Quatre amis nous rejoignent à l’hôtel Casa del Mar sous une pluie battante. Nous voudrions déjeuner au bar, mais aucune table n’est libre. Aussi pour la troisième fois nous prenons place dans la salle à manger. Nous ne prenons qu’un plat, car il faut se ménager, et commandons à la quasi unanimité un risotto d’artichaut et Speck. Du tour de table d’une grande hypocrisie, il s’avère que nous ne voulons boire que de l’eau. Le seul à ne pas avoir pris de risotto, attiré par le spaghetti aux petites tomates dit qu’il aimerait bien prendre un verre de vin pour son déjeuner. C’est à ce moment que Davide Bisetto, le chef, vient nous saluer. Il nous dit : « j’aimerais bien que vous essayiez un vin blanc italien avec le risotto ». Les belles résolutions tombent comme des mouches, car chacun fait remplir son verre du Breg Gravner, Amphora blanc Italie 2000. Ce vin de Venezia Julia élevé en amphore a une couleur fortement ambrée, comme un thé dense. Le nez est enivrant, car le vin titre 13,5° et en bouche, après avoir donné des indications de vin jaune, de vin oxydé, il montre plus volontiers des notes fumées et muscatées. Alors que chacun professait son refus d’imaginer prendre une entrée, arrivent des langoustines, aubergines et courgettes en tempura. Et chacun de constater que l’appétit venant en mangeant, il existe « une petite place » pour ces langoustines. Rien de gras dans ces tempuras bien sèches délicieuses, et le fumé du vin réagit naturellement.
Le risotto est superbe. Un véritable plaisir avec un safran bien dosé, et c’est vrai que le vin semble fait pour ce plat. Jean-Philippe a trouvé dans ce vin plus de complexités que je n’en ai trouvé. Mais c’est un vin puissant, envahissant, qui ne manque pas de caractère. Le choix se justifiait.
J’ouvre les bouteilles du dîner à 16h30, montrant à Jérémie le sommelier comment extirper les bouchons sans que le bas ne reste dans le goulot. Les odeurs semblent sympathiques, surtout celle du porto qui évoque le café et le caramel. Celle du Meursault Charmes est splendide, et celle du Chambolle Musigny est immensément bourguignonne.
A 19h30, notre groupe de sept se forme, pour le premier des deux dîners gastronomiques mis au point avec nos vins et la cuisine du chef Davide Bisetto. Nous avons accepté que ce soit nos vins qui s’adaptent aux plats du chef qui, comme il nous l’a dit, nous a pris comme « cobayes » pour tester ce qui composera sa carte de 2011.
Le menu qu’il a imaginé est celui-ci : Gambas rouge marine, fenouil, huile clémentine, sorbet roquette-lime / Loup de ligne à l’extra-vierge, épi de maïs, algues de rivière / Tortellini d’osso-buco, fondant de castelmagno, extravecchio / Macaron aux foies de volaille, pevarada / Joues de veau au prosecco, ginger, polenta Veneta / Fruit noir et basilic / Croquant chocolat, mûre, célero, glace au poivre blanc.
Tout dans ce menu respire l’intelligence, la créativité, le sens de la pondération des goûts et une sensibilité émotionnelle qui est le couronnement du talent.
Les gambas sont crues et une crème poudreuse au raifort est l’élément qui s’accroche le mieux au Doc Colli Orientali Friuli « Terre Alte » Rosazzo bianco Livio Felluga 2008 qui nous a été suggéré par Davide car il serait, selon le Wine Advocate, le vin blanc couronné numéro un de l’année parmi tous les vins blancs italiens. Le vin, tel qu’il se présente, correspond bien aux canons de cette célèbre revue : un boisé imposant, une attaque en bouche tonitruante, à la californienne, mais il est beaucoup plus faible sur le milieu de bouche et sur le final. Le plat est tellement subtil qu’il arrive à domestiquer le vin qui sait être charmant sur ce plat. L’accord est cohérent.
Le loup de ligne est un plat dont l’équilibre est renversant. La chair du loup, cuite à la perfection, est tendre et typée, très joliment mise en valeur par l’épi de maïs, joli clin d’œil, et l’algue très souple. Sur ce plat, le Meursault Charmes Domaine des Comtes Lafon 1989 est magnifiquement mis en valeur par le vin précédent. Sa précision, sa finesse, sa structure délicate sont largement plus sensibles après le costaud « Terre Alte ». Le Meursault manque un peu de puissance, mais ce n’est pas là qu’il faut le chercher. C’est sur la finesse et l’élégance. Cette affirmation faite à ce stade du repas sera contredite en fin de repas, car le reste du verre, réchauffé par l’atmosphère, affiche alors une puissance extrême qu’il n’avait pas auparavant. Le loup est génial, le Meursault est splendide et l’accord est vibrant.
