Nous partons dans le sud pour les fêtes de fin d’année. Les mets et les vins sont dans les soutes à bagages. Nous serons quatre pour le réveillon de la Saint Sylvestre, avec un couple d’amis qui vivent à l’année dans la belle région d’Hyères, amateurs de vins peu familiers des vins anciens.
Lorsque j’ouvre les bouteilles, je constate les niveaux assez exceptionnels. La Mouline Guigal 1984 a moins de trois millimètres entre le liquide et le bouchon, et lorsque le bouchon s’extirpe, la dépression formée par l’expansion rapide de l’air crée un geyser de liquide. Le Vega Sicilia Unico 1960 a un niveau de près d’un centimètre à l’intérieur du goulot. Même le sauternes plus que centenaire a un niveau presque au goulot. Ces trois niveaux sont étonnants et montrent que la possibilité de niveaux inattendus existe. Je fais cette remarque pour les amateurs de vins anciens qui sont, comme moi, dubitatifs quand un niveau paraît trop beau pour être vrai.
Lorsque j’ai prélevé dans ma cave la bouteille de sauternes au sein du lot important que j’ai acheté récemment d’une cave murée où figuraient des Lafite 1900 et des Ausone 1900, j’ai lu la petite étiquette manuscrite scotchée par les vendeurs : « Château Guiraud 1904 d’après livre de cave », suivie d’un numéro. L’étiquette d’origine est totalement illisible et la capsule qui devait être dorée est recouverte d’une couche de poussière grise. Je devine une armoirie et des lettres que l’on pourrait lire si l’on grattait doucement le haut de la capsule, mais je pense que le bouchon m’en dira plus. Le bouchon d’origine de cette bouteille soufflée permet de lire très distinctement qu’il s’agit de Château Sigalas-Rabaud 1896. Nous boirons donc un vin plus vieux de huit ans que ce que j’envisageais. Les odeurs des vins sont parfaites. Je les laisse s’épanouir.
Nous écoutons les vœux du Président de la République où j’ai cherché sans le trouver un style nouveau, et nos amis arrivent. Le Champagne Substance de Jacques Selosse a été dégorgé en mars 2008. Il serait normalement préférable d’attendre un peu plus de temps après le dégorgement, mais ce champagne se révèle au sommet de son art. Le mot qui me vient pour le caractériser serait : « champagne de personnalité ». Car tout en lui interpelle. Il est puissant, vineux, d’une complexité rare et d’une force impérieuse. C’est un vin d’une technique parfaite, traité par un perfectionniste. Mon épouse a eu l’idée de trois amuse-bouche qui s’accordent divinement pour mettre en valeur le champagne à la longueur infinie : cake figues et parmesan, palets au parmesan, et gougères. On se repaît des saveurs généreuses de ce champagne hors du commun.
Nous passons à table et sur un très original pot-au-feu au foie gras de canard, je sers un Corton-Charlemagne Bonneau du Martray 1989. Ce vin est extraordinaire. Je retrouve la précision qui m’avait enthousiasmé lors du dîner de vignerons avec le 1986 bu en magnum. Ce 1989 me semble meilleur que le 1990 bu à Noël. Ce vin au nez de miel, à la minéralité réelle se caractérise par une immense fraîcheur. Sa longueur est extrême et sa complexité n’a d’égale que sa générosité. C’est surtout sur la sauce délicate, sorte de bouillon, que le vin chante de sa plus belle voix.
Le cuissot de chevreuil à l’émulsion de févettes est copieux, la chair est tendre. Le vin servi en premier est la Côte Rôtie La Mouline Guigal 1984. Mes amis sentent que le vin montre son âge mais ils l’apprécient beaucoup. Généreux et précis comme les Mouline, il est un peu plus calme que certaines années. Le vin servi quelques minutes après, pour accompagner aussi le cuissot est Vega Sicilia Unico 1960. Sa puissance est dévastatrice. Il semble à peine cuit, sur des notes de pruneaux, mais son final tonitruant est fait de framboises et de cassis, les fruits roses et noirs s’entremêlant dans une étreinte ininterrompue. Et paradoxalement, c’est le vin espagnol qui est le meilleur faire-valoir de la Mouline. Quand on a bu le 1960, on trouve dans le 1984 une grâce, une émotion romantique, une délicatesse qui signent un très grand vin. Et ces deux vins très dissemblables se boivent sans se neutraliser. Comme nous avons le temps, même si les douze coups approchent, nous disséquons les raisons des plaisirs de ces deux vins. C’est pour moi le final extrêmement fruité du Vega qui retient mon attention, et la délicatesse raffinée de la Mouline. Les deux vins se complètent bien.
Nous comparons deux camemberts que nous mangeons avec les deux rouges, sans que cela n’apparaisse inadéquat. La Tarte Tatin délicieuse une fois de plus accompagne le Château Sigalas-Rabaud 1896. Pour mes amis, c’est un saut dans l’inconnu, et nous cherchons dans nos histoires familiales aussi bien que dans la marche du monde à quoi s’accroche cette année 1896. C’est en 1896 que furent organisés les premiers jeux olympiques et que Becquerel découvrit la radioactivité naturelle. Le vin commence par avoir 112 ans dans nos palais, puis, quelques embrassades plus tard, il en a 113. Son nez est discret et délicat. Le vin a digéré son sucre. Il est assez léger, et les notes de pamplemousse rose abondent. Lorsqu’on s’habitue, car il le faut, on constate que ce vin est très agréable, que c’est un vrai vin et pas seulement une mémoire de vin. Chacun y prend du plaisir. Un signe qui ne trompe pas : ma femme l’apprécie. C’est pour moi un brevet important. Le vin s’accorde bien à la tarte, qui lui renvoie des saveurs en écho. Lorsque le lendemain je goûterai à nouveau ce sauternes, presque à température de pièce, le vin apparaîtra plus puissant et surtout plus sucré. Il s’affirme plus et s’offre une belle longueur. Je l’ai sans doute servi trop froid au dîner. En ce deuxième essai le vin me paraît être un très grand sauternes aux goûts d’agrumes, avec un joli final devenu charnu.
Nous avons devisé en ce début d’année 2009, fiers de l’avoir commencée sur un vin de 113 ans. J’avais choisi des vins que j’aime pour que ce réveillon soit marqué par la joie de vivre.