Dans les dîners ou déjeuners que je fais en famille, je jouis assez intensément du moment privilégié de choisir les vins en cave. Je connais mon public puisqu’il s’agit des miens, et je m’amuse à créer le plus grand nombre de signifiants, justificatifs de l’ordonnance des agapes du jour.
Ici on va nager dans une forêt de symboles tant l’événement est d’importance : le nombre des représentants de la plus jeune génération va s’augmenter de deux unités. L’art d’être grand père me passionne déjà et voilà que deux de mes trois enfants viennent de mettre en route la machine à développer la laïcité républicaine. Pas question de laisser passer l’événement. C’est l’occasion de laisser aller l’imagination et les sentiments.
Je choisis d’abord Krug Grande Cuvée qui doit être dans ma cave depuis une douzaine d’année. Un événement s’arrose avec Krug, jusque là, ça va. Je repère ensuite l’une des seules bouteilles que j’ai héritées de mon grand père. Il aimait le vin, mais n’était pas un collectionneur particulièrement passionné. Il agissait comme beaucoup de français : il va à la Foire de Paris et à un stand, un vigneron plus convaincant qu’un autre lui fait goûter un vin qui lui plait. Je force un peu le trait. J’avais gardé ces rares bouteilles comme des reliques. L’occasion était trop belle d’en ouvrir une quand ses arrière arrière petits enfants commencent à donner les premiers signes qu’ils vont exister. Le vin s’appelle Cuvée de la Perrière, appellation Côte du Rhône contrôlée 1972 L. Métairie-Pizay à Saint Jean d’Ardières (Rhône). Bon niveau. Je l’ouvre. Belle odeur. Nous verrons si ce vin à l’apparence clairette tient encore.
Que choisir ensuite. Choc visuel, je vois un Château La Providence Pomerol Grand Cru 1970. Voilà un beau symbole. Ces futurs enfants sont un cadeau de la providence. Ce vin s’impose. Je regarde l’étiquette, et je vois le nom du propriétaire : Dupuy & Cie propriétaire à Pomerol. Et ceci fait un petit coup de sonnette dans mon cerveau. Ce Dupuy me rappelle quelque chose. Pas ce délicieux propriétaire en Armagnac, qui est sans doute décédé depuis ma dernière visite fort ancienne, qui faisait un bon armagnac. Madré comme il était, j’étais à peu près sûr que dans les millésimes excellents qu’il me vendait il y avait quand même quelques gouttes de l’année annoncée. Non, pas ce Dupuis là, un Dupuy. Si vous avez encore le bulletin 22, vous y verrez la photo de cette énigmatique bouteille. La forme de la bouteille est bourguignonne, et le cul indique une année très ancienne, peut-être centenaire, confirmée par le poids extrême du verre. L’étiquette est une étiquette de négociant, comme on devait en vendre par paquets dans toutes les provinces françaises. Sur l’étiquette rien n’est marqué sauf : « 1923 ». La capsule est neutre mais très ancienne et d’un plomb épais. Et la collerette d’année porte l’indication « Dupuy & Co » (c’est différent de Dupuy & Cie) route de Saint-Émilion à Libourne. Cette bouteille de Bourgogne sans nom, d’un négociant de Libourne, m’avait intrigué. Deux raisons de l’ouvrir. D’abord c’est peut-être le même propriétaire que le château La Providence que je venais de choisir pour son nom, et ensuite cette bouteille n’a pas de nom d’appellation, ce qui est particulièrement approprié à ces deux promesses d’enfants qui n’ont pas encore de nom.
Un vin de l’arrière arrière grand père, un vin de la Providence, un vin sans nom, voilà des symboles qui me plaisent. J’y ajoute Climens 1966 Haut Barsac Premier Cru Héritiers H. Gounouilhou propriétaires où je trouveaussi deux symboles et nous voilà partis.
A l’ouverture le Pomerol et le soldat inconnu ont des odeurs satisfaisantes. Les niveaux sont exceptionnels et les couleurs bien saines. Nous allons voir.
Mes enfants arrivent et le Krug Grande Cuvée a un bouchon tellement rétréci que je le soupçonne d’avoir plus de 20 ans. Datons le de 1983, juste pour jalonner. Belle couleur dense et déjà discrètement foncée. En bouche, un équilibre magique. C’est pour moi plus grand que le Krug 1988 que j’ai bu souvent. Un champagne d’un invraisemblable équilibre et d’une longueur typée très rare. Un grand champagne.
Sur le foie gras, le Château La Providence 1970 m’étonne. Très merlot, très Pomerol, il a un équilibre et un charme qui surprend. Là où les Pomerol aiment à jouer de leur amertume on la retrouveici, mais avec panache. Une grande surprise. Un vraiment grand Pomerol.
Je tombe à la renverse au moment où je goûte le Bourgogne 1923. Là où mes convives ont noté 100/100 et 99/100 le Latricières Chambertin 1955 Pierre Bourée (voir bulletin 107), j’ai en face de moi un vin qui le dépasse de cent coudées. Même mes enfants qui ont adoré ce vin n’ont pas compris l’extase en laquelle je me trouvais. Ce vin immense, cent fois au dessus du Latricières m’a ému comme peut-être seulement dix vins l’ont fait dans ma vie. Je n’en revenais pas, la Terre s’arrêtait de tourner. Ce vin est un enchantement qui dépasse l’imaginable. Alors que d’habitude je suis extrêmement circonspect à l’aveugle, j’ai affirmé et j’en suis convaincu, qu’il s’agit d’un Chambertin, et d’un Chambertin parmi les plus grands. Ce Chambertin est une des plus belles bouteilles de ma vie, ayant tout, l’astringence du début, la rondeur qui s’installe en bouche, le velouté qui enivre, et cette longueur donnant une sensation de bonheur qui ne finit pas. Sur les 108 bulletins que j’ai écrits qui relatent près de 2000 bouteilles dont j’ai saisile message, je serais bien en peine d’en trouver quatre ou cinq de cette trempe là. L’espace d’un instant je fus « lou ravi » ou Saint François flottant dans les airs, tracté par des oiseaux.
Après cela, toute apparition allait être pauvre. Non. La Cuvée de la Perrière 1972, Côte du Rhône de mon grand père a fait plus que belle figure. Belle structure sous une couleur pâle, belle amertume et belle rondeur de bon aloi. Ce vin figurait bien, délivrait un beau message. L’amour filial l’a-t-il fait bien vieillir ? Pourquoi pas.
Le Climens 1966 est d’un or authentique. Les agrumes, les abricots et le coing rivalisent avec la mangue. Sur un discret crumble aux poires où le sucre sait se taire, un petit et long bijou. Une Bénédictine des années 30 a parachevé cet hommage précoce à ceux de ma descendance qui verront le 22ème siècle.