Cette année, nous fêtons nos quarante cinq ans de mariage. La date est proche de celle de mon anniversaire, aussi est-ce un prétexte à faire la fête. Sans que ce soit prémédité, c’est le jour où William et Kate se marient. Il est assez facile d’en tirer quelques plaisanteries. C’est en tenant compte de la capacité de la plus grande salle du restaurant Laurent que nous nous sommes mis sur notre trente-et-un, nombre des convives. J’ai choisi dans ma cave quelques grands formats et quelques bouteilles symboliques.
La veille, au restaurant, j’ouvre deux doubles magnums, l’un de Beaucastel 1998 au magnifique bouchon et au nez très engageant et l’autre qui m’intrigue depuis des années. C’est un Côtes du Rhône de la maison Bouchard Père & Fils 1943 au niveau parfait, et, détail curieux, la capsule porte la mention : "Bouchard Père & Fils – Bordeaux". Réconcilier trois régions avec un seul flacon, il faut le faire. J’avais dans mon voyage bordelais apporté au Château Grand Puy Ducasse un Château Saint-Julien qui est un Saint-Emilion, combinant de façon amusante deux appellations en un seul vin. Ce double magnum en combine trois : Côtes du Rhône, Bourgogne et Bordeaux. La bouteille ancienne est très épaisse, et si le goulot est monumental, le bouchon ne dépasse pas le diamètre d’un bouchon de bouteille. C’est donc un verre étonnamment épais qui l’entoure. Il vient facilement et quand Philippe Bourguignon sent le vin en même temps que moi, il dit : "on dirait un Chateauneuf-du-Pape". Son parfum est délicieux.
Le jour venu, les autres vins sont ouverts par Daniel, le sommelier habituellement complice de mes dîners en ce lieu. Le service des vins sera fait par David, attentif et motivé. Alors que le temps avait été estival, voire caniculaire, pendant la quasi totalité du mois d’avril, ce qui avait fait la bonne fortune du restaurant Laurent dont la terrasse est la plus courue de Paris, les deux derniers jours faisaient grise mine. Par chance, nous pouvons prendre l’apéritif sur la grande terrasse du premier étage, contiguë de la grande salle à manger.
Le Champagne Léon Camuset à Vertus magnum sans année est le champagne historique de ma famille, servi quasi exclusivement par mon grand père puis mon père lorsqu’ils recevaient. Il faut dire aussi que la propriétaire de ce champagne était une lointaine cousine. Le champagne est un blanc de blancs d’une quinzaine d’années fort agréable et mon grand-père avait bien raison de dire qu’il peut jouer dans la cour des grands. C’est ce champagne qui a conditionné mon goût pour les blancs de blancs.
L’apparition d’un grand format de flacon fait toujours de l’effet, surtout si le vin est d’un or flamboyant de blés d’été. Le Champagne Deutz double magnum 1993 a un bouchon qui ne se laisse pas faire. Dès qu’il sort, il s’élargit et montre sa belle qualité. Le nez du champagne est de belle race, la bulle est très active et le champagne profite largement du format qui lui donne une souplesse extrême. C’est un très bon champagne, bu avec des harengs « matjes » et pommes de terre aux condiments.
Nous quittons l’agréable terrasse qui donne de jolies perspectives sur le théâtre Marigny, sur le Grand Palais et sur les jardins qui longent les Champs Elysées pour passer dans la grande salle où une table a été dressée pour trente-et-une personnes et où sont alignés près de trois cents verres. Le menu préparé par Alain Pégouret et Philippe Bourguignon est : saumon sauvage mi-cuit, macédoine de légumes, sauce verte / pigeon rôti en cocotte, navets farcis aux petits pois / noix de ris de veau rissolée, morilles / carré et selle d’agneau de lait des Pyrénées grillotés, asperges vertes de Provence / saint-nectaire / mille-feuille à la mangue.
Le "Y" d’Yquem 1988 a un nez d’une rare puissance. En bouche, le vin est carré, solide, avec une belle personnalité. C’est un vin extrêmement rassurant et entraînant. Avec la délicieuse chair du saumon, l’accord est brillant. Ce vin plein est un grand plaisir, qui montre que ce Bordeaux Supérieur est capable de briller lorsque l’année lui va bien.
Lorsque David me sert le Nuits Saint Georges 1er Cru les Boudots Charles Noëllat magnum 1978, j’ai le choc qui se produit lorsque je suis en face d’un vin immense. C’est fou. Touché, je me lève et je dis à tous mes amis qu’ils peuvent comprendre avec ce vin pourquoi tant de temps m’enchaîne à ma passion. Car ce vin est d’un plaisir total. Il y a toute la Bourgogne dans ce vin et je m’imagine arpentant les vignes de la Côte des Nuits, humant la terre sauvage et saline qui se retrouve dans ce vin. Il est charmant, alors qu’il ne fait rien pour séduire, avec une salinité très proche de celle de la Romanée Conti. Un tel vin m’émeut. Cette sensation est ressentie comme un cadeau d’anniversaire. Un deuxième magnum est servi, que David me fait goûter. Il est encore meilleur.
Le Côtes du Rhône Bouchard Père & Fils double magnum 1943 est d’une beauté roturière qui me ravit. Le vin est servi en carafes à magnums, car le flacon est trop lourd pour un service à table. Le vin est grand. Il a tout d’un Bourgogne et c’est assez étonnant. Il "pinote" dit un cousin qui vit au cœur du Châteauneuf du Pape. J’ai peur que mes convives ne soient rebutés par une légère fatigue, mais en fait, tout le monde accepte ce vin, certains le trouvant même beaucoup plus jeune que ce qu’ils auraient imaginé. Je suis étonné par sa complexité et ce charme dans la diversité des arômes. Le ris de veau se marie divinement bien avec le vin, amplifiant sa sérénité.
Le Château de Beaucastel Chateauneuf-du-Pape double magnum 1998 est un vin dont Jean-Pierre Perrin, le propriétaire de Beaucastel, était très fier lors de son lancement. Il est d’une solidité à toute épreuve et ma fille aînée l’adore. Mais après deux vins extrêmement vibrants, sa sérénité et son absence de surprise limitent l’émotion. C’est très amusant de constater à quel point le vin est gentiment excité par les asperges vertes.
Le Domaine de La Passion Haut-Brion 1978 accompagne le saint-nectaire de bien agréable façon. C’est un vin carré, sans histoire, le bon élève qui a réussi le programme imposé. Il est moins brillant dans les figures libres, car sa pertinence de construction a restreint la part d’émotion. Ce vin est très plaisant et profite à fond de l’effet millésime, qui lui va bien.
Le Château d’Yquem 1985 se marie bien avec la mangue et moins avec le feuilleté très sucré. C’est un Yquem très classique que beaucoup de convives adorent. Je le trouve un peu discret pour un Yquem.
L’atmosphère était si enjouée que personne ne quittait la table et les conversations se poursuivaient. Aussi ai-je fait servir le Champagne Mumm magnum 1990 qui a relancé les conversations. Solide champagne, il n’a pas atteint l’émotion du début donnée par le Deutz.
Mon classement serait 1 – Nuits Saint Georges 1er Cru les Boudots Charles Noëllat magnum 1978 de très loin, 2 – Côtes du Rhône Bouchard Père & Fils double magnum 1943, 3 ex aequo Champagne Deutz double magnum 1993 et Château d’Yquem 1985 et 5ème ex aequo "Y" d’Yquem 1988 et Château de Beaucastel Chateauneuf-du-Pape double magnum 1998.
Le Nuits Saint Georges a marqué ce repas. La cuisine toujours aussi solide du restaurant Laurent a bien mis en valeur des vins originaux par leurs formats et leurs origines. Mais c’est surtout la chaude amitié qui a fait de ce dîner d’anniversaire une fête mémorable.