Le 222ème dîner va se tenir au restaurant Pierre Gagnaire. Il y a quatre mois j’avais rencontré Pierre Gagnaire pour lui soumettre les vins et étudier avec lui le menu qui bénéficierait de son talent et s’adapterait à mes vins. Nous avions fait un travail très constructif et j’étais très heureux de la compréhension mutuelle qui a présidé à cette composition.
Il y a quelques semaines Pierre Gagnaire s’est excusé de ne pouvoir être présent au dîner car il lance un nouveau restaurant à Dubaï à la date qui avait été choisie. Mais me dit-il, ses collaborateurs ont reçu les consignes. La lecture du menu dont j’ai alors pris connaissance, assez différent de notre travail, me pousse à créer le contact avec les chefs présents et éventuellement à goûter quelques plats proposés pour recadrer le menu.
Avec Thierry Méchinaud et Michel Nave, les deux responsables de la cuisine à Paris, nous étudions sur papier chaque plat et ses composantes, qui sont dans la ligne de l’inventivité de Pierre Gagnaire. Mon rôle est d’éviter des ruptures de goûts et des goûts agressifs que les vins anciens ne supporteraient pas. Il est convenu que nous essaierons à déjeuner deux des plats du repas, la langoustine et le canard.
J’ai apporté pour ce repas un Vega Sicilia Unico 1991 que Logan, le sommelier qui officiera lors du dîner, a ouvert il y a deux heures. L’ami qui va partager avec moi le déjeuner a apporté un Nuits-Saint-Georges Paul Destrée et Fils 1929 en demi-bouteille dont il avait vu le niveau dangereusement baisser. C’est donc la bouteille à l’encre. Je l’ouvre à son arrivée et je suis surpris que le parfum soit d’emblée aussi prometteur. Ce vin va, tout au long de sa dégustation, se montrer généreux, ouvert, franc, simple mais émouvant. Un vrai plaisir qui tient beaucoup à la qualité extrême du millésime 1929 qui brave le temps.
Les amuse-bouches sont un Etna, que dis-je, un Pinatubo de créativité. Tout est étonnant et tout est divinement plaisant. Le talent de Pierre Gagnaire est contenu dans ce feu d’artifice.
Nous goûtons maintenant la grosse langoustine croustillante 1982 avec un condiment Dundee-Peecky, une galette de blé noir et à part une bisque. Le millésime n’est pas celui de la langoustine mais de la date de création de ce plat. C’est surtout sur la bisque que le Vega Sicilia Unico 1991 va exploser de fruit. Ce vin commence par le nez. Le parfum est d’une irréelle perfection, charmeur et intense. Ensuite le vin puissant et d’un équilibre spectaculaire offre une infinie fraîcheur. Je suis en extase devant la plénitude accomplie de ce vin très jeune. Il est dans une phase où il est toujours jeune, mais avec une plénitude totale. Il est grand et c’est la fra^cheur qui m’éblouit.
Nous allons maintenant goûter le coffre de canard de Challans enveloppé de poudre de cacao aux aromatiques sous une cloche de chocolat amer – fines aiguillettes laquées d’une bigarade à l’ail fermenté Aomori. Pomme de terre FiFine. Normalement ce canard est servi fumé quelques instants dans un coffre de chocolat amer avec du foin, mais j’ai demandé qu’on ne le fume pas en pensant aux vins du dîner qui se tiendra ici dans deux jours. Le canard est d’une puissance extrême et il faut bien cela pour le Porto Vintage Taylor’s 1992 apporté par mon ami. Ce Porto a eu les honneurs d’un 100 sur 100 de la part de Robert Parker. C’est une bombe de fruits rouges incroyablement juteux. Il est manifestement beaucoup trop jeune et il faudra au moins cinquante ans pour dompter ce cheval fou. Mais il est gourmand et se comporte bien avec la sauce lourde et épicée du canard. C’est surtout sur la peau grillée du canard que le porto admet qu’un plat puisse faire jeu égal avec lui.
Les chefs nous font apporter un quasi de veau fermier à la Milanaise – purée de carotte au jus | tête de veau, que nous n’avions pas commandé mais qui pourrait s’accorder avec des vins du futur repas. Ce plat est exquis et le vin espagnol est très à l’aise avec lui, tout en douceur.
Nous essayons ensuite un dessert à la vanille et à la mangue qui conviendra aux prestigieux sauternes du prochain repas. Il reste encore dans ma musette du magique Marc de rosé d’Ott 1929 qui va commencer à s’épuiser depuis que je le sers en toute circonstance. Il a toujours ce contraste entre le côté strict du parfum d’un marc, très rêche et une incroyable douceur. Je l’essaierais volontiers sur l’Ispahan, le dessert emblématique de Pierre Hermé, car le marc me semble exactement dans sa gamme de goûts.
Nous avions fait l’analyse du menu avant le repas avec les deux chefs. Nous recommençons après le repas pour tenir compte de ce que nous avons goûté. Je fais enlever quelques saveurs qui pourraient nuire au vin, comme par exemple des dés d’ananas qui sont là pour contrebalancer la richesse de la sauce mais doivent être enlevés si le plat accompagnent des vins très anciens. Nous révisons aussi l’ordre des plats qui mérite d’être changé. Cette répétition était absolument nécessaire. Elle s’est faite dans une ambiance de grande compréhension. De Dubaï Pierre Gagnaire a validé nos choix. Le bateau est lancé sur son erre. A nous d’en prendre le sillage pour un voyage de rêve.