Pour ses 40 ans, Jean Philippe Durand nous traite avec des vins royaux
L’ami qui pourrait aisément troquer sa blouse de médecin pour celle de grand chef veut fêter ses quarante ans. Il invite un petit groupe d’amis qu’il considère comme des amateurs de vins et de gastronomie et nous nous retrouvons à six pour dîner au restaurant de l’hôtel Bristol. Jean-Philippe était déjà venu mettre au point le menu avec Eric Fréchon et Jérôme Moreau. C’était au même moment que nous déjeunions chez Laurent où nous avons bu le Royal Kébir 1923. Jean-Philippe serait probablement venu s’il n’avait cette importante mise au point.
Avez-vous déjà remarqué que les retardataires à un rendez-vous sont les seuls qui ont connu d’épouvantables conditions de circulation ? Pour punir les contrevenants, j’avais suggéré que nous ouvrions le champagne « de secours », le champagne Jacques Selosse 1998. Mais la vengeance étant un vin qui se boit froid, Jérôme a voulu attendre que la température soit idéale et nos amis indisciplinés ont eu l’insolente chance d’arriver au moment où on leur glissait en main une coupe de ce délicieux breuvage. Ce petit retard ne porta pas à conséquence. Le champagne évoque du caramel, de la brioche et du beurre et l’un des amis lui trouve « le goût anglais » des champagnes déjà matures. Dans la coupe le goût évolue et quelques minutes plus tard c’est le pamplemousse qui fait son apparition. Ce champagne précis plait à nos papilles.
Nous passons à table et nos noms sont inscrits sur de petits cartons. Face à l’ami fêté, je tourne le dos à la salle et je peux voir la tapisserie encadrée de forts beaux lambris qui enserrent aussi au plafond des scènes mièvres de jeunes femmes entre Jugendstil et art naïf. L’arrivée du « Y » d’Yquem 1968 est un grand plaisir pour Jean-Philippe qui se demandait ce que ce vin donnerait. La couleur est d’un ambre clair, le nez est la copie conforme de celui d’un Yquem qui a « mangé » son sucre, comme l’on dit, et avec l’un des amis nous conviendrons que cet « Y » a des accents d’Yquem 1932. En bouche, le cousinage avec Yquem est assez caractéristique. Sur la sucette de thon mariné, écume de wasabi, très originale, l’Y se cherche. Sur le millefeuille de foie gras et anguille fumée, ne cherchons pas, l’Y devient Yquem, explosant d’une joie communicative. Nous sommes heureux. Le dé de gelée d’eau de mer et bigorneaux est croquant et marin, mais n’interpelle pas l’Y qui ne sait comment se placer. Et l’huître en coque de concombre absolument divine fait revenir l’Y dans sa plus pure définition. L’Y redevient un vin sec avec une longueur respectable. Nous serons divisés en deux camps, ceux qui au sein de ces quatre entrées trouvent que le meilleur accord est entre l’Y et le foie gras et ceux qui comme moi pensent que l’huître, en remettant l’Y dans sa vraie définition, a produit un accord de tout premier plan.
On nous sert maintenant le Champagne Krug Clos du Mesnil 1988. Le nez de ce champagne est un parfum d’une intensité inimaginable. Nous sommes envahis. La bulle est d’une grande finesse. Et l’impression qui me vient est celle de la visite d’une cathédrale pendant un office. On est gagné par la ferveur. En tenant la coupe entre les mains, c’est comme si je porte le Saint-Sacrement. Ce champagne d’une pureté inégalable est la définition la plus immanente du champagne parfait. Nous sommes comme un groupe d’amis qui aurait acheté un billet de loterie et qui constate que le numéro est gagnant. Le Krug est si parfait que l’on ne veut pas y croire, comme ce numéro qu’on relit dix fois pour se persuader que c’est vrai. Les macaronis farcis d’artichaut et de foie gras, truffe noir et gratinés au vieux parmesan sont un des piliers de la cuisine d’Eric Fréchon. Mais avec le Krug le courant ne passe pas. Nous sommes quelques tricheurs à avoir repris de l’Y sur les macaronis pour constater que l’accord est spectaculaire, l’Y trompetant au dessus du Krug sans toutefois attenter à sa dignité. Le Clos du Mesnil a une longueur en bouche faite de groseilles blanches et de fleurs blanches renversante.
Le Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1998 joue un jeu parfait et très attendu. Peu de surprise avec ce grand vin. C’est l’accord avec le homard bleu rôti à la broche, polenta moelleuse d’asperge verte aux truffes noires qui va nous laisser sans voix. Disons-le tout de suite, si le niveau de trois étoiles Michelin devait avoir un étalon, ce serait le homard bleu d’Eric Fréchon exécuté magistralement. Et l’accord qui se forme est intéressant à plus d’un titre. Il existe des accords d’interpénétration, où le plat et le vin se modifient l’un l’autre dans leur mariage. Cet accord est ici de juxtaposition, c’est-à-dire que ni le plat ni le vin ne changent leur personnalité, mais ils se marient naturellement avec une justesse de ton idéale. L’accord d’interpénétration serait un tango et l’accord de juxtaposition serait un menuet. J’imagine volontiers le dialogue qui se noue entre le plat et le vin. Le vin dit au plat : « tu veux être mis en valeur ? Je suis d’accord de te faire briller ». Et le plat répond : « tu veux que je te donne une belle longueur ? Je te la donne ». Cet accord dont j’analyse bouchée par bouchée la pertinence me captive absolument. Le vin naturellement grand joue comme on pouvait s’y attendre un jeu ample, puissant, de belle complexité. J’étais plus concentré sur le plat d’un goût qui m’a conquis.
