Un des grands moments de mon séjour aux Etats Unis, c’est d’aller avec mon fils dîner au restaurant Bern’s Steak House de Tampa, le restaurant qui a eu, du temps de son fondateur, la plus grande cave du monde, avec un million de bouteilles. Les prix de vente étaient si bas que les plus belles années ont été bues et le bouche à oreille aidant, les bouteilles très anciennes devenaient de plus en plus rares. Comme le stock de vins anciens n’est plus réapprovisionné depuis le décès du fondateur, le stock de vins très anciens s’amenuise. Seuls les prix bas sont restés, alors que pour les vins plus récents, les prix se sont actualisés avec de sensibles augmentations.
Un américain, Adam, grand amateur de vins, collectionneur de Tokaji, musicien, qui suit mes aventures sur mon blog, m’envoie un mail dans lequel il dit qu’il souhaiterait venir dîner à Tampa avec moi, si j’ai l’intention d’y aller. Il est un familier du lieu. J’accepte sa proposition. Nous serons quatre, Adam, son beau-père Michael, mon fils et moi.
Nous avons choisi un hôtel qui est juste en face de Bern’s, l’hôtel The Epicurian, tout nouvellement ouvert. De ma chambre je vois le restaurant mais aussi l’immeuble bas qui loge l’essentiel de la cave. Il est prévu que nous la visitions.
A 15h15 nous sommes tous les quatre devant la porte de Bern’s. Brad Dixon le sommelier avec qui nous avons rendez-vous nous accueille, ravi de revoir chacun des convives. Adam avait établi une liste de vins au sein de laquelle nous pourrions choisir les vins du dîner, selon la règle suivante : des bordeaux rouges, sans considérer les premiers crus classés, d’avant 1915 pour qu’ils soient tous centenaires, et dont le budget unitaire ne dépasse pas mille dollars.
Un autre Adam, caviste du restaurant depuis trois ans, a aligné à l’entrée de la cave toutes les bouteilles suggérées par Adam. Il y en a une bonne quarantaine. Je suis chargé de choisir celles que nous boirons.
Plus de la moitié de ces bouteilles ont des couleurs qui ne me plaisent pas. Avec l’aide de mes amis, je sélectionne environ 18 bouteilles au sein desquelles nous allons choisir les vins du dîner. Parmi les bouteilles il y a des vins qu’aussi bien Adam que moi nous avons bus ici-même. Malgré leurs belles couleurs, nous les écartons, pour retenir six à sept bouteilles nouvelles pour tous.
Adam ayant exclu les premiers grands crus classés, je demande à voir la liste de cave, en disant à Adam que si nous dépassions la limite budgétaire, je prendrais à ma charge le dépassement. Une bouteille de Mouton 1907 me semble superbe. Le prix pourrait être dans les limites prévues. Elle est choisie. Cinq autres bordeaux sont ajoutés et un Porto. Tous ses vins sont de millésimes entre 1887 et 1914.
Un repas sans bourgogne ne serait pas un repas, aussi Brad m’apporte la liste des vins. Il n’y a pratiquement plus aucun millésime ancien. Je vois dans cette liste un Corton Clos du Roi Prince de Mérode 1964. Il se trouve que ce vin est vinifié aujourd’hui par le domaine de la Romanée Conti. En buvant ce vin, ce serait un clin d’œil envoyé à ce prestigieux domaine. Mes amis approuvent ce choix.
Le temps est venu pour moi d’ouvrir toutes ces bouteilles sauf le bourgogne qui sera ouvert par Brad au début du repas. Quasiment tous les bouchons se brisent en mille morceaux, le tirebouchon ne levant que des miettes dans la partie centrale. L’opération d’ouverture durera un temps très long. La cave étant très sombre, Brad tient en main une lampe qui éclaire mon champ opératoire.
La plupart des bouteilles étant très anciennes sont irrégulières, et les rétrécissements des goulots font que les bas des bouchons se déchirent. Je lutte pendant plus d’une heure, ce qu’aucun sommelier ne pourrait faire tant il est appelé à s’occuper de nombreux clients. Il y a trois vins aux odeurs superbes, de fruit et de vigueur. Je fais poser un bouchon neutre sur chacune pour conserver ces parfums idéaux. Il s’agit du Mouton 1907, du Brane-Cantenac 1887 et du Haut-Bailly 1913. Les trois autres bordeaux ont des nez qui promettent et bénéficieront de l’aération. Ce sont Léoville-Poyferré 1909, Palmer 1910 et Lagrange 1914. Le Porto 1896 a aussi un parfum très riche. Je le fais reboucher.
Brad me demande dans quel ordre je souhaite faire servir les vins. Je lui réponds que je sentirai les vins à 19 heures avant de passer à table.
Nous sommes heureux que tous les vins soient porteurs de belles promesses. C’est donc le cœur joyeux que nous regagnons nos hôtels pour nous reposer avant le lourd Marathon qui nous attend.
Le site de Bern’s Steak House vu de ma fenêtre d’hôtel
La grande cave de réserve, vue de ma fenêtre
entrée en cave Adam à gauche et Michael à droite
Brane Cantenac 1887
Mouton 1907 avec l’année très lisible sur le bouchon
Léoville-Poyferré 1909
Palmer 1910
Lagrange 1914
Haut-Bailly 1913
Porto 1896
j’ouvre les vins, avec une lampe portée d’abord par Brad Dixon puis par Adam. L’autre Adam regarde
le résultat de mes efforts
le Corton 1964 avec le bouchon sorti par Brad