Le Tortellini d’osso-buco, sorte de ravioli, est d’un goût intense et prégnant. Jean-Philippe nous suggère de ne pas prendre le fondant de castelmagno, fromage aux trois laits, brebis, chèvre et vache, avec le Chambolle-Musigny Domaine Clair-Daü 1961 qui ne supporterait pas le choc. Le vin est absolument exceptionnel. Il développe des saveurs salées et bourguignonnes du plus bel effet. Le vin a la puissance de 1961 et une noblesse qui dépasse celle de son appellation. Son fruité est encore très vivace. L’accord avec le fort goût de Tortellini met en valeur et propulse le Chambolle. Et si l’on veut profiter de la crème au fromage, il suffit d’attendre que le palais se calme, et le Chambolle réveille d’autres accents aussi vibrants. Ce vin est très au dessus de ce que l’on pourrait attendre d’un Chambolle-Musigny 1961.
S’il fallait une nouvelle preuve du talent absolu du chef, ce serait ce macaron diabolique d’inventivité. La sauce lourde est celle que dans le passé, dans la région d’Italie d’où Davide est issu, on utilisait pour accompagner les pintades et leur donner un coup de fouet gustatif. C’est fort, goûteux mais aussi léger et subtil, car la cuisine du chef est très légère. Le beurre est un produit qui n’est jamais utilisé. On pourrait attendre un accord vibrant. Hélas, le Châteauneuf-du-Pape Mont-Olivet 1978 a un léger nez de bouchon qui se confirme légèrement au goût. On sent tout ce qu’il pourrait raconter, mais il se présente avec des habits trop serrés qui ont deux ou trois tailles de moins qu’il ne faudrait. Nous en buvons un peu, nous délectant du plat le plus réussi de ce dîner.
Le repas ayant commencé très vite, nous nous accordons une pause, certains pour fumer et d’autres pour aller sentir les plantes odorantes parsemées dans les allées du jardin de l’hôtel.
Jean-Philippe a apporté un Champagne Krug Collection 1979. Il en est fier à juste titre. Il a donc voulu le confronter à l’accord le plus osé que nous puissions trouver, avec la joue de veau au prosecco et gingembre. Là encore, l’intelligence du chef est redoutable, mais c’est surtout son dosage des saveurs qui est remarquable. Le plat est divin, la mâche de la joue est un délice, et nous jouissons de ce plat sans limite. A côté, le Krug est brillantissime. Sa couleur est jeune, sa bulle est extrêmement active et sa jeunesse est inattendue. Jamais on n’imaginerait que ce champagne a 31 ans, l’âge de Jérémie. Le champagne expose des complexités de façon quasi insolente. Il y a un citronné d’une extrême précision et des fruits qui changent sans cesse, des fruits, jaunes, roses et blancs avec parfois des fleurs blanches et roses qui traversent l’esprit. Mais le plat plus que brillant et le champagne plus que parfait jouent chacun dans leur coin. Aucun n’ajoute à l’autre. J’aurais volontiers imaginé que le vin qui conviendrait au plat eût été le Chevalier Montrachet La Cabotte 1998 qui figure dans nos apports.
Le pré-dessert est de fruits noirs et rouges et du basilic en sorbet, qui rafraîchit le palais. Le vrai dessert est le croquant au chocolat, qui intègre avec une facilité déconcertante des saveurs apparemment peu compatibles comme le céleri ou le poivre blanc. Mais le talent du pâtissier rend tout cela naturel et cohérent. Le Porto Colheita Niepoort & Cie 1957 a complètement changé par rapport à l’ouverture. Alors que nous avions senti le café et le caramel, le nez du porto évoque irrésistiblement un vieux rhum. C’est-à-dire que l’alcool domine, ayant simplifié les arômes et les saveurs. Un ami est triste de ce qu’il considère comme une déviation. Mais il fallait attendre le dessert qui produit un accord savoureux de première grandeur. Le porto renaît et sa déviance vers l’alcool devient pertinente avec le dessert.
Nous sommes assez abasourdis devant le talent d’un chef qui tient dans ses mains le moyen d’organiser des palettes de saveurs que d’autres ne pourraient pas apprivoiser. Il a une dextérité et une intelligence associée à une audace qui méritent d’être signalés. Tous les plats sont intéressants, déroutants et bons. Les accords ont été excitants, à l’exception de celui du Chateauneuf un peu bouchonné et du Krug qui a joué sa partition tout seul. Jérémie nous a aidés de façon efficace, passionné qu’il était par cette expérience. Coralie a présenté les fromages avec une expertise à signaler et Marie Charlotte a illuminé le service de son efficacité et de son sourire naturel et accueillant.
Ce repas est une grande réussite. S’il faut classer les vins, ce sera pour moi : 1 – Chambolle-Musigny Domaine Clair-Daü 1961, qui m’a surpris par sa qualité, 2 – Meursault Charmes Domaine des Comtes Lafon 1989, vin parfait, 3 – Champagne Krug Collection 1979, vin d’un niveau d’exception et 4 – Porto Colheita Niepoort & Cie 1957 au charme indéfinissable.
La barre est mise très haut pour le repas de demain !