuster les ponctualités », j’avais prévu Pavillon Blanc de Château Margaux 1992, année clin d’oeil, car c’est celle du sacre de Philippe Faure-Brac. Très belle expression d’un beau Bordeaux, à l’âge idéal pour l’apprécier. Il avait acquis une belle rondeur et a gardé un nez racé tout au long de la soirée dans le verre quasi vide au milieu de près de cent vingt verres sur table ! Quel tracas pour le service si parfait. Le champagne Pol Roger 1988 est un beau champagne à la robe claire, à la bulle abondante. Pas la moindre trace d’âge, une belle fraîcheur, et une légère douceur délicate. Le mariage avec le poivron et l’anchois, avec juste ce qu’il faut de pain se faisait idéalement. Le plat suivant, un plat de trois étoiles selon Nicolas de Rabaudy, allait me donner l’occasion d’un grand plaisir. Le Bâtard Montrachet 1984 Bouchard est très mal noté dans les archives de dégustation de Bouchard alors que le Corton-Charlemagne 1983 Bouchard, (rebouchage 1998) que Bernard Hervet a apporté est jugé brillant. Mais comme le coach d’un patineur artistique, j’avais materné mon poulain, et sur les morilles, « mon » 84 s’est révélé meilleur, car sa légère madérisation lui donnait des accents de vin jaune qui sied si bien aux morilles. Le Corton est évidemment plus racé, et se serait sans doute mieux exprimé sur un autre plat. De toutes façons, il s’agissait de deux très belles expressions du Blanc de Bourgogne si séduisant. J’étais bien content de bousculer les hiérarchies, signe que « l’ascenseur social » des vins de petites années fonctionne bien. Ou signe que toute bouteille de ma cave s’y sent bien.
Le Mouton-Rothschild 1971 est un vin de grande race. Année de belle réussite. Il a été très apprécié, surtout par les jeunes palais et les palais féminins. Je lui ai trouvé un coté un peu fermé. Il me fait penser à ces calligraphes chinois qui expriment d’un trait des pensées profondes. C’est beau, mais c’est terriblement ésotérique. Mouton avait, dans sa subtilité, toute cette discrétion. Mais évidemment, il ne peut pas cacher longtemps sa grandeur. L’affirmation était au programme du Vray Canon Boyer 1947, Canon Fronsac au nom confidentiel que j’avais déjà apprécié. Un nez merveilleux, doux, raffiné comme Bordeaux sait l’être. Et en bouche un vin délicat, velouté, qui apporte la preuve de l’incroyable valeur de 1947, dont il est une réussite.
Le passage de Bordeaux vers la Bourgogne est comme le franchissement d’une frontière. On ne peut pas comparer ces deux mondes, et on doit les aimer tous les deux. On est envahi par la chaleur humaine, ronde et bien vivante. Le Gevrey Chambertin Clos Saint-Jacques Clair Daü 1966 arrive en fanfare. Très clair, transparent, il s’impose en affichant une orthodoxie bourguignonne où l’amer (agréable) le dispute au fruité. Puissant, franc, il a montré son caractère de grand cru, alors que le Chambolle Musigny Bouchard 1952 lui emboîtait le pas sans complexe. Simple vin d’appellation, il s’affirmait très bien. L’analyse des vins n’est pas une science exacte, car Bernard Hervet et moi différions sur le sens de l’histoire : il voyait l’avenir de ce 52 devant lui alors que je le voyais derrière lui : parchemin encore lisible mais avec quelques trous. Les faits ont donné raison à Bernard Hervet, car le vin a bien tenu sa distance, montrant un charnu réconfortant. L’évolution du Chambolle-Musigny 1945 de Labourée Roi est intéressante, quoique plus triste. J’avais pris cette bouteille basse en un endroit où je range des 45 et des 61. Le classement de mes bouteilles a la même précision que celle des instituts de sondage en période électorale. A l’ouverture d’un bouchon très gras, nul doute, c’est un 45. Une odeur insupportable, dont j’ai « vu » l’évolution rapide vers des signes beaucoup plus civilisés. J’en attendais volontiers une grande surprise tant son premier rétablissement avait été rapide. Mais en le versant : couleur terreuse, nez de grenier, saveur amère. Il a toutefois continué à s’améliorer comme un naufragé qui remonte le courant. Je lui ai dit un dernier adieu en fin de repas en quittant la table, pensant qu’il aurait sans doute été bon le lendemain. Chacun de mes vins est comme un de mes enfants, et je ne peux pas me résoudre à l’abandonner sans un petit signe d’encouragement. Comme il y avait deux vins de plus que prévu, cette escapade vers une bouteille basse d’une grande année et d’un grand vigneron ne portait pas ombrage à l’ordonnance du repas.
Arrivait alors l’un des deux ou trois vins phares de cette soirée. Un Beaune Avaux Bouchard Père & Fils 1928 de la cave Bouchard. J’ai une passion pour ces Beaune de 28 et 29 qui sont des émotions rares. Ils étonnent toujours tout dégustateur, même averti, par leur invraisemblable jeunesse. Bouteille ancienne d’origine, étiquette récente. Le bouchon, assez ancien, indique un rebouchage probable d’il y a plus de 20 ans. Le nez était si parfait à l’ouverture vers 17 heures que j’ai immédiatement rebouché : pas question de prendre de risque quand un vin est tout de suite parfait. Ce vin est la récompense de tous les amateurs de vins vieux. Un équilibre absolu, et une promesse qu’il serait intact comme aujourd’hui s’il était ouvert dans un demi siècle. Il est assez difficile de décrire un vin quand il a tout : un nez très poli, annonçant bien ce que l’on va boire, et une bouche équilibrée, ronde, pleine, riche de jeunesse. Il transcendait bien sûr les autres vins de Bourgogne, mais il avait l’intelligence de ne pas les écraser : on pouvait passer de l’un à l’autre sans en rejeter un seul. C’est aussi cela la bonhomie des Bourgognes. Bien que mes convives – dont des habitués – connaissent cela par coeur, j’ai expliqué comment mâcher la fourme pour sublimer un liquoreux. Certaines bouteilles sont des fiertés de collectionneur : le Monbazillac Château Le Chrisly 1965 s’est montré si grand. J’aime quand on peut ainsi bousculer des idées reçues. Une couleur d’or orangé, un nez dense de beau miel, puis une structure élégamment épaisse qui trahirait volontiers un Sauternes en dégustation à l’aveugle. Quand un petit vin fait des merveilles, cela justifie la démarche de wine-dinners, qui veut qu’aux tables les plus prestigieuses de Paris, les plus belles bouteilles renommées côtoient des vins plus méconnus, porteurs parfois, comme ce soir, de magiques surprises. L’un des convives a été vraiment ému par la richesse et la poésie de ce brillantissime Monbazillac. On avait pu préférer le Bâtard au Corton. Il était imaginable que l’on préférât le Monbazillac au vin de légende qui allait suivre. Le repas se finissait comme souvent sur un vin de référence : Château Gilette « doux » 1945. Le Sauternes dans sa plus belle expression. Riche puissant, long en bouche, tenace, doré, il exprime une belle orthodoxie rassurante de la plénitude du Sauternes ancien. Propriété atypique, à la commercialisation hors norme (aucun vin de moins de 20 ans n’existe dans aucun circuit), qui participe au prestige de cette région si généreuse en vins de rêve.
Tant absorbé par les discussions passionnantes, je n’ai même pas pensé à demander à chacun de faire son tiercé. Pourtant il est probable que l’homogénéité des réponses eût été plus grande que dans d’autres dîners. Si je devais me livrer à cet exercice difficile, je répondrais volontiers : 1 – Vray Canon Boyer 1947 parce que c’est une réussite d’un vin inconnu de beaucoup, 2 – Beaune Avaux 1928 pour sa jeunesse épanouie, 3 – Gilette 1945 parce que c’est un symbole de beauté. Mais beaucoup mettraient le Beaune en premier, et je suis sûr que mon fils mettrait dans son tiercé le Mouton 1971 et le Monbazillac 1965 avec sans doute le Beaune.
Grand dîner où chacun a pu apprécier chaque vin en toute liberté de jugement, selon son goût et sa culture. Talent toujours renouvelé du restaurant Laurent pour créer une fête autour de vins de 10 à 74 ans.