Le dimanche midi du jour du premier tour de l’élection présidentielle, nous allons fêter mon anniversaire en famille. Mes trois enfants sont là, ce qui est un cadeau rare et quatre des six petits-enfants. Il fait beau aussi fait-on des photos de famille dans le jardin. Sous le beau soleil nous buvons la suite du Champagne Krug 2000 en magnum qui est resté strictement dans le même état que la veille. Sa bulle est toujours active, il est aussi vif et cinglant. Il est d’une réelle aristocratie. Nous grignotons du saucisson, des gressins trempés dans un tarama à l’oursin, des copeaux de jambon et des viennoiseries préparées par une de mes petites-filles.
Prendre la suite du Krug pourrait être à haut risque pour un champagne mais le Champagne Philipponnat Clos des Goisses 1980 y arrive avec élégance. Ce champagne est tout en fruits délicats. Je connaissais ce 1980 qui est une grande réussite. Il est au rendez-vous avec plénitude, belle mâche et belle longueur. C’est un champagne ensoleillé et généreux qui se place bien après l’aristocrate Krug.
Nous passons à table où nous attend un gigot cuit à basse température depuis plus d’une journée, dans une marmite emplie de carottes et autres petits légumes. Le Vieux Château Certan Pomerol 1967 avait un niveau presque dans le goulot et son nez très pur m’avait conquis à l’ouverture. Le vin est d’une belle couleur rouge sang. Son nez est délicat et profond à la fois, pur et direct. En bouche c’est un pomerol savoureux, très archétypal. La truffe est là, avec un grain de toute beauté. Ce vin riche mais contenu est idéal.
Le vin qui suit est d’une toute autre espèce. J’ai dans ma cave plusieurs bouteilles de Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 et toutes ont des niveaux qui ont baissé. J’avais choisi la plus basse pour l’essayer avec mon fils seul, mais dans l’atmosphère familiale, j’ai pris le risque de servir ce vin pour tous mes enfants. Il a été ouvert trois heures avant qu’il ne soit bu. Le bouchon a sur sa surface sous la capsule une poussière noire qui ne sent pas la terre du domaine comme cela arrive souvent. Elle sent la poussière. Le bouchon est noir et sec, sans aucune exsudation graisseuse. Il est sec sur une moitié et d’un beau liège sur la moitié inférieure ce qui est encourageant. Le nez à l’ouverture est poussiéreux, mais tout indique que les choses vont s’améliorer. Et ce nez que je fais sentir à mon fils est tellement « continien » que nous sourions, ayant tous les deux le même espoir.
Au service maintenant la couleur du vin dans le verre est très claire, d’un rose sale, terreux, ce qui n’est pas très encourageant. A le voir, je crains que mes enfants, surtout mes filles, ne l’acceptent pas. Heureusement, il y a le parfum du vin. Ce vin est une explosion de roses d’abord, enivrantes, puis, c’est le sel de la Romanée Conti, cette signature si caractéristique, qui est là. Je sens bien sûr un peu de vieux, mais rose et sel sont tellement prégnants qu’on oublie tous les défauts. En bouche c’est la même chose. La rose et le sel, surtout le sel pour moi et surtout les roses pour mes filles, sont tellement agréables qu’ils font oublier que le vin est vieux. Je suis persuadé que beaucoup d’amateurs, à la vue du niveau de la bouteille et de la couleur dans le verre, auraient déclaré urbi et orbi que ce vin est mort. Le miracle est pour moi que mes trois enfants adorent ce vin, même ma fille dont on dit en se moquant qu’elle n’aime que les « vins de Ginette ». Quel beau cadeau pour moi de savoir que mes trois enfants ont adoré – ce qui veut dire ont compris – ce vin fragilisé mais porteur de tout ce qui fait l’âme de la Romanée Conti. A chaque gorgée je me dis « mon Dieu pourvu qu’ils comprennent » et chacun de leurs « oh » et de leurs « ah » me fait frissonner de bonheur. Car ce soldat de Richebourg, encore vaillant, se bat pour notre plaisir. Le fruit est sous-jacent dans le bouquet de rose et le finale est très pur. La viande et la semoule aux fleurs se font humbles pour que le vin soit en majesté. Communier en famille avec un vin fragile mais tellement porteur de l’âme de la Romanée Conti, c’est un instant de pur bonheur.
On me fait une farce car sur la reine de Saba les bougies que j’essaie de souffler ne s’éteignent jamais. Le fondant au chocolat et cette reine de Saba ont conclu ce repas illuminé par un Richebourg d’une extrême émotion. Il m’en reste. Trouvons vite des prétextes pour les ouvrir.
les bougies qui ne s’éteignent pas !