L’ami ayant quarante ans, c’est un Château Margaux 1968 qui survient maintenant. D’une couleur rose clairet, ce vin se présente avec un coffre supérieur à ce qu’on attend de 1968. Je vois mes amis faire force compliments sur ce vin et je dois dire que je suis nettement plus en retrait. Car si l’attaque en bouche est opulente, le final très court et un peu amer laisse mon palais sur sa faim. Le ris de veau de lait braisé, écrasée de pommes de terre ratte, jus à l’essence de truffe noire est une redite puisque j’ai eu le même plat au déjeuner de ce jour. La qualité du ris et de la pomme de terre est exemplaire. J’aurais toutefois supprimé la truffe pour que le ris de veau mette plus en valeur le vin gracile qui mérite, malgré ma réserve, notre intérêt.
Deux énormes vessies se présentent renfermant la poularde de Bresse cuite aux écrevisses, royale d’abats et girolles. On nous sert le Romanée Saint Vivant Domaine de la Romanée Conti 1978. Lorsque Jérôme apporte sur table les bouchons des vins de ce dîner, c’est assez incroyable de constater que le bouchon très pur, non encore modifié par l’âge a une poussière de couleur noire à son sommet qui sent la terre de la cave de la Romanée Conti. Constance, constance ! La prise de possession de mon cerveau par ce vin tient de l’envoûtement. Ce vin est la définition lexicale de la personnalité du domaine de la Romanée Conti. Il y a toute la noblesse et l’énigme de la Bourgogne, le salin de la Romanée Conti, et cette étrange complexité qui n’appartient qu’au domaine. Notre excitation est à son comble. Car nous sommes tous les six des aficionados des vins du domaine. Le vin est prodigieusement déroutant et envoûtant, et c’est la royale d’abats qui lui parle le mieux.
Un des amis pense que le roquefort se mariera mieux que le stilton au Château d’Yquem 1988. Je ne parie même pas que ce sera le stilton, car un KO au premier round est une victoire trop facile pour justifier un pari. Mon ami convient que l’écart est sans conteste en faveur du stilton. L’Yquem 1988 me pose beaucoup de questions. Alors que c’est pour moi le leader du trio 1988, 1989, 1990, je le trouve d’une banalité intrigante. J’exprime sans trop insister mes réserves sur ce vin et le coup de grâce va être asséné par le Château d’Yquem 1968 qui arrive insolent de beauté dans sa robe d’un acajou royal. Car le 1968 a une personnalité sans comparaison avec le 1988. C’est un Yquem expressif, interpellant, où le thé, le poivre cohabitent avec la mangue, le santal et le coing. Le 1968, c’est le chanteur engagé alors que le 1988, c’est le notable endormi qui joue sur sa réputation. Le dessert, pamplemousse, mangue caramélisée, sorbet fruit de la passion a tous les ingrédients pour coller à l’Yquem ; mais un excès de sucre est refusé par ce sauternes subtil.
Nous n’avons pas voté puisqu’il ne s’agissait pas d’un de mes dîners mais du dîner organisé par Jean-Philippe avec qui je partage beaucoup de sensibilités dans les choix de composition d’un dîner. Mais j’ai exprimé mon choix. Le premier est le Krug Clos du Mesnil 1988. Le deuxième est le Château d’Yquem 1968 car cette personnalité rare d’Yquem mérite d’être mise en valeur. Mes amis se partagent entre ceux qui ont le même deuxième que moi et ceux qui intervertissent avec mon troisième, le Romanée Saint Vivant Domaine de la Romanée Conti 1978, parfaite définition du talent de ce domaine à l’envoûtement certain. Le quatrième est pour mon goût le Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1998, mais on aurait pu, comme Jean-Philippe, mettre l’Y 1968 en quatrième devant le Leflaive.
Nous étions six, tous connaisseurs ou passionnés de vins anciens, aussi la communion de pensée, les réactions simultanées ont ajouté à notre plaisir. Dans ce cadre enchanteur, avec un engagement motivé de toute l’équipe du Bristol, nous avons passé un grand moment de gastronomie et d’amitié. Les vins ont été de haut niveau, parfois inconnus comme les trois 1968, et nous avons, cerise sur le gâteau, profité d’un accord émouvant, celui du homard et du Chevalier-Montrachet. Jean-Philippe a été d’une extrême générosité. Il faudrait décréter que les anniversaires se fêtent tous les mois et non tous les ans !