Mon ami Tomo et moi avons en commun un fournisseur de vins, qui est par ailleurs un grand amateur. Il nous avait proposé à la vente deux Romanée Conti préphylloxériques. J’ai suggéré que nous nous organisions tous les trois pour boire ces deux bouteilles ensemble. Un ami se joint à nous. Nous partagerons ces deux bouteilles à quatre et nous échangeons des mails pour définir les vins complémentaires d’un dîner qui se tiendra au restaurant Michel Rostang.
J’arrive le premier au restaurant pour ouvrir les vins qui ont déjà été livrés au restaurant. Tomo n’étant pas encore là je commence à ouvrir la bouteille de Chambolle-Musigny Amoureuses Domaine G. Roumier 1976. La capsule est percée en son milieu et le bouchon a baissé de deux centimètres dans le goulot. Je prends mes outils en main, j’ouvre la trousse et, oh stupeur, ce n’est pas celle que j’utilise d’habitude mais une autre de la même couleur qui contient divers outils. Il y a de quoi faire, mais ce ne sont pas les outils habituels. Et comme si un ange gardien veillait sur moi, ce sont ces outils qui vont se révéler les plus adaptés pour soulever un bouchon très abaissé. Le haut du bouchon paraît solide comme un roc mais il s’est rétréci. Je prends une mèche fine dont le pas est au moins deux fois plus long que celui d’un tirebouchon normal. C’est comme si l’on avait pris un tirebouchon et qu’on l’ait étiré à l’extrême. Par le petit espace que me laisse le haut de bouchon rétréci, je peux piquer la fine mèche. Mais il faut la remonter et je n’ai aucune prise. Or il y a dans cette trousse une fourchette qui n’a que deux dents et dont les deux dents sont très rapprochées. Je peux faire levier sur le goulot avec cette fourchette pour que la mèche remonte avec le bouchon. Mais cette opération a des limites aussi il faut maintenant piquer un tirebouchon classique pour tenter la remontée. Les deux outils se gênent, la mèche et le tirebouchon. Il me faudra plus de dix minutes pour que le bouchon soit sorti.
L’odeur du vin est jolie et fruitée, mais quelques secondes plus tard je sens que le vin pourrait surir. Il est opportun de mettre un bouchon neutre sur la bouteille pour éviter toute dégradation du vin.
J’ouvre ensuite le Clos Haut-Peyraguey Sauternes 1947. Le bouchon se brise en de nombreux morceaux mais ne pose aucun problème. Le parfum est noble et précis et annonce un sauternes plutôt sec mais plaisant.
Tomo arrive avec son apport qui est un Meursault-Charmes Paul Roulot-Hervé 1959. Je ne pouvais pas imaginer que le grand-père de Jean-Marc Roulot pût avoir un humour aussi particulier. Que lit-on sur l’étiquette ? Confrérie de la Pochouse avec cette mention : agréé et recommandé par le Grand Conseil de l’ordre de la Confrérie de la Pochouse. On peut supposer que les membres sont d’aimables pochtrons. Et la devise dans l’écusson est : »J’ons de la Gueule & J’savons nager ». Tout un programme ! On devait bien rigoler avec Paul. L’ouverture est facile car le bouchon vient entier, tout beau et frais. Le nez est très prometteur.
Il est temps maintenant d’ouvrir les deux Romanée-Conti. La 1942 a son étiquette et l’étiquette du millésime qui sont intactes et la cire qui couvre le haut du goulot porte clairement l’indication »vigne originelle française non reconstituée ». La 1940 n’a plus d’étiquette et plus de cire. Elle est toute nue et l’on peut voir clairement le bouchon à travers le verre, ce qui permet de lire le millésime et l’inscription en plus du nom du vin de »vigne originelle française non reconstituée ». Aucun doute n’est possible sur l’authenticité de ces deux bouteilles dont nous sommes tous les quatre les copropriétaires. Le niveau de la 1940 comme de la 1942 est d’environ 8 centimètres sous le bouchon. Les bouchons se déchirent et viennent en morceaux mais sans vrai problème. Le nez de la 1940 est magnifique. Celui de la 1942 est prometteur. Il n’y a pas de place pour le doute.
