Jonathan ayant quitté sa nouvelle Australie pour un court séjour parisien, il enchaîne à un rythme endiablé les grands repas. Ce soir, il nous reçoit au domicile parisien de son père, et confie la cuisine à Jean-Philippe. La salle de la cuisine est immense, toute en longueur, très haute de plafond, et équipée comme la force de frappe nucléaire française. Au moment où nous arrivons, ma femme et moi, une gentille brigade commandée par Jean-Philippe s’affaire autour de produits merveilleux.
Lorsque j’avais annoncé les deux vins que j’apporterais, Jean-Philippe, suivi par Jonathan, a fait la moue soit du snob, soit de l’enfant gâté (vous cochez la case qui vous paraît la plus appropriée). Vexé comme un pou, caractéristique caractérielle de cet insecte un peu tirée par les cheveux, je viens avec cinq bouteilles dans ma besace, en tonitruant : « à vous d’en choisir deux, puisque vous n’aimez pas mes vins ». Mais à force de vanter les mérites de chacun pour convaincre de leur pertinence, j’ai fini par ouvrir les cinq, doublant presque le nombre de vins de cette olympiade gastronomique.
Jonathan a invité deux de ses amis dont j’avais fait la connaissance chez Yvan Roux, Jean-Philippe a invité deux de ses amis que j’ai connus en diverses circonstances, et mon épouse qui redoutait un dîner où l’on parle de vins a été servie !
Pensant que démarrer par un champagne sublime est un départ trop rapide, j’ai insisté pour que l’on boive « mon » Champagne Laurent Perrier rosé Cuvée Alexandra 1998 pour se faire le palais. J’y étais conduit par la présence de copeaux de saucisse de Morteau que Jean-Philippe agrémenta de mizuna. Le rose du champagne est joli, frais, alors que le champagne ne l’est pas, puisqu’il a été mis au froid tardivement. La bulle est belle et je suis agréablement surpris de voir que c’est un bon rosé. Il a de la consistance, et il manque un peu de folie. C’est un exercice de style très appréciable, mais qui ne crée pas une grande émotion. L’accord avec la saucisse est très pertinent.
Dès qu’est servi le Champagne Krug Vintage 1990, nous montons quatre à quatre les marches de l’ascenseur gustatif, et cette phrase me plaît tant elle est dans la ligne des légendaires discours du maire de Champignac. Ce champagne est d’une classe extrême, délivrant un flot de complexité dont on saisit des bribes sans jamais embrasser la totalité des messages. Le foie gras poêlé, fève Tonka et fleur de coriandre est parfait, goûteux, d’une extrême qualité. Mais ce qui est curieux, c’est que si la logique de l’accord est respectée, il n’y a aucune valeur ajoutée pour l’un comme pour l’autre. Pas de changement de niveau.
Lorsque j’avais fouiné dans la cuisine, au moment des préparatifs, j’ai mis mon nez dans une casserole pleine de coques. Et une réminiscence à l’évidence criante m’est venue : il faut Yquem pour ces coques. Jean-Philippe les avait prévues en accompagnement du cabillaud. Il fut d’accord de scinder son plat. Aussi le dos de cabillaud est-il accompagné d’épinards à la poire, sur le merveilleux Meursault 1er Cru Perrières – Domaine Coche-Dury 1997. C’est divin. Le cabillaud est un millimètre trop cuit pour mon goût, mais il est goûteux et délicieux. Le meursault a un nez de gaz paralysant. Il nettoie les narines comme on nettoie les banlieues. Et en bouche, il montre une fois de plus le talent extrême de Jean-François Coche-Dury. Ce vin est une bombe gustative, qui trouve dans le cabillaud le répondant parfait. Ce meursault aux variations nacrées, irisées, infinies est un bonheur.
Le homard, céleri, sauce à l’anis et à la réglisse est prévu pour mon chouchou, le Vin de l’Etoile, Château L’Etoile, Vandelle 1959. La chair du homard est parfaite, mais de Jean-Philippe, on s’attend à ce que l’idéal soit standard. Le trait de génie, c’est le céleri, qui apporte au vin du Jura une dimension galactique. Le plat est un rêve avec un céleri diabolique, le vin est un rêve, car il emmène dans des saveurs intouchables et le tout est un rêve.
On s’en souviendra de l’accord entre les coques au bouillon iodé et le Château d’Yquem 1986. Car la correspondance est parfaite. La coque, mais encore plus le bouillon, arrive à accrocher l’iode d’un Yquem puissant, impérieux, presque insolent de charme assumé. Je suis particulièrement heureux d’avoir suggéré cette entorse au programme, qui se justifie pleinement et donne un rare plaisir.
Le lard de Colonnata est présenté sur un pain grillé et c’est l’occasion de servir le Vin de Mascara, vin d’Algérie de Herber-Préau à Oran et à Sète, des années 40. La datation n’est pas évidente, mais le vin est sûrement entre 1930 et 1950. Son nez est impérieux, riche, costaud. En bouche, ce vin annoncé à 13° est d’une puissance certaine, d’une couleur noire, et d’une conviction indestructible. Par son côté légèrement torréfié, café et chocolat, il me fait penser au Vega Sicilia Unico. C’est un vin simple, mais d’une richesse souriante et l’accord avec la Rolls du lard est joyeux.
Tout le monde se recueille quand il nous est donné de goûter une viande transcendantale, un Wagyu, sauce au boudin noir, poêlée de girolles. Ce bœuf venu dans les bagages de Jonathan est d’une qualité qui est introuvable en Europe. On le mange comme une hostie, tant on veut communier avec ce privilège. Et, comme la chance sourit à ceux qui la méritent, nous buvons un Château Cheval Blanc 1983 qui est exceptionnel. Carafé depuis longtemps, ce vin est aérien, gracieux mais aussi noble et racé. Il emporte nos papilles en des cieux inaccessibles. Ce vin sera unanimement couronné comme le plus grand de cette soirée. La sauce crée un pont merveilleux avec le vin. Nous sommes dans l’exception gastronomique.
Lorsque nous sommes servis du Château Haut Brion 1975 le vin fait pataud, collant à la glaise alors que le précédent était sur un petit nuage. Et par la magie de l’accord avec le ris de veau à la cubaine, le vin gagne en hauteur de façon spectaculaire. Cette transformation est inouïe. Le ris est d’une qualité extrême et l’accord crée de la valeur ajoutée.
Le quasi de veau basse température, est accompagnée d’une sauce que Jean-philippe aime à appeler Grand Cru, alors qu’il n’y a pas une goutte de vin. Cette sauce est rose, et la petite pointe de framboise rappelle l’odeur des bondes de fûts en Bourgogne. Ce plat est le velours qui convient au Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1973. Tout en ce vin est subtil, mais un peu timide. On sent qu’il a des choses à dire, mais qu’il reste sur le pas de la porte pour ne pas déranger. C’est un grand vin mais qui joue un peu discrètement malgré la sauce divine qui lui va comme un gant.
Le suprême de pigeon à la goutte de sang, poêlée de févettes est une merveille de la cuisine de Jean-Philippe. En lui associant un Ermitage "Le Pavillon" M. Chapoutier 1991, on sait qu’on a acheté un ticket gagnant. Le vin est sûr de lui, lisible comme une évidence, plein, équilibré, parfait. Et le plat n’a pas besoin de faire d’effort pour coller à lui comme tenon et mortaise. C’est de la gastronomie pullman, fondée sur une dextérité du cuisinier et du vigneron.
Le Stilton est goûteux. Peut-être un peu trop fort et trop salé, mais goûteux. Il en faudrait plus pour faire vaciller le Château d’Yquem 1986 qui est toujours un roc, dans la définition d’un Yquem puissant, archétypal.
Et ce qui est intéressant, c’est que l’Yquem ne porte pas du tout ombrage au Château Filhot 1972 dont le nez était renversant à l’ouverture, avec des notes de poivre et de menthol. La raviole de mangue au pamplemousse rose est née pour Filhot. Dès que je goûte, je demande à Jean-Philippe d’ajouter une jetée de poivre sur la mangue, car le Filhot appelle ce poivre. Et l’accord est merveilleux, confondant, au point que l’on ne sait pas si le goût vient du mets ou du vin. Le Filhot 1972, ayant mangé une partie de son sucre, donne une image du sauternes frais et délicat qui est aussi merveilleuse que celle de l’Yquem, plus guerrier et conquérant.
La tarte Tatin du pâtissier fétiche de Jean-Philippe est bonne, mais elle n’ajoute rien au sauternes. J’aurais aimé qu’on double la portion de mangue plutôt que ce très bon dessert.
L’ennui, quand on « fait du social » en invitant le cuisinier à table, c’est que quand il est à table, il n’est pas en cuisine. Aussi est-ce vers trois heures du matin que nous avons fini un repas qui restera dans nos mémoires comme un moment de justesse culinaire extrême et de choix de vins variés faisant voyager nos papilles dans des jungles inviolées. Quand on y rajoute la mayonnaise de l’amitié souriante et joyeuse, on est très proche du bonheur parfait.