J’ai créé wine-dinners pour qu’on boive mes vins. C’est un combat contre la montre, car je me suis enfermé dans une logique quasi insoluble : je ne veux pas vendre mes vins, car ce sont mes enfants : j’aurais l’impression de les trahir si je m’en séparais. Mais ma passion me pousse à en acheter et continuer à en acheter à un rythme largement supérieur à ce qui est consommé à la maison ou en dîners, ce qui représente pourtant un volume respectable. Il faut absolument que l’Académie des Vins Anciens se fasse, car la mortalité est par nature trop forte dans ma cave. Dans les dîners, j’ai généralement des bouteilles de belle conservation. Un dîner en famille est au contraire l’occasion d’ouvrir les bouteilles qui me font peur. C’est ainsi que j’avais ouvert une Romanée Conti 1929 de niveau bas qui n’est jamais revenue à la vie (bulletin 89). Au moment où j’écris ces lignes, je viens d’ouvrir des bouteilles, et le verdict sera ce soir. Un magnum d’Ausone 1955, bouteille mythique s’il en est, est vraiment au bas de l’épaule. Le bouchon est noir et gras. Le vin pue gravement. J’ai cru sentir des retours à la vie, mais je n’y crois pas. A cet instant, je l’estime morte. On verra. Un Richebourg 1929 de bas niveau est de provenance inconnue (magnifique étiquette d’un négociant sans indication de domaine). Il a un nez torréfié. Qu’en sera-t-il ? Que vais-je ouvrir d’autre ? Je demande à mon fils de venir inspecter avec moi. Je vois un Cérons Clos du Barrail 1943 dont le bouchon a glissé dans la bouteille. Là, pas de question, c’est fini. Je repère une bouteille de Château Margaux 1947 en mi/bas d’épaule. Je l’ouvre. Là, j’ai espoir. Une bouteille d’un Côtes de Beaune Villages A. Bichot 1947 est basse aussi. Faible espoir, mais espoir. Mon fils me demande : « qu’est-ce qu’il y a dans ce sac plastique ? ». J’ouvre un vilain sac plastique d’un supermarché de second niveau. Dedans, un autre sac plastique. Je vois une bouteille de Château Lafite-Rothschild 1869 de beau niveau. Il faut vraiment faire l’Académie.
Après avoir écrit ces lignes, j’ai quand même carafé le reste du Cérons, car l’odeur me parut sympathique, sans trace de bouchon.
Le dîner commence. Nous ouvrons un champagne Vilmart & Cie de Rilly-lès-Reims 1945, bouteille couleuse et basse. La couleur est d’un joli doré, et, surprise immense, la bulle est active. Oui, active. En bouche, pas la moindre trace de madérisation. C’est un vrai et joli champagne dont la blessure se remarque dans l’acidité de fin de bouche. Ce champagne est bon, au point que le Bollinger Grande Année 1985 ne le met pas sur la touche. L’élégant Bollinger de belle personnalité fait une suite logique et non un repoussoir. Sur un foie gras, la trace intense du champagne le plus jeune apparaît encore plus belle.
Le Cérons Clos du Barrail 1943 est imbuvable. Inutile d’insister. Le Montrachet Robert Gibourg 1992 de beau niveau est sans doute l’un des plus puissants que j’aie bus. Lourd comme le plomb, à la trace intense, il donne des évocations de beurre mais aussi de pâtes de fruits. Un magnifique Montrachet.
Le Château Ausone 1955 en magnum est une des plus grandes surprises de ma vie. En le condamnant à l’ouverture, j’étais sûr de moi. Or voilà un vin qui se montre sans défaut, très saint-émilion, très Ausone, avec une belle puissance et un goût convenable. Mes enfants ont plus aimé que moi, car je trouvais malgré tout qu’il avait à tout instant le goût qu’ont les lies, ces lies que je bois (ou mange) avec confiance quand d’autres n’osent pas. Constatant qu’on me demandait sans cesse d’en resservir, je vis qu’il fut apprécié. Il était bon.
Le Château Margaux 1947 est resplendissant. Charmeur comme l’est Margaux, ensorceleur, joyeux, chantant, c’est un grand Margaux auquel je n’ai pas trouvé de défaut. Il était entre mi et basse épaule. Le temps n’avait pas encore fait son œuvre de flétrissure. Il fut grand. Le Richebourg 1929 de provenance inconnue aurait pu nous intéresser s’il n’y avait que lui. Mais comme les flacons ouverts étaient nombreux, il ne suscita pas d’envie particulière, alors que le Côtes de Beaune Villages A. Bichot 1947 avait un joli goût de soif. Buvable, et plus que buvable, il est fort agréable. Beau témoignage d’une année où la Bourgogne est grande.
Je retiens de cette expérience quelques conclusions provisoires, futures pistes de réflexion. La première est qu’il est urgent que j’inventorie mes caves, pour que j’agisse plus vite que le temps. Comme mes enfants semblent se plaire à ces expériences, profitons-en. Etre traité au Margaux 1947, on connaît de pires punitions. La seconde est que je prétendais être capable de prévoir ce que sera un vin cinq heures avant son service, et cet Ausone 1955 m’a piégé. Il ne faut donc jamais conclure trop tôt. La troisième idée concerne l’Académie. J’avais l’idée de créer au sein de l’Académie une section qui s’appellerait : « le club des bas niveaux », où des collectionneurs mettraient en commun des bouteilles basses qu’il faut boire. Fondée sur une appréciation réaliste des apports, cette section permettrait de consommer des bouteilles rares qui dorment en cave et vont mourir. Ce dîner m’a donné envie d’accélérer et de pousser l’idée pour qu’elle prenne corps.
Mon classement des vins de ce dîner est : 1 – Margaux 1947, 2 – Montrachet Robert Gibourg 1992, 3 – Bollinger Grande Année 1985, 4 – Côtes de Beaune Villages Bichot 1947.