Dans une belle salle de l’hôtel Crillon, avec une équipe que l’on sent rôdée, attentive, efficace s’est tenue la première séance officielle de l’Académie des Vins Anciens, forte, malgré les grèves de transport handicapantes, de 43 académiciens de la première promotion.
J’ai ouvert tous les vins apportés parfois tard, ce qui fait que tous n’ont pas bénéficié du repos nécessaire avant une belle dégustation. Mais globalement la tenue des vins fut remarquable. Nous étions répartis en six tables de six à huit personnes et chaque bouteille était affectée à deux tables et quatre tables pour les magnums. Après le discours de bienvenue rappelant les objectifs de l’Académie, nous avons goûté une bonne douzaine de vins chacun sur les excellents et goûteux fromages de Bernard Antony et des chocolats de Oriol Balaguer, le El Bulli du chocolat. J’ai goûté un peu plus de vins que d’autres, car lorsque j’allais vérifier que tout allait bien, on me tendait souvent un verre pour que je partage l’émotion d’une table. Voici quelques rapides impressions sur les vins de cette soirée.
Magnum de Moët & Chandon Brut Impérial 1964. Dégorgé en 1994. Champagne magistral. Intense au nez, c’est sa longueur en bouche et sa plénitude qui marquent le palais. Du champagne Salon 1983 je n’ai eu qu’un demi centimètre cube, insuffisant pour me faire une idée, mais il fut apprécié, comme ce magnum de champagne Diebolt-Vallois 1976 millésime que j’avais déjà goûté dans la cave de Jacques Diebolt, et dont la seule gorgée que j’eus ici n’était pas très expressive, silhouette entraperçue, qu’un examen, s’il avait été à ma table, eût mieux située, car j’en aurais bu plus. Je suis un fan des ces champagnes de Cramant.
Le « Y » d’Yquem 1962 en demie bouteille avait à l’ouverture un nez de liquoreux, au cousinage avec Yquem affirmé. Un voisin de table n’accrochait pas à ce vin dans les premières gorgées mais il fut conquis dès que cet or fondu magistral fut pleinement ouvert. Grand sec devenu plus doux. Très belle expression gustative.
Riesling Clos Sainte Hune Trimbach 1986. Une générosité, un envahissement en bouche par la pureté du riesling absolu. Une leçon de chose. Le 1976 m’avait ému récemment car c’est un chef d’œuvre du riesling et le 1990 hier. Celui-ci est de la même lignée. Le Riesling VT Hugel m’avait été annoncé par Jean Frédéric Hugel comme de 1953. Je l’avais gardé en cave dans son emballage. Au moment de l’ouvrir, je constate que l’étiquette dit 1961. J’ouvre, et le bouchon me dit 1981. Les académiciens qui l’ont bu pensent que c’est plutôt 1981. Et quant aux vendanges tardives annoncées, on ne les a pas retrouvées dans le verre. Voilà un bien joli mystère que je suis allé vérifier sur place en répondant à l’aimable invitation du généreux donateur de cette bouteille au goût fort bon, élégant, mais assez loin, selon la table, de ce que dit son étiquette. Je glisse ici l’explication qui m’a été donnée par Jean Hugel lui-même, corroborée par ce que j’ai vu. Cette bouteille provient de la réserve personnelle de Jean Hugel. Ce qui exclut une erreur d’étiquetage. Le vin a été rebouché en 1981. Les sucres se sont fondus comme je l’ai constaté en dégustant quelques trésors de Riquewihr. Il est compréhensible et presque normal que le doute ait existé quand les académiciens l’ont goûté.
Le Montrachet maison Bichot 1935 n’était pas à ma table, comme le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1955. Je n’ai fait que sentir le 1935, superbe, dans une évolution évidente mais fort racé. J’ai eu un verre rescapé du Corton Charlemagne éblouissant de présence aromatique au mûrissement élégant. Un immense vin.
Le magnum de Gruaud Larose 1975 avait une légère trace de poussière au nez, mais quand on attendait suffisamment, le vin reprenait de la rondeur fruitée, sans être véritablement puissant. Le Mouton-Rothschild 1990 fut apprécié à une autre table plus qu’à la notre, alors qu’il s’agit de la même bouteille. Ce vin que j’ai plusieurs fois aimé lors de dîners chez moi, sujet de controverses sur des forums de vins, m’est apparu ce soir limité. Je crois qu’il y eut un peu la même impression avec le Sociando Mallet 1975 qui a un beau nez, une belle attaque et finit en sourdine.
Le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1975, d’après ce que j’ai entendu, était fort bon et le Château Fombrauge 1962 selon des sources forcément autorisées en a surpris plus d’un par sa belle qualité. Le Lafite Rothschild 1964 que nous avons goûté était magnifique. Il est en pleine évolution vers sa séniorité. Mais il est tellement typé, expressif, roué comme un bourgogne que j’ai pris un plaisir intense en le buvant.
