Disons-le tout net, c’est probablement le plus grand jour de ma vie dans le domaine du vin. Cela remonte à bien loin. Joël, un fou de tout ce qui est antique, m’avait vendu il y a environ quinze ans une bouteille d’un bateau qui avait coulé en 1739. La bouteille de forme oignon était marquée par l’érosion marine et Joël m’avait dit qu’il ne fallait pas en attendre des merveilles. C’est lui ensuite auquel j’ai acheté la bouteille la plus ancienne que j’ai bue, dont l’année a été estimée à 1690, que nous avons bue ensemble lors d’une journée mémorable. Joël est un fou d’ancienneté et tout récemment il m’annonce qu’il aimerait que nous partagions un Tokaji que Christie’s avait estimé des années 1860 mais qu’il avait révisé autour de 1840. Joël a envie de la boire avec moi et je lui ai proposé que nous la buvions dans ma cave, et que nous choisissions ensemble dans ma cave le vin qui me permettrait d’honorer sa bouteille.
J’ai dans ma cave un nombre très important de bouteilles du 19ème siècle dont un bon nombre sans étiquette lisible que j’ai regroupées dans une case. Et parmi elles, il en est une, sans la moindre étiquette, totalement opaque, qui est la seule qui peut prétendre être du 18ème siècle. J’ai d’autres bouteilles du 18ème siècle avec des étiquettes ou des repères. Celle-ci n’en a pas. Cette bouteille pourrait être une vedette d’un de mes dîners, mais j’ai envie de la partager avec Joël car j’aime la passion qui l’anime.
Il y a une grève sauvage à la SNCF pour les TGV de l’ouest de la France et notre programme pourrait tomber à l’eau mais Joël qui habite à Rennes trouve un TGV et rejoint la station RER la plus proche de ma cave. Je vais le chercher et nous allons ensemble acheter une tarte aux pommes qui pourrait convenir à la dégustation prévue. Des sushis seront livrés au moment du repas.
Nous allons visiter ma cave et Joël s’intéresse beaucoup plus aux bouteilles très anciennes. Les 1928 ou 1947 n’entrent pas sur l’écran – radar de ses intérêts. Nous visitons et je lui montre la bouteille du 18ème siècle en lui disant que c’est celle que j’imaginais pour notre rencontre. Il me répond : « je l’avais remarquée tout de suite, et c’est celle que j’espérais ».
Pour l’apéritif, j’ouvre un Champagne Krug Private Cuvée années 50. Le pourtour du muselet est sale et quand je veux retirer le bouchon il vient tout seul sans la moindre résistance et sans le moindre pschitt. Le cylindre du bouchon porte des traces de moisissure, mais la surface du bas de bouchon est extrêmement propre et saine. Je verse le champagne d’une magnifique couleur d’un or acajou. Le champagne est d’une absolue grandeur. Il est pur, intact, au pétillant présent mais discret, avec des évocations de sauternes sec. Car il combine élégamment le sec et le doucereux. Ce qui est fascinant, c’est son équilibre et son finale inextinguible. C’est un immense champagne. J’avais commandé des edamame qui sont moins bons que ceux du restaurant Pages car il manque le sel, mais ils se marient divinement avec le Krug qui fait partie des plus chaleureux que j’aie pu boire. Un tel équilibre est unique.
J’ouvre la bouteille de Tokaji # 1840 dont le goulot était recouvert de deux épaisseurs de cires récentes. Lorsqu’elles sont enlevées, le haut du bouchon très petit et très propre donne l’impression d’être d’origine. Lorsque je le tire, le doute n’est pas permis, un liège de cette qualité ne peut être que d’origine. Le bouchon est fin, imbibé sur un tiers, et tout semble sain. Le nez est si frais et si précis, senti au goulot, que je me demande si ce vin est réel, tant il est jeune. En versant le vin dans les verres, l’or très clair et si merveilleux est sans équivoque, il n’est pas possible de copier une telle couleur.
Le nez du Tokaji a de l’alcool discret et des notes de feuilles d’automne. En bouche il y a de beaux fruits jaunes et marrons, et une grande fraîcheur dans le finale. C’est un Tokay aérien. Il a même un finale floral. Il est élégant et il s’approche fortement de sauternes plutôt secs, comme le champagne précédent, mais avec plus d’ampleur et de soleil. Au premier contact de la première gorgée, j’ai senti la trame d’un Tokaji, et à la dégustation qui suit, c’est le sauternes qui est plus suggéré. Sur des sashimis de thon, l’accord se trouve bien comme sur des sushis de saumon, qui mettent en valeur le côté piquant du vin doucereux.
Je n’avais pas voulu lire à l’avance la note de dégustation de l’expert de Christie’s, mais la voici : »court bouchon friable, couleur d’or pur ambré et consistance huileuse. Les arômes sont doux avec un soupçon d’orange et d’abricot. Le vin est résineux et légèrement noisette. Miel avec un parfum de cynorrhodon. Toucher de caractère balsamique avec un arrière-goût riche et persistant ». Ceci est très cohérent avec ce que nous goûtons, mais j’ai senti plus de fraîcheur et moins de balsamique.
Le bouchon du vin du 18ème siècle est d’un liège très peu dense, comme on en trouve pour les vins de Chypre très anciens. Il est collé au verre et je dois le cureter en prélevant miette par miette. Son parfum puissant s’exhale bien avant que je n’aie terminé l’opération. Avant de mettre mon nez sur le goulot je pense à un alcool tant l’émanation est forte et quand je rapproche mon nez, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un madère. Le nez est riche, intense et muscaté. Compte tenu de la bouteille je dirais qu’il s’agit d’un Madère # 1770. Un amateur bien informé sur Instagram m’a dit que la bouteille est de 1720 à 1730. Le vin serait-il plus vieux ? De toute façon il est éternel.
Joël m’avait demandé en cours de discussion quels sont les vins qui m’ont le plus impressionné et je lui avais dit que ces vins extrêmes s’accompagnent toujours d’une réaction physique, comme un choc ou des frissons. Comme par hasard, le premier contact avec le vin de # 1770 me fait prendre ma tête dans mes mains, comme si je venais de recevoir un coup de poing. C’est un choc et je me recueille. Mon Dieu, quel choc. En bouche, le vin est opulent, incisif, tranchant. Il a les marqueurs classiques comme le poivre et la réglisse, mais une trace de sel est une trainée de poudre qui enflamme le plaisir. Ce vin est une bombe de puissance et le sel le transcende. Je pense immédiatement aux vins de Chypre de 1845 qui sont pour moi les vins les plus complexes que j’ai bus, mais là, je crois bien qu’on se situe encore plus haut, avec ce satané sel qui irradie toutes les autres directions que prend ce vin. Il y a beaucoup de fruits de soleil et ce vin à la longueur infinie laisse une trace lourde en bouche et fraîche en même temps.
Nous sommes obligés de constater que ce vin est très largement au-dessus du Tokaji 1840, même si ce vin est lui-même fabuleux. On atteint un sommet irréel. Et les circonstances se prêtent à ce que l’on touche le septième ciel, car Joël a acheté ce vin pour le boire avec moi et j’ai choisi cette bouteille unique pour honorer Joël, et tout fut parfait. La tarte au pomme est idéale pour les deux vins.
J’ai raccompagné Joël à son RER. Il m’a fait le cadeau de me laisser sa bouteille que je finirai en famille et qui viendra grossir ma collection de reliques. Une journée comme celle-ci est la récompense de ma passion.
dans ma cave une case de vins inconnus
je choisis celle de droite
estimation de la date du Tokaji par l’expert londonien de Christie’s