Un amateur de vin, Arnaud, qui me suit sur Instagram, m’informe qu’une dégustation aura lieu non loin d’Avignon lors d’un déjeuner autour des vins du domaine de Trévallon, avec les héritiers d’Eloi Dürrbach et peut-être Emmanuel Reynaud. Après avoir échangé des mails, je donne mon accord. Pour me rendre au lieu du rendez-vous, je peux constater qu’un grand nombre d’agriculteurs ont bloqué une sortie d’autoroute, et quand j’arrive à l’adresse indiquée, je me sens perdu car je ne trouve pas le restaurant Le 7 dont le chef est Laurent Guillaumond. Fort heureusement des participants du déjeuner viennent à mon secours.
Le restaurant est haut perché et de sa terrasse on voit les magnifiques structures de pierre d’Avignon. Nous sommes reçus par Marion, aimable et souriante.
Avant que tous les participants ne soient arrivés j’ai le temps d’ouvrir mes deux apports, un Château Chalon Clément 1906 et un vin de Chypre 1870.
Je suis surpris de voir des participants aussi jeunes car je pourrais être le grand-père de plusieurs d’entre eux, mais je constaterai au fil du repas qu’il s’agit d’amateurs particulièrement connaisseurs de vins. Nous sommes quatorze dont dix seulement sont des buveurs. Isoline et Antoine Dürrbach nous font l’honneur de participer à la dégustation des vins de leur domaine de Trévallon.
L’ordre de service des vins se met en place et nous allons commencer par un champagne jeune dont on me dit que le jeune viticulteur est devenu en un temps très court une vedette de la Champagne. Nous buvons un Champagne Pascal Hénin l’Appel de la Forêt non millésimé à majorité de pinot noir et j’avoue que je reste sur ma faim, car ce champagne est très court et son fruit manque de cohésion. On peut supposer que c’est cette bouteille qui n’est pas au rendez-vous.
On verra tout au long du repas que les premiers contacts avec des vins ne sont pas définitifs et que la première impression peut ne pas représenter le vin lorsqu’il est épanoui dans le verre.
L’apéritif consiste en un tartare d’huître de Camargue, friture de jols, saumon gravlax, crème acidulée aux œufs de truite. Il est accompagné de deux champagnes porteurs d’un label du Club des Viticulteurs Champenois (Spécial Club).
Le Champagne Pierre Gimonnet 1982 marque un tel saut gustatif par rapport au champagne précédent qu’on prend conscience de la richesse d’un vin de plus de quarante ans. Le parfum est magique et le champagne est généreux et accompli. Un bonheur.
Le Champagne Edmond Bonville Blanc de Blancs 1979 a un nez moins joyeux et une structure plus tranchante. Ce champagne est strict et émeut beaucoup moins que le 1982, mais il aurait été plus apprécié s’il n’y avait pas le 1982 à côté de lui.
Le menu préparé par le chef est : carpaccio de Saint-Jacques et truffe / magrets de sarcelle de Camargue rôtis, purée de panais et épinards frais, petit jus / cromesquis d’agneau sur houmous en une bouchée / palombe confite aux lentilles vertes du Puy / fromages en deux services / salade d’orange et clémentine corse, sorbet orange sanguine légèrement arrosé.
Je suis allé de surprise en surprise tant la qualité des produits est parfaite et la « façon » intelligente et cohérente avec les vins. Le chef a fait un repas de très haute qualité.
Quand je porte mon nez au Champagne Selosse Lieux-Dits Les Carelles Blanc de Blancs d’une base de vins de 2016 et dégorgé en 2023, j’ai l’impression que je m’envole sur un nuage de félicité. Ce parfum est diabolique. En bouche c’est un champagne solide, percutant, de haute intensité. Mes voisins de table – qui savent tout – me disent que Les Carelles est le plus grand des champagnes parcellaires de Selosse.
Nous passons maintenant aux vins du domaine de Trévallon qui sont l’objet du repas. Plusieurs bouteilles du même millésime ont été servies ce qui fait que les impressions des uns et des autres peuvent avoir divergé.
Apparaissent le Trévallon blanc 1998 et le Trévallon blanc 1996. Les couleurs des deux vins sont d’un bel or. Le 1998 est délicat, subtil, émouvant alors que le 1996 est plus solide, conquérant et large. Autour de moi et même Antoine Dürrbach préfèrent le 1996 mais je préfère le 1998 gracieux dans sa délicatesse alors que la puissance du 1996 ne me semble pas avoir atteint la précision et la maturité que l’on attendrait. On aurait beaucoup de mal à l’aveugle à trouver la région de ces deux vins délicieux.