La bouteille que j’ai apportée n’est pas en reste en ce qui concerne l’abondance des écritures. Il s’agit d’un Champagne Jacquesson Perfection 1947. Pourquoi Perfection, je ne le sais pas. Une étiquette en losange dit : »as originally supplied to Napoleon the Great ». Et pour enfoncer le clou, on dit »médaille d’or donnée en 1810 par Napoléon à la maison Jacquesson pour la beauté et la richesse de ses caves ». En 1947 le sens du marketing était déjà fort poussé. Elle sera ouverte tout-à-l ‘heure.
Le troisième compère nous rejoint et le quatrième viendra plus tard. Pour tuer le temps, j’ouvre une bouteille dont je n’avais parlé à personne, mais l’idée d’ouvrir une bouteille de vignes préphylloxériques en même temps que les deux Romanée Conti m’avait plu. C’est un Champagne Bollinger Blanc de Noirs Vieilles Vignes Françaises 2000. Le bouchon est évidemment sans histoire. Le liquide a une couleur légèrement ambrée, à peine, et un nez puissant. Le vin est riche, viril car c’est un blanc de noirs conquérant comme un chevalier teutonique. Ce vin se montre nettement supérieur à ce que j’attendais, même si ce que j’attendais était grand. C’est sa richesse et sa puissance de conviction qui me conquièrent.
Pendant que j’officiais pour ouvrir les vins, le chef Nicolas Beaumann est venu me voir pour composer le menu. Comme nous nous connaissons bien il n’a pas fallu longtemps pour se mettre d’accord à la fois sur les plats mais aussi sur les accompagnements. Le menu conçu par Nicolas Beaumann est : la Saint-Jacques et la truffe noire / la sole petit bateau / la volaille de Bresse truffée sauce Périgueux / la côte de veau contisée à la truffe noire / la poire conférence rôtie.
Le fait que pour les deux Romanée Conti le veau soit contisé est un clin d’œil qui ne me laisse pas indifférent. Contiser, c’est glisser sous la peau ou la chair fine des lamelles de truffe comme en un demi-deuil.
Nous sommes maintenant quatre et nous passons à table. On nous sert des tout petits sandwichs à la sardine dont le goût est délicieux et fort et qui tirent du Bollinger des notes merveilleuses. C’est éblouissant.
Baptiste, le sympathique sommelier, connait mes habitudes et me laisse ouvrir le Champagne Jacquesson Perfection 1947. Le bouchon se cisaille et le bas du bouchon vient au tirebouchon. Le vin est nettement plus ambré que le précédent. Le nez est sympathique. Il n’y a pas de bulle, mais le pétillant est bien là. Le champagne est doucereux à l’attaque et le milieu de bouche est plus vif, car le champagne n’est pas trop dosé. Il va gagner en énergie avec les coquilles coupées en strates séparées par des rondelles de truffe. J’adore ce champagne aux myriades d’évocations de fruits rouges, blancs, et de noix. Il est doté d’une belle longueur et ne donne pas de signe d’âge, dans la plénitude de sa maturité.
Sur la délicieuse sole, on sert le Meursault-Charmes Paul Roulot-Hervé 1959. Le nez de ce vin est un tel trésor d’intensité et de volupté que l’on pourrait se contenter de sentir sans boire. Ce nez est renversant. En bouche il est riche d’une minéralité exemplaire car elle est très présente sans brider la générosité du vin de belle longueur. Ce parfum m’a conquis.
Le Chambolle-Musigny Amoureuses Domaine G. Roumier 1976 va diviser la table en deux, ceux qui comme moi acceptent avec joie le message d’un vin joyeux au beau fruit rouge, sans grande complexité mais très droit et ceux qui trouvent le vin un peu dévié. Je l’ai reçu tel qu’il se présente, franc et bien dans son appellation. Il faut dire que le temps passant, l’envie de passer aux deux vedettes de la soirée se faisait de plus en plus forte et me rendait plus tolérant. La volaille est absolument délicieuse et faite pour mettre en valeur tous les vins.
La Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1940 est servie en même temps que la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1942. La 1940 a une couleur un peu terreuse, alors que la 1942 a une couleur d’un rouge plus vif et plutôt plus foncé que les couleurs des Romanée Conti. Ce qui est amusant est qu’il va y avoir deux clans opposés pour ces deux vins. Tomo et moi sommes subjugués par la 1940 qui a l’âme de la Romanée Conti avec cette présence si nette de sel et cette absence de concession. Ce vin est terrien comme sa couleur, et dégage une impression d’ascèse. C’est un moine cistercien dans sa longue robe de bure dont il a la couleur. De l’autre côté, nos amis sont sensibles à la richesse fruitée du vin de 1942, à son opulence et sa largeur. Le vin est glorieux, mais si je n’avais pas la certitude de l’authenticité de la bouteille que j’ai ouverte, je me demanderais si le vin n’est pas trop ample pour une Romanée Conti. C’est curieux qu’il y ait deux camps aussi nettement opposés. Le veau avec une sauce riche et une abondance de truffes est parfaitement adapté à la force préphylloxérique des deux vins. La deuxième partie de la bouteille de 1942 va être une illumination pour moi. Car dans sa deuxième moitié, a priori la plus dense, la 1942 devient miraculeusement la Romanée Conti que j’attendais. Le sel imperceptible jusqu’à présent se montre et se renforce et la trace miraculeuse des Romanée-Conti apparaît comme par enchantement. Et la lie sera d’un plaisir sans pareil. Les deux Romanée Conti se retrouvent, mais la 1940, plutôt plus marquée par le poids des ans, est transcendantale. Et nos amis du clan de la 1942 vont nous rejoindre pour convenir que la 1940 est de loin la plus émouvante, avec cette âme qui se fond dans la nôtre.
Si l’on avait besoin de se rassurer de la complexité des deux Romanée Conti, il suffit de prendre une goutte du Chambolle-Musigny pour mesurer à quel point un monde les sépare. La rencontre avec la 1940 fait entrer dans le paradis de la Romanée Conti, où les vins sont de recueillement. Nous sommes conscients que nous vivons un moment unique. Je suis content que la 1942 ait fini par délivrer ce que j’espérais. Les lies des deux vins sont une entrée au paradis. Les Romanée Conti préphylloxériques racontent une histoire qui ne se reproduira plus jamais.
Le roquefort n’est pas le meilleur ami des sauternes, mais celui-ci a suffisamment de délicatesse pour accompagner le Clos Haut-Peyraguey 1947 à la couleur incroyablement sombre. Le nez est celui d’un sauternes qui a mangé son sucre et la bouche est raffinée et d’une puissance que l’on n’attendrait pas de ce vin. Il n’a pas la largeur des plus grands mais il est très incisif et poivré, riche et tout en longueur.
La poire est un dessert parfait pour ce beau sauternes.
Nous avons fait goûter quelques vins à Baptiste et au chef. Le service est toujours aussi attentionné, la truffe fut abondamment coupée en lamelles au-dessus de nos assiettes et Baptiste a officié – quand je l’ai laissé faire – avec tact et bienveillance.
La pertinence des plats m’a impressionné. Les goûts d’une pureté extrême m’ont laissé penser que l’on est dans la zone qui flirte avec les trois étoiles. Tout est réuni pour qu’il en soit ainsi.
Nous votons pour les sept vins du repas et sans la moindre surprise c’est la Romanée Conti 1940 qui est nommée première par nous quatre. La Romanée Conti 1942 est nommée deuxième par mes trois compères et troisième pour moi car je mets le Meursault en second. Ledit Meursault est troisième pour eux trois. Nous différons pour le quatrième vin. Celui qui a apporté le Roumier 76 vote pour lui. Tomo vote pour le Bollinger VVF 2000, et nous sommes deux à mettre en quatrième le Jacquesson 1947.
Des soirées émouvantes comme celles-ci sont des cadeaux du ciel et un cadeau aussi de ceux qui ont réussi ces beaux vins.
le chiffre 1940 est visible à travers le verre, avec l’inscription Vignes originelles françaises non reconstituées
la cire de la Romanée Conti 1942 porte aussi la mention de vignes originelles françaises non reconstituées
le Meursault n’est pas sur cette photo de groupe. L’ordre sur la photo : Jacquesson 1947, Chambolle Musigny Roumier, Romanée Conti 1942, 1940 et le sauternes.
couleurs du Bollinger, du Jacquesson et de la Romanée Conti 1942