A domicile, le choix des vins est toujours un choix d’instinct. Les yeux circulent dans les rayonnages, scrutent les endroits cachés. Pourquoi telle bouteille retient l’attention ? Il y a toujours un travail subconscient que je laisse se développer. Je voudrais que jamais mes choix ne deviennent rationnels. Car alors toute poésie disparaîtrait. Ici c’est un Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1981 qui attire mon œil, puis une bouteille dissimulée, rangée dans une petite caisse de bois individuelle, un Krug Grande Cuvée que j’ai depuis fort longtemps.
A l’ouverture, le bouchon du Richebourg montre qu’il a pris des traces d’âge, très au dessus de ses vingt ans. Et on a comme souvent en haut du bouchon des traces de terre caractéristiques du Domaine de la Romanée Conti, comme si les vins voulaient rappeler de quel magique terroir ils sont issus. Au service, couleur très pâle et déjà tuilée. Le nez était fort agréable et expressif mais en bouche c’est comme si le vin avait été brûlé, cuit. Cela me rappelait le Haut-Brion 1981 bu récemment auquel j’avais trouvé les mêmes caractéristiques. Mais le vin ouvert tard allait éclore. Le goût de brûlé disparaissait et on plongeait dans la Bourgogne profonde, celle qui ne fait aucun pas pour vous séduire. A vous de la découvrir. J’aime ces réactions là. Je décante les vins exceptionnellement, car j’aime sentir les différences entre le haut et le bas de la bouteille. Etonnamment le fond de bouteille, le dernier quart, prit des allures de vin des années quarante, avec ce velouté et cette rondeur inimitables. Voilà un vin qui voulait vieillir plus vite pour rattraper ses aînés. Cela lui allait bien. Ce vin nous a tellement promenés dans des messages différents que je défierais quiconque de lui donner une note. Bien sûr en carafe on aurait eu un vin homogène. Mais si on mélange un arc-en-ciel, on n’obtient que du ciel gris. Je préfère avoir eu quelques instants fugaces de perfection.
A noter que le poulet était accompagné de salade avec des petits croûtons en cubes et de l’ail caramélisé. Le Richebourg contre toute attente flirtait plus avec la salade qu’avec la chair blanche. Il fallait bien sûr avoir la bouche vide pour profiter pleinement du vin, mais la mémoire de la salade trouvait un écho avec ce Richebourg diablement énigmatique.
Le Krug Grande Cuvée non millésimé pourrait être daté par des experts car il y avait dans la boîte en bois un petit livret intitulé « les lettres de mon champagne », récits de Krugistes. Comme les plus nombreux de ces textes et les plus récents dataient de 1989, on peut situer ce champagne vers 1985 / 1990. Le bouchon ratatiné le confirme. C’est certainement un des plus grands champagnes que j’ai eu l’occasion de boire. J’ai mentionné plus haut la notation des vins. Je lui donnerais volontiers les 100/100 Parker car il m’émeut plus que les Krug millésimés et plus que beaucoup de phares du champagne. Ce vin me parlait. Il me donnait des émotions extrêmes, de celles qui ne permettent pas de parler quand on boit. On a trop envie de ne rien perdre de cette immense émotion qui gagne. Alors on se tait l’espace de chaque gorgée, pour en saisir toute l’onctuosité, le travail vineux que le temps lui a apporté. Il y a une concentration de pur plaisir dans ce champagne que je n’hésite pas à qualifier d’immense. On peut atteindre des niveaux extrêmes, même sans millésimer. C’est le temps qui donne son petit coup de pouce, comme un pirouette : « je ne suis pas millésimé ! Regardez ce que je peux faire… ». Alors que la fraise est un des plus grands ennemis du vin, le Krug a parfaitement tenu le combat, émoustillé par ce rouge adversaire.
Un Myrat 1990 éblouissant, un Krug non millésimé parfait, un Nuits Saint Gorges au sommet de son art. Cela montre que les hiérarchies ne sont pas définitives. C’est particulièrement rassurant.