Le Vega Sicilia Unico 1966 était extrêmement bouchonné, très probablement à cause d’une période trop longue où son auteur l’aura gardé après avoir ôté la capsule. Même si le vin accusait moins de faiblesse en bouche, nous n’avions pas le vin qu’il fallait avoir. Je n’ai pas écouté aux portes du Lynch Bages 1964, donc je n’en sais rien. Les deux Santenay Clos de Tavannes Fauconnet 1959 apportés par un académicien fort aimable et compétent qui m’assista lors des ouvertures de bouteilles avaient un niveau franchement trop bas. Des nez très fatigués dont l’un s’est révélé un peu bouchonné. Je ne les ai qu’à peine goûtés, sans pouvoir porter un jugement, car c’est la « bouteille à moitié pleine ou à moitié vide ». Objectivement, des vins usés, mais un académicien m’a dit le lendemain qu’en ayant attendu que l’oxygène le réveille, on découvrait un délicat bourgogne. Un convive m’a fait une farce en m’arrêtant du bras, en me tendant un verre : « goûtez comme ce Palmer 1961 est sublime». C’était le Santenay. Je ne suis pas tombé dans ce piège souriant.
Le Monthélie 1947, apporté au dernier moment alors que nous étions en plein « travail » fut un vin éblouissant. Ce qui prouve que si l’oxygène joue un rôle crucial, il n’a pas de monopole. Pas d’étiquette, pas de propriétaire recensé. Mais un de ces goûts virils de forêt, de champignon, voilà pour la fatigue, mais aussi de vrai charme. Un beau vin de découverte.
Le Palmer 1961 a décoché à l’ouverture son parfum inimitable en un temps qui frôle le faux départ au 100 mètres. C’est spectaculaire. Riche, puissant, de longueur infinie, c’est un vin immense que mon abnégation sans bornes m’avait poussé à affecter à deux tables autres que la mienne. Le Palmer 1959 était très différent. J’avais en tête que je préférais le 1959 au 1961. Or ici, ce 1959 objectivement intelligent, romantique à souhait, ne peut rivaliser avec la puissance insolente du 1961.
Le Pape Clément 1929 était ma bouteille officielle d’académicien, officielle puisque j’en avais ajouté d’autres. Je suis naturellement plus critique envers une bouteille dont je suis l’auteur et ce vin, dont on sent les qualités potentielles, que j’aurais sans doute révélées en procédant comme pour mes dîners (présence sur place huit jours avant contre un voyage le jour même), ne m’a pas plu. Le message est là, mais caché, voilé. C’est dommage.
Le Martha’s Vineyard Heitz Cellars Cabernet 1990 de Californie n’était pas à ma table. Son parfum diffère fortement de nos senteurs hexagonales. La goutte que j’en eus sans préparation gustative ne m’a pas parlé comme elle aurait dû. On m’a dit que le Château Talbot 1934 fut grand. L’odeur quand je l’ai ouvert était splendide.
Des cierges devraient être mis dans toutes les chapelles de la capitale puisque j’avais décidé de ne pas être à la table où apparaîtrait cette bombe sexuelle absolue : le Château Chalon Marius Perron 1959. Le Seigneur m’a récompensé car j’en eus un petit verre. Quand je bois cela avec un sublime Comté de 2001, plus rien n’existe autour de moi, même pas les charmantes académiciennes, minoritaires de notre académie.
Le cadeau de François Mauss empêché d’être avec nous fut une surprise colossale pour les participants de quatre tables puisque nous avions deux bouteilles de Montlouis « Les Bâtisses » Domaine Deletang « Grande Réserve Tris » Moelleux 1989 invraisemblable de puissance ensoleillée. Chaud, sensuel, charmeur et long en bouche, un vin de pur plaisir. Jamais personne ne croirait qu’un Montlouis puisse atteindre ces sommets là. La goutte d’Yquem 1994 à ce stade de la soirée me parla peu, alors que le château Filhot 1929 trompetait de bonheur. Quel vin raffiné tout en délicatesse élégante ! Un de mes plus grands plaisirs de la soirée fut de voir le sourire de son auteur, ravi de constater que sa bouteille était bue par des convives heureux de la boire et suffisamment connaisseurs pour en saisir les finesses. L’académie trouvait sa justification par la seule grâce de ses yeux rieurs, émus, joyeux d’avoir partagé un de ses trésors.
Le château Rabaud 1947, réunion à cette époque de Sigalas Rabaud et de Rabaud Promis causa une émotion similaire à son apporteur assis à ma table. Une couleur comme j’ai rarement vu de plus belles, comme les chaussures de Berluti quand elles sont sages (est-ce que cela arrive ?) et une profondeur en bouche absolument charnelle.
Les deux Fargues 1989 que j’avais apportés chantaient une chanson que j’aime car je retrouve la patte de ceux qui faisaient Yquem aux mêmes moments. C’est un grand Sauternes, même très grand. Deux Banyuls 1949 de ma cave ont accompagné les chocolats au café. Bois mouillé, pruneau sont des caractéristiques du Banyuls paraissant comme ouillé tant il ne fait pas son âge. Diabolique combinaison de pur plaisir.
Les discussions se prolongeaient, les cartes de visite s’échangeaient, les impressions d’avoir participé à un grand moment éclairaient tous les visages. Il va falloir maintenant tirer les leçons de tout cela, réfléchir au nombre de participants, nombre de bouteilles, mets d’accompagnement, fréquence, bouteilles à rassembler. Cette première séance semble d’un équilibre qui s’est trouvé spontanément. Comme avec un vin, ne forçons pas le talent. Les buts de l’Académie ont été atteints : connaissance et partage.
Quand c’est bon, on ne change pas grand-chose. Alors, à la prochaine séance…