Je suis assez déçu par le Trévallon rouge 1985 et le Trévallon rouge 1988 car ils me semblent plus vieux qu’ils ne devraient et souffrent, même si c’est légèrement, de petits problèmes de bouchon. Mais j’ai pu remarquer qu’avec le temps, le 1988 a retrouvé une partie de sa grandeur.
Un phénomène similaire va se produire avec le tant attendu Trévallon rouge 2001. Il apparaît timide, fade, un peu coincé, mais il va prendre une ampleur telle qu’il va progressivement corriger ses incertitudes.
Les choses vont devenir infiniment plus positives avec le Trévallon rouge 1995 et le Trévallon rouge 1990. Le 1995 est grand et le 1990 est une merveille. On a avec ce 1990 tout ce qui a fait la réputation et la gloire de ce vin exceptionnel. Tout y est, le parfum enivrant de subtilité et la force de caractère d’un vin inébranlable. Un régal.
Quand on sent le 1990 et quand on sent ensuite la palombe à la divine cuisson, on ne sait pas qui est le vin et qui est l’oiseau. Leur symbiose est magistrale.
Pour les fromages sont servis le Trévallon blanc 2014 et le Trévallon blanc 2007. Après ces belles et nombreuses séries, j’ai moins d’attention pour ces deux blancs car le souvenir des 1998 et 1996 si brillants m’empêche d’être passionné par ces deux blancs jeunes.
Ceux qui avaient vanté les mérites du jeune vigneron champenois essaient de m’intéresser au Chenin Richard Leroy Les Noëls de Montberault 2017 et je suis assez dubitatif. Je vois mal qu’on puisse aduler ce vin. Mais je suis peut-être trop critique.
On sert maintenant sur un fromage adapté (eh oui, un camembert affiné au calvados peut ne pas être un sacrilège) le Château Chalon Clément 1906 dont la bouteille me semble beaucoup plus vieille et d’un format de 75 centilitres voire plus. On pourrait dire que ce vin est un peu trop discret et peut-être un peu trop aqueux, mais si on cherche à lire ses complexités, on a un vin très attachant. Je n’aurais probablement pas dit Château Chalon à l’aveugle, mais c’est un témoignage intéressant aux complexités séduisantes.
Le Vouvray Le Haut Lieu Moelleux Huet 1990 est exactement ce qu’on peut attendre de ce vin joyeux, équilibré, généreux, de pur plaisir. Sa fraîcheur est magique.
Le Château de Tastes Sainte Croix du Mont 1924 a été offert par un participant qui voulait que nous buvions un vin de juste cent ans. Il est d’un niveau magnifique, d’une couleur presque noire. Son parfum est dense et en bouche, on le situerait au niveau de grands sauternes. Il est parfait comme eux et irréprochable comme eux.
Le Vin de Chypre 1870 avait à l’ouverture un nez moins puissant que celui du château de Tastes mais plus profond. Ce vin où l’on peut trouver du café, du balsamique et mille autres évocations est intense, riche, tout en gardant une fraîcheur extrême. Il a une longueur infinie. J’avais demandé à Marion des pastilles de chocolat qui ont accompagné le vin comme il convient, alors que le dessert aux agrumes était évidemment exclu.
Le programme était déraisonnable, mais nous avons réussi à tout boire grâce à la cuisine idéalement appropriée. J’ai été impressionné par la culture de ces amateurs fous de toutes régions qui sont venus pour cet événement, certains d’entre eux poursuivant le soir avec un dîner à l’Oustau de Baumanière. Passion, quand tu nous tiens…
Il est difficile de classer des vins aussi disparates mais je choisirai : 1 – Selosse, 2 – Trévallon 1990, 3 – Chypre 1870 et peut-être en quatrième soit le vin de 1924 soit le Trévallon blanc 1998, soit le champagne de 1982. Il y a eu tant de grands vins.
Antoine et Isoline Dürrbach ont su apporter tout au long du repas des anecdotes et les préférences de leur père. Le chef a fait un repas de haut niveau. L’ambiance joyeuse et décontractée a fait de ce repas un événement mémorable. Merci Arnaud de l’avoir organisé avec ces généreux passionnés.