Le réveillon qui commence ne peut pas ignorer que notre ami a apporté une montagne de caviar beluga royal. Le reste du magnum de Salon 1995 permet de se préparer la bouche. La bulle n’a pas survécu mais le goût est intense. Quand arrive le champagne Salon 1969 nous prenons conscience que nous grimpons de plus de trois étages avec ce vin exceptionnel. Le caviar est mangé pur à la cuiller. Pour certains c’est de la crème ou du pain beurre qui s’ajoute. Mais tout le monde revient forcément au caviar pur sur le Salon 1969 à la noblesse imposante. Le caviar est seigneurial. Sa salinité est d’une exactitude unique. Le Salon est vineux et sait résister à l’hypnotisme du caviar.
Le reste du caviar est « tartiné » sur des fines tranches de coquilles Saint-jacques crues pour accompagner un Château Haut-Brion blanc 1966. Tous ceux qui aiment juger un vin pour sa valeur intrinsèque resteront sur leur faim, car par un mécanisme rare dont j’aime être le témoin ou l’auteur, le Haut-Brion capte complètement les saveurs de la coquille et du caviar. Il n’est plus un récepteur neutre mais un miroir parabolique tourné vers la coquille. Il s’approprie le sucré de la Saint-jacques, et délivre des saveurs d’un équilibre inatteignable. Ce vin ne pourrait pas être le même sur un autre plat. Il effectue une synthèse du plat et nous propulse à des hauteurs infinies.
Le rôti de biche est cuit pour lui-même, dans son sang. Le sang est repris pour être mêlé à des copeaux de truffe noire. Une purée à la Robuchon adoucit le palais. Là-dessus, le Chambertin Grand Cru Armand Rousseau 1999 est judicieux. Je le sens un peu torréfié, un peu café. Il y a du fruit, un bois discret, mais surtout une belle mâche. Ce vin est d’une précision rare. C’est un « vrai » chambertin. Avec la biche, c’est un bonheur.
Sur un deuxième service de biche et une réduction de truffes un peu plus sanguine, un Ermitage Chave cuvée Cathelin 1998 ajoute un peu de puissance. On gagne en pétulance. Mais si le Chave parait plus naturellement doué, je n’opposerais jamais les deux vins car ils représentent deux formes de vins qui réjouissent le palais. Je n’avais jamais bu aucune de ces deux icônes. C’est pour mon ami qu’il fallait faire cette découverte. Nous avions devant nous ce qui se fait de mieux dans le domaine des vins de référence, explosant de jeunesse.
Le dessert est composé de deux assiettes. L’une, de tranches de mangues poêlées, l’autre de quartiers de pamplemousse rose poêlés aussi. Le Château d’Yquem 1948 au niveau dans le goulot a un bouchon d’origine, ce qui me comble d’aise. La couleur est d’un or marron d’une rare pureté. Le nez est tout simplement de pamplemousse. Et en bouche, il écrase de sa perfection tous les vins qui précédent, quel que soit leur talent ou leur pedigree. J’ai eu la chance de me souvenir d’une promesse que je m’étais faite. Nous avons un kumquat dans le jardin. Je suis allé prélever quelques fruits. L’accord avec l’Yquem est irréellement beau. L’Yquem s’accorde d’abord avec le kumquat, puis le pamplemousse. La mangue ne vient qu’après.
Je voulais pour mon ami des vins extrêmement difficiles à trouver. Comment les classer ? Mon vote est : Yquem 1948, Haut-Brion blanc 1966, Ermitage Chave 1998, Chambertin Rousseau 1999 et Salon 1969. Le Salon à la complexité folle faisait trop bon élève pour que je le classe au plus haut niveau. A dire vrai, son côté militaire l’orienterait vers des plats de cuisine guerrière plus que sur le caviar. L’accord le plus sublime est celui du Haut-brion blanc avec les coquilles Saint-jacques crues. Il est suivi de peu par la sauce aux truffes avec le Chave Cathelin et par la peau des kumquats avec l’Yquem 1948. L’année 2006 finit bien et l’année 2007 commence bien. Mets et vins nous donnent l’envie – s’il en était besoin – de faire de 2007 une année rare.