D’abord les vins. J’avais fait une liste de vins alléchante. Au moment de les rassembler, trois vins que je ne retrouve pas. J’ai en effet plusieurs caves, dans des communes distinctes, et j’ai la fâcheuse tendance de ne pas toujours noter les mouvements que je fais. Ce qui crée une irrationalité de plus dans un monde irrationnel. Personne n’y a perdu, car j’ai remplacé le Dom Ruinart 86 par un Mumm Cuvée René Lalou 79, le Petit Village 89 par Nénin 71, et Guiraut 71 par Filhot 75. Comme de plus j’ai ajouté une bouteille, petite sœur de la photo ci-dessus, mais d’un autre producteur, et comme un convive a fait faux bond, chacun a pu boire 1,22 bouteille (soyons précis) au lieu de une. Pas de souci, et j’avais apporté trois autres bouteilles, « pour le cas où ». J’avais apporté les bouteilles au restaurant deux jours et demie avant le dîner, anxieux du transport et de la chaleur. De fait, le Bonnes Mares 1933 a perdu son bouchon qui est tombé dans la bouteille; je m’en suis aperçu à 17 heures le jour du repas. C’est effectivement à ce moment que je suis venu pour décider de l’oxygénation de chaque bouteille. Toni, l’adjoint d’Eric Mancio dont je vanterai abondamment les talents, a été assez étonné que je sois capable de prendre les décisions en sentant seulement le bouchon et le col de la bouteille, sans avoir besoin de boire. Constatations à 17 heures : Mouton superbe et épanoui, on rebouche vite, pour garder cet état de grâce. Nénin réservé alors que je m’attendais à ce qu’il surclasse Mouton. On décide alors qu’il sera décanté à 19 h 30. L’Aloxe Corton : nez superbe, on rebouche. Le Bonnes mares 33, au bouchon tombé et au niveau bas : je sens et je ne vois aucune caractéristique non rattrapable. On rebouche donc, pour une mise en carafe vers 21 h 00. Chambolle Musigny 1926 : une race extrême. On rebouche. Le rebouchage est fait avec des bouchons neufs, sans odeur. Il est juste destiné à arrêter l’oxygénation en cours, qui suit l’ouverture. C’est pour cela que j’évite de boire le vin, pour que la surface du vin dans la bouteille reste proche du col, donc moindre. Je donne ensuite les consignes de température des blancs, et demande que le Puligny soit carafé avant service, du fait de sa couleur somptueuse. Ces consignes changeraient selon les saisons. Tous les bouchons ont été enlevés à 19 h 30, pour que commence l’oxygénation finale avant service. Redoutant que le Bonnes Mares 33 n’ait une faiblesse, je décide d’ouvrir un Gevrey-Chambertin de Labourée Roi 1949, splendide bouteille. Nez immédiatement parfait. Pas de souci non plus. Notre table chez Guy Savoy est une belle table ovale. Comme elle est proche d’un passage de service, il est préférable d’attendre les convives sur le trottoir, où nous formons un rassemblement qui devient bientôt un attroupement. Guy Savoy nous fait servir des petits toasts au foie gras et grains de sel. Une belle façon d’attendre. J’appelle un convive retardataire : il avait mal noté le jour ! Un autre ayant été obligé de prendre un avion à 18 heures pour être au dîner a eu plus d’une heure de retard. Il Faudrait en fait pouvoir se préparer sans hâte et se concentrer sur ce qui va se passer, sans stress.
Nous passons à table avec le Mumm cuvée René Lalou 1979. Champagne très léger, avec une vinosité discrète mais suffisamment profonde, un champagne de joie. Il n’y a pas la présence envoûtante du Salon 1983 d’il y a deux jours, mais au contraire une légèreté subtile. Un champagne de grand agrément. C’est un champagne changeant, car les petits amuse-bouche de Guy Savoy faisaient ressortir chacun un aspect différent du champagne : avec de petites moules, c’était un pur champagne. Avec du Parmesan, le coté vineux réapparaissait. Intéressant de voir comme une saveur change le goût. Champagne de plaisir. Et petits exercices de Guy Savoy, comme le pianiste qui fait ses gammes avant l’attaque. Nous avons commencé le Y d’Yquem 1980 avant le Thon « toutes saveurs » et jus au gingembre. J’avais peur qu’il soit bouchonné, mais j’étais le seul, car ce léger nez a disparu immédiatement, laissant apparaître la magie du domaine : c’est le vin sec qui est comme Yquem, avec ces touches de grappes mûres, cette rondeur qui accompagne un très agréable blanc sec, un des plus agréables du Bordelais. A ce stade, le Y était une merveille, accompagnant ensuite la première bouchée d’un thon merveilleux qui lui a donné la longueur. Mais le Puligny-Montrachet les Referts Louis Latour 1979 est entré en scène. Eric Mancio ne l’aime pas, mais j’ai cru sentir qu’il avait un a priori. Il a su changer d’avis. Ce vin donné à un palais non formé sera jugé dans une pente descendante inintéressante. Alors que carafé, et s’ouvrant encore plus dans le verre, il a laissé découvrir des arômes imprégnants, des saveurs cachées qui se livrent, où tout le beau Chardonnay donne toute sa générosité. Entre le Puligny qu’un palais jugerait passé et le Puligny que nous avons eu la patience de découvrir, il y a un monde de différence. Et il est gratifiant d’attendre. A ce propos, j’avais averti mes convives : on ne juge pas un vin vieux, on essaye de le comprendre. Ce n’est pas à nous de trancher, c’est à nous de l’apprendre. Et cette démarche s’appliquait bien à ce Puligny : il aurait été condamné par de mauvais juges, alors qu’il fut une splendeur gustative. Preuve en est : il était impossible de boire le Y quand on avait goûté au Puligny : le Y paraissait limité, avec des arômes trop peu nombreux par rapport à cette effusion. Ce n’est pas une critique de Y que j’aime énormément, mais Puligny fut tellement grand. La couleur de cuivre doré, les parfums infinis, et cette longueur portée par son acidité intrinsèque. Un grand blanc, au plaisir augmenté parce que certains l’eussent négligé. Autour de nous, Eric Mancio commentait les vins avec un vocabulaire qui me fait pâlir d’envie, il ajoutait des indications sur les choix du chef, pour s’accorder au vin, et Guy Savoy venait sentir si son public – déjà conquis – le suivait dans ce spectacle inoubliable. Le foie gras de canard rôti entier avec ragoût de pommes de terre aux truffes et pruneaux, et rôties à l’ail confit est arrivé avec le Nénin 1971 et le Mouton Rothschild 1975. J’avais pensé – avant de sentir – que l’on commencerait par le Mouton. Je décidai de commencer par Nénin. Car Nénin était moins épanoui que d’habitude, et Mouton plus brillant que d’habitude. J’étais nerveux à chaque vin, espérant qu’il n’y ait pas de problème, mais tout alla bien. Le Nénin, un peu discret, s’est progressivement débridé, très Pomerol, très bon élève, l’enfant sage qui a de bonnes notes, mais ne fera pas de chahut dans la classe. Un bon Pomerol que j’aurais aimé voir exploser plus. Ce fut le rôle de Mouton. Je hais les idées préconçues. Tous ceux à qui j’avais parlé de ce Mouton 75 me disaient qu’il allait être un petit Mouton. Il fut un grand Mouton, avec cette structure qui est la marque des premiers grands crus classés. Suis-je bon public ? A voir la satisfaction des convives, ce vin était grand. Un beau et grand Mouton. Comme le thon avait été conçu pour le Puligny, le canard avait été conçu pour le Mouton. Croquer l’ail confit et boire une gorgée de Mouton ! Qui ne l’a pas fait n’ira pas au paradis. A ce stade, tout allait bien, l’atmosphère se détendait, et j’étais moins stressé, car mes vins étaient bons. J’avais moins de crainte pour les vieux Bourgogne, planète où je me sens à l’aise. Les poulets de Bresse en vessie au fumet de cèpes séchés avec risotto aux abats et cèpes sont arrivés sur un plateau. On aurait dit que Pamela Anderson avait oublié ses attributs, tant les rondeurs explosives des vessies s’affichaient devant nos yeux. Que d’odeurs, que de saveurs à leur crevaison. Ce plat de rêve était accompagné d’un Aloxe Corton Louis Latour 1955, d’un Gevrey-Chambertin Labourée Roi 1949, mon cadeau ajouté à la liste des vins, d’un Bonnes Mares Fernand Grivelet 1933 et d’un Chambolle Musigny Labourée Roi 1926. Quelqu’un fit remarquer que nous avions quatre verres dont chacun représentait une décennie différente. Et j’ajouterais que le chiffre du millésime dans chaque décennie est aussi différent. Le plat était magique, mais si la chair du poulet élevait la qualité des vins, j’ai trouvé que le risotto les freinait au contraire. Guy Savoy a pensé de même. Nous avons bu ces quatre vins religieusement. Eric Mancio nous a commenté ses sensations, a expliqué les accords qui fonctionnaient entre le plat et les vins. Tous étaient grandioses. D’ailleurs, s’amusant à les classer, la diversité des réponses montrait que le choix était possible. Nous avons fait, en jouant, deux choix distincts : le plaisir immédiat ou la plus belle qualité de vin. Pour le plaisir immédiat, c’est entre le 1955 et le 1949 que les votes allaient, sans oublier que certains votaient pour les deux autres. L’unanimité s’est faite, en parlant de race et de classe sur le Chambolle Musigny 1926, vin d’un subtilité extrême. Chacun des vins a développé les caractéristiques de son terroir, mais des points communs sont apparus : des nez profonds, expressifs, chargés de parfums et de velours. En bouche une extrême concentration d’arômes, s’élargissant quand le vin s’oxygénait de plus en plus. Et surtout des longueurs en bouche inconnues pour beaucoup de convives. Des vins riches, solidement charpentés, veloutés, ronds, savoureux en bouche, longs et pénétrants. J’ai trouvé le 55 très chatoyant et généreux, le 49 particulièrement noble et racé. Eric Mancio a comme moi particulièrement apprécié le 33, surtout sans doute parce qu’il avait survécu à ses blessures : niveau bas, et bouchon qui tombe peu avant d’être servi. Le fait qu’il ait gardé sa richesse de structure montre qu’il a une solidité intrinsèque défiant le temps. Eric Mancio y fut sensible. Et le plus beau de tous, exprimant tout l’équilibre que les autres approchaient un peu moins, fait de distinction rare, le Chambolle Musigny 1926 était un plaisir inégalé. Nous avons bu ces vins de quatre décennies avec un intense recueillement, participant à une histoire de la vinification qui mérite le respect. Quatre aspects d’une même vérité qui ne sera plus reproduite, comme on ne fera plus des cathédrales en travaillant cent ans pour les rendre parfaites. Guy Savoy avait fait faire spécialement par son boulanger un pain exotique où l’ananas et l’abricot devraient se mêler étroitement au goût su Sauternes. Avec un Roquefort un peu puissant, le Filhot 1975 est apparu. En paraphrasant le film les « Visiteurs », on pourrait dire : « mon pauvre fillot », car si ce Sauternes est un grand Sauternes, à l’impossible nul n’est tenu. Comment voulez-vous vous placer entre un Chambolle Musigny 1926 de légende et le monstre absolu qu’est Suduiraut 1928 ? Même les plus valeureux ne peuvent pas. Et Filhot est un bon Sauternes. Il fut goûté avec bonheur sur le Roquefort, mais ne pouvait pas laisser les empreintes gustatives des autres vins : trop jeune encore, même si beaucoup de cartes de restaurant se féliciteraient de le proposer. Un abricot fantastique, façon Tatin a accompagné Suduiraut 1928. Mais Suduiraut 1928 n’a pas besoin de soutien. Il se suffit à lui-même. C’est pour cela que nous l’avons longuement dégusté, rejoints par Guy Savoy qui était en fin de service, et pouvait ainsi aimablement bavarder. La jeune femme qui est un « nez » que j’ai citée dans un bulletin précédent était l’une des convives. Entendre Guy Savoy et cette femme échanger des impressions, comparer leur approche est un moment de pédagogie et de bonheur. A ce propos, c’était le jour où une rose au nom de Guy Savoy avait été créée, nous avons été parmi les premiers à l’admirer et à en décortiquer les multiples odeurs, commentées par ce duo improvisé. Guy Savoy et moi sommes des amoureux inconditionnels d’Yquem. Mais il faut reconnaître que Suduiraut 1928 est totalement exceptionnel. Il n’a pas le coté grappe de raisins. Il développe plus une trame de vin. Et c’est une élégance de Sauternes magique. D’abord, ce vin se suffit au nez. On peut passer des heures à s’enivrer de ce parfum. Ensuite, la bouche est envahie de saveurs rares, où tous les ingrédients du monde se retrouvent, dans les fruits, dans les sucres et dans les épices. Mais c’est le « vin » qui me plait le plus. C’est le plus authentique Sauternes qui soit au goût. Et il a une longueur inouïe. Un ami qui me rappelait le lendemain pour évoquer ce moment rare me disait que comme moi, il avait encore le Suduiraut dans la bouche, même douze heures plus tard. Quelques constatations après ce repas magique. D’abord Guy Savoy est un chef créatif, qui a créé ou exhumé des plats pour les marier parfaitement avec les vins. Ensuite, il est bon – si on le peut – que l’on commente les choix. Guy Savoy, dont l’accessibilité est un bonheur rare, et la qualité d’un grand homme, nous a commenté ses choix, ainsi que Eric Mancio, qui avait aussi participé à des décisions. Un sommelier compétent et talentueux est aussi un apport important. Nous avons pu comparer nos analyses, ce qui est passionnant car nos critères et nos approches ne sont pas les mêmes. Chacun y apprend. Et je sens qu’une complicité me lie à Eric Mancio. Autre constatation, que je me fais à moi-même (je ne fais pas fishing for compliments, je me les fais), c’est que le choix de l’ordre des vins est parfait. Et de plus mes vins, même lorsqu’ils sont fatigués ou blessés, renaissent de façon brillante. Une table où tous le niveaux de culture du vin étaient rassemblés, sans que cela crée ni frontière ni gêne. Une ambiance chaleureuse pour tous, et de grands moments d’émotion. J’en cite trois, marquants : la présence de quatre Bourgogne exceptionnels en même temps, le Suduiraut 28, et les commentaires de Guy Savoy. Des convives qui étaient venus avec la petite appréhension de ne pas pouvoir mentalement supporter des changements incessants de vins ont vu qu’ils maîtrisaient parfaitement ces passages et ce voyage. Je conclurai pour ma part en disant avoir été envoûté par la sensibilité croissante de tous les moments intenses de cette soirée, la plus belle des symphonies. Un moment magique chez Laurent, un moment magique chez Guy Savoy. J’ai eu l’immense satisfaction de constater que ce que je propose correspond à un plaisir gustatif extrême, les vins anciens que je choisis étant magnifiés par la cuisine de grands chefs. Le concept est bon. Buvons à sa longue vie.