Je me rends le lendemain de ce dîner chez ma fille cadette et mon épouse et moi sommes comme le petit chaperon rouge : notre panier est rempli de provisions. Je fais goûter un reste de Saint-Raphaël avec le comté de quatre ans, ce bijou de Bernard Antony. L’association est tout simplement prodigieuse. Le Saint-Raphaël s’est encore plus oxygéné, et comme le comté est parfait, sans cette trace insistante que l’on trouve dans quelques vieux comtés, on a un mariage gustatif élégant. Mon gendre ouvre, pour l’agneau au curry que nous avions apporté, un Vosne Romanée Domaine du Clos Frantin Albert Bichot 1999. Un vin ouvert à la dernière minute, et si jeune, est bien loin des saveurs de la veille. Mais dans son registre, c’est agréable, bien fait et discrètement distingué. Et ça fonctionne bien avec l’évocation du curry. Nous reprenons un peu de comté pour un Vouvray Albert Moreau que je situe avant 1929. Est-il des années dix ? Je n’en serais pas étonné. Inscrivons le circa 1920. Ce Vouvray a une couleur d’ambre tendant vers le thé. Le nez est extrêmement chaleureux, de thé, d’infusion, et de fruits compotés. En bouche, le vin va se livrer à une opération de mimétisme invraisemblable. Je serais heureux que des lecteurs me disent s’il existe une bibliographie de ces mimétismes de goûts. Le Vouvray montra une face de sa personnalité sur le Comté. Ayant près de moi une corbeille de fruit, je lorgnais sur une mandarine et ne pus résister. Et sur la mandarine, le Vouvray est devenu mandarine. De même que le bouchon de La Tâche 1957 de la veille (voir n° 125 à venir) était la terre de la cave de la Romanée Conti et n’était que cela, de même le Vouvray était devenu mandarine, et n’était plus que cela. Une fois le goût du fruit estompé en bouche, le Vouvray redevint multiple, avec des évocations de fruits dorés. Et le mimétisme reprit avec le Fargues 1989 rescapé de la veille, et à qui plusieurs heures d’oxygène supplémentaires firent un bien énorme. Sur les œufs au lait préparés par ma femme, le Fargues devint du même caramel que le jus, l’un ne pouvant se dissocier de l’autre. Fargues était caramel. Et seulement caramel. Et quand le plat s’éloigna, le Fargues reprit son opulente générosité de saveurs multiples.
Nous accueillons des invités à la maison. Lorsque j’avais participé à un jury de champagnes, j’avais été impressionné par la qualité d’une maison : Egly Ouriet. Nom inconnu, mais l’un des membres du jury me dit : « tu peux oublier Salon, la vérité est à Ambonnay ». Ouvert à toutes les expériences je repérai dans un catalogue de vente des Egly-Ouriet 1990. Il fallait en ouvrir un. Ce fut fait. Le champagne Egly-Ouriet grand cru 100% 1990 a une belle couleur légèrement fumée. La bulle est active mais de discrète densité. Le nez est profond, intense. Et en bouche, c’est un rayon de soleil qui éclaire le palais. Beau champagne qui coule de source, marquant la langue de belles saveurs complexes. Il raconte de jolies choses. On aura du mal à me faire oublier Salon, mais on pourra au moins me faire retenir ce nom difficilement prononçable : Egly Ouriet.
L’entrée consiste en une crème d’anchois et compote de betterave rouge. L’Arbois, chardonnay André et Mireille Tissot, « la Mailloche » 2000 a le cran de soutenir ces saveurs là. Il n’a pas l’empreinte des Jura forts mais une délicatesse rare. Il s’adapte sans jamais s’imposer.
On me raconte ici et là (le sais-je ?) qu’il existe des chefs qui ont trois étoiles dans un guide renommé. Mais combien de milliers de millions d’étoiles, de galaxies, d’amas galactiques faudrait-il pour couronner mon épouse et sa potée au chou ? Bien sûr, la potée n’est pas franchement incitative pour un vin et ma première idée était du coté de la bière. Mais je pris en cave un Saint-Nicolas de Bourgueil cave M. Allouin, « les vins de la mariée » 1979. A l’ouverture, on se dit que la nature ne peut pas être provoquée trop longtemps après les dates limites décentes, mais quelques heures d’oxygène lui donnèrent un semblant de restructuration. Et avec de l’imagination, on pouvait croire que les deux s’accordaient. Et en jouant le jeu, ça marchait. Mais c’est en fait l’Arbois qui fut suffisamment flexible pour s’adapter à la potée. Et il montra de bien belles évocations.
Le dessert consistait en un granité de mandarine et une tarte aux abricots. Malgré l’expérience de la veille, la froideur du granité empêcha le Vouvray de renouveler sa performance sur l’impression de mandarine. Il se vengea sur les abricots qu’il apprivoisa.
Le soir même je découvris un gentil champagne premier cru Fabrice Roualet non millésimé. Sur une belle tranche de foie gras, un Gewurztraminer vendanges tardives Edmond Rentz 1999 est fort acceptable. Belle présence subtile. Je repensai à Jean Frédéric Hugel qui déconseille vivement de commencer par le foie gras. Il n’a pas tort. Sur un plat au saumon fumé le Chablis Premier Cru Montée de Tonnerre François Raveneau 1974 a une jeunesse qu’on ne peut pas imaginer. Beau Chablis de charme. La viande rouge accueillit un Léoville Poyferré 1988 bien dense et sans histoire, quand la tarte au citron nécessitait un Besserat de Bellefon.
La France a cette chance immense, c’est qu’il existe toujours un plat pour aller sur un vin et toujours un vin pour aller sur un plat. Et quand on a l’esprit à s’enrichir de toute expérience nouvelle, chaque repas est un grand moment de bonheur.