Le lendemain, visite surprise de mes enfants. Je vais acheter des tranches de terrine de saumon, des tranches épaisses de filet de bœuf et des girolles. Avec un Mission Haut-Brion 1963, quel régal. On quitte la grande cuisine, mais ce plat simple est magnifiquement bon. Le Mission que j’ai depuis plus de vingt ans en cave a un niveau remarquable, inchangé. Un nez immédiatement expressif. En bouche c’est un vin qui va vers le porto, les fruits noirs brûlés. Il étonne par sa jeunesse et se révèle très au dessus de ce qu’on imagine de cette année. Un très grand vin.
La famille est très présente en ce moment, et un événement familial mérite un repas d’exception. Le choix des vins doit correspondre à la solennité de l’évènement. Sur deux jambons espagnols connus, l’un relativement sec et l’autre plus gras et plus viandeux, j’ouvre le champagne Salon 1982. Cette année est magique, et chaque gorgée, chaque goutte de chaque gorgée le confirme. Champagne absolument éblouissant à la bulle exacte, et aux parfums floraux, de fleurs blanches et roses. La bouche danse avec ce champagne qui finit sur des tonalités de pèche et d’agrumes roses. Le jambon existe mais n’est pas forcément l’allié idéal de ce champagne beaucoup plus subtil que ces goûts primaires. Il se boit surtout seul, avec la passionnante découverte de sa complexité.
Un grand moment d’émotion est l’apparition du Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1999. A l’ouverture le nez était extrêmement riche. En bouche une puissance affirmée. Essayé sur une escalope de foie gras aux haricots noirs, il préfère ne rien dire. Sur des dés de foie gras au potiron, il révise son texte. Mais sur des pommes de terre aux truffes noires et crème légère, il devient ce qu’il est, l’un des plus beaux vins blancs du monde. Bien sûr, on sent que quelques années de plus vont élargir encore la palette de ses talents. Mais déjà, la convaincante démonstration imprime dans nos palais une trace indélébile.
Sur un agneau fondant traité avec de multiples épices suffisamment fondues et intégrées, le Pétrus 1974 se présente comme un Pétrus satisfaisant, discret et montrant sa complexité de façon plutôt confidentielle. Je possède la grille de lecture qui me permet de le situer assez honorablement dans la lignée des Pétrus, mais pour des palais moins habitués, le message est plus composé de hiéroglyphes que de textes actuels. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974 se présente assez amer, mais je connais cette approche. Le vin va s’épanouir. Et ce qui me fascine, m’envoûte, c’est que ce vibrant Pommard a capté toutes les épices du plat au point qu’en le buvant, on peut réciter toute la gamme des épices du plat. C’est fascinant et donne à ce Pommard un charme invraisemblable. Je dirais même en exagérant bien sûr que si on me faisait goûter à l’aveugle la sauce du plat et le Pommard, je ne saurais les distinguer.
Sur deux tartes aux pommes et aux abricots, le Château d’Yquem 1955 est une magistrale démonstration de la royauté d’Yquem. A l’ouverture, j’ai réveillé ou plutôt libéré une tornade de parfums. La couleur est d’un or pur. Le nez est envoûtant, et en bouche, c’est un Yquem concentré, très dense, un peu caramel. En analysant, j’ai été frappé par ses nuances de thé. Brillantissime Yquem.
Pour la joyeuse tablée, c’est le Montrachet et le Salon qui émergent dans un vote informel. Pour moi, à cause de cette osmose magique du plat et du vin, c’est le Pommard que le classe en premier, suivi du Salon et de la promesse époustouflante du Montrachet. J’avais voulu associer des vins que j’adore et honorer l’année 1974 qui était célébrée. Un repas dont on se souviendra.