La journée du lendemain doit être calme, car le dîner marquera le point culminant de ce voyage. Ma femme fait du shopping avec Elizabeth, je fais un court shopping de mon côté, et nous prenons place dans notre chambre pour le spectacle du ballet aérien sur la baie de San Francisco. Des milliers de bateaux se sont rangés dans la baie pour se faire des sensations fortes, car les avions vont faire des piqués et raser le haut de leurs mâts. Une foule immense a envahi les quais pour suivre le spectacle particulièrement impressionnant. Le plus vibrant est quand deux avions foncent l’un sur l’autre à moins de cent mètres de hauteur, et dévient leurs trajectoires au dernier moment. Quatre avions en formation serrée passeront sous le Golden Gate Bridge. J’imagine la réaction des automobilistes qui traversent le pont à ce moment-là.
Nous partons avec Steve pour ouvrir les bouteilles au restaurant « Fleur de Lys », accueillis par Marcus Garcia souriant qui se propose de nous aider. Je m’aperçois qu’il n’y a pas de longue mèche, aussi nous partons avec Steve acheter cet accessoire. Le taxi que nous trouvons difficilement, tant la ville est en plein mouvement, ne veut pas nous attendre malgré des palabres. Je serai obligé de rester dans le taxi pour éviter qu’il ne s’en aille pendant que Steve achète l’outil qui me sera utile. J’ouvre le Château Palmer 1947 dont le bouchon est très sec dans sa partie haute et très souple dans sa partie basse. Il sort entier. Ce n’est pas le cas du Château Mouton-Rothschild 1928, magnifique bouteille. Son bouchon imbibé et fragile viendra en plusieurs fois, mais aucun morceau ne tombera dans le liquide, contrairement à ce qui était arrivé pour le Carbonnieux 1928 de la veille. Nous sommes six garçons autour de la table, pendant qu’Elizabeth a regroupé les épouses pour laisser les mâles se livrer à leur passion favorite.
Le menu préparé par Hubert Keller, un chef français, alsacien de Ribeauvillé, et servi par un français fort sympathique est un vrai chef d’œuvre : passed « canapés » / tsar Nicoulaï « select » California osetra caviar accompanied with parsnips blinis / roasted Maine lobster on artichoke purée, citrus salad, porcini oil / boneless quail, scented with a juniper berry & orange essence / Colorado lamb loin & lamb cheek sausage, « tarbais » bean « cassoulet », whole grain mustard & tarragon sauce / venison topped with sauteed foie gras, served with truffled Port wine sauce / assortment of artisanal French cheeses served with rustic fig bread / classic Grand Marnier soufflé served with an orange & cardamom ice cream / assortment of petits fours & chocolates.
Le menu a été exceptionnellement bien traité par Hubert Keller comme l’indiquaient d’emblée les petits canapés d’un raffinement particulier. Le Champagne Brut Classic Deutz en magnum 1975 joue parfaitement son rôle d’ouverture. Doté d’une très belle maturité, il manque sans doute un peu de puissance et de coffre, mais il est très agréable et laisse une belle trace en bouche. Flexible, il s’adapte à tous les caprices des amuse-bouche.
Le champagne Louis Roederer 1959 a un nez très inamical, mais en bouche, si on accepte sa logique, c’est comme un toboggan : on se laisse aller, et c’est bon. On ne se laisse pas impressionner par l’amertume et il devient passionnant. Je suis assez estomaqué par le caviar d’élevage californien qui est d’un goût qui impose le respect. Avec le Roederer, l’harmonie est totale. Ce n’est pas du tout le cas pour le Montrachet Domaine Ramonet en magnum 1996 qui ne veut pas s’associer au caviar. Il est beaucoup plus accueillant envers le homard avec lequel il forme un accord de grande beauté. C’est un bon Montrachet que je trouve un peu scolaire. Il est très élégant, mais sans fanfare.
On constatera dans ce repas que chacun est particulièrement sensible aux vins qu’il a apportés, car ayant voulu faire plaisir aux autres, il les chérit particulièrement. Je ne manque pas d’adopter cette attitude, car dès que je suis servi du Château Palmer 1947 que j’ai inscrit à ce dîner, je le trouve complètement extraordinaire. Il me paraît impossible de rêver mieux. Avec la caille désossée et le ris de veau, c’est parfait. Ce vin est charmeur comme il est difficile de l’imaginer. Il incarne ce que 1947 peut créer de plus beau.
Je vacille, car le deuxième vin que j’ai apporté, rareté extrême, Château Mouton-Rothschild 1928, est encore meilleur, marqué d’une plus forte personnalité. Comme pour le Palmer 1947, le Mouton est d’une couleur d’une jeunesse folle. Le goût est fantastique, très typé. C’est un vin immense, incroyable, à pleurer. Le 1947 est un vin parfait mais équilibré. Le 1928 est invraisemblable. Il a la jeunesse, il a du sel et du poivre, une profondeur qui me touche au-delà du possible. C’est un bonheur total. La profondeur de ce vin est incroyable. Il rejoint mon Panthéon des vins de Bordeaux.
Le Château Latour 1926 de mon ami Steve donne l’impression de ne révéler qu’une partie de ce qu’il pourrait donner. Il a encore tellement de potentiel que c’en est incroyable. Quand nous goûtons le vin un convive dit : « ce vin appelle la truffe », et voilà qu’elle survient ! Ce 1926 est fruité, doux, parfait avec le foie gras, et mal à l’aise avec le gibier qui est trop fort du fait de sa sauce trop intense. Le 1926 a une force de structure qui est spectaculaire. C’est un vin très solide et jeune.
Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1985 a un nez très DRC (domaine de la Romanée Conti). Il m’évoque des pierres de lave encore en fusion. Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1964 a un nez fatigué.
Le 1985 a un goût très poivré, très salé. Sa séduction ne se découvre que si on la recherche. Il va bien avec un fromage « tête de moine », très salé aussi. Le 1964 est plus adouci, plus aqueux, mais d’une trace plus longue. Il est très agréable. L’époisses adoucit le 1985. Le 1964 est charmeur et velouté, il joue en séduction contrairement au 1985. Son final titille et impressionne. Les deux vins du DRC font un contraste et une rupture gustative très forts avec les bordeaux.
Le fromage bleu est trop salé pour accompagner le Château Climens 1937. Ce sauternes, très différent du Suduiraut 1929 qui m’est apparu plus flamboyant a un goût de café, de thé et de tabac. C’est donc une acception moins ensoleillée du sauternes.
Steve a ajouté un vin surprise. C’est un Tokaji Essencia 1856. J’ai déjà bu des Essencias très anciens. Mais ici, on quitte tout repère. Le vin, si l’on peut encore appeler cela du vin, est très épais, incroyablement sucré. On penserait à un « canard », sucre qui aurait trempé dans une liqueur de cassis, de prune et de raisin. C’est un vin qui est différent de tout ce que l’on peut connaître. Il a encore une acidité énorme, qui compense la sucrosité. Il emporte la bouche dans laquelle il a une présence infinie. Une curiosité passionnante que l’on imagine avoir une vie éternelle.
Nous sommes six et nous procédons aux votes de ces dix vins. Neuf d’entre eux auront un vote, ce qui est plus