Tomo n’avait pas pu être des nôtres au réveillon de fin d’année 2012 parce qu’il avait programmé un voyage dans des pays exotiques. Cela faisait trop longtemps que nous ne nous étions vus, aussi rendez-vous fut pris au restaurant Garance. J’avais en cave un Château Ausone 1914 de niveau basse épaule mais de très belle présentation qui ne demandait qu’à être ouvert. Je le propose à Tomo. Nous nous retrouvons à midi trente et Tomo a déjà fait ouvrir ses bouteilles. J’ouvre l’Ausone dont le haut de la capsule ferait fondre un numismate, tant son dessin et sa couleur forment une œuvre d’art, et le premier nez est délicieusement délicat. Je repose la bouteille et quand je veux la sentir à nouveau, brrr, un vilain nez de bouchon occupe l’espace et occulte toute autre sensation. Tristesse, tristesse.
Le Champagne Dom Pérignon 1970 est d’un or d’ambre gris. Le nez est intense et en bouche, c’est un expression atypique de Dom Pérignon. Il y a du miel, mais un miel amer. Le champagne est profond, typé, expressif, mais il est borderline. Il joue à part, et c’est follement excitant. Tomo a fait ouvrir aussi un Château Chalon Henri Maire 1945. Le nez est conforme à ce que l’on attend, l’attaque en bouche est naturelle et ce qui apparaît, c’est une absence de corps. Le vin est agréable, mais il manque de souffle. Nous avons pour l’apéritif une brioche avec une crème épicée délicieuse et rien n’est plus intelligent que cette entrée en matière. Nous pouvons vérifier comme chaque fois que le Château Chalon donne au champagne un coup de fouet de première grandeur. Il y a une symbiose entre le vin jaune et le champagne qui est spectaculaire. L’entrée est : ravioles de lotte, émulsion moules. On ne peut pas imaginer à quel point cette entrée rehausse le Château Chalon. C’est étonnant. Le champagne y trouve son compte aussi, champagne qui m’intéresse d’autant plus qu’il est hors norme. Tout au long du repas il saura garder cette sympathique énigme.
Le plat suivant est volaille, boudin et olive. Le Château Ausone 1914 a un nez horrible de bouchon. Le goût en bouche est évidemment influencé par le goût de bouchon, mais le vin a quelque chose à dire. Il y a un velouté, une truffe, qui nous accrochent à son message. Car, même blessé, ce vin a quelque chose à dire, et je bénis le ciel que ce vin ait été ouvert avec Tomo. Car Tomo, comme moi, écoute le message du vin, sans prononcer d’excommunication hâtive. Nous écoutons, nous écoutons, mais quand même, nous aimerions avoir du vin, aussi Tomo fait ouvrir une Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1996. Quel vin ! Il a tout ce qui fait l’âme de la Romanée Conti, avec ce côté salin si caractéristique. Ce vin est une splendeur de complexité et de subtilité, avec une longueur raffinée. Il est follement domaine, le plus proche de cœur de la Romanée Conti. Il ne fait aucune ombre à l’Ausone qui continue à exister et dont le bouchon est de moins en moins sensible au point qu’avec un bleu de Termignon très peu fait, il donne l’impression que tout est corrigé.
Que retenir de ce déjeuner ? La première chose est qu’avec Tomo, nous partageons la même approche du vin : l’important est d’ouvrir et d’écouter le message du vin. Il existe quelques rares enregistrements du Caruso, chanteur légendaire de bel canto. Quand beaucoup d’amateurs n’entendraient que les grésillements, nous entendons, Tomo et moi, le Caruso. L’Ausone 1914 était objectivement malade, mais nous avons capté ses derniers souffles. La deuxième chose est la qualité de la cuisine de Guillaume Iskand. Sérieux, élégant, précis, c’est un chef qui va à l’essentiel. C’est une très bonne nouvelle pour les accords mets et vins. La troisième chose est l’accueil charmant de Garance, un restaurant où on se sent bien. Je classerai ainsi : 1 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1996, 2 – Champagne Dom Pérignon 1970, 3 – Château Ausone 1914, 4 – Château Chalon Henri Maire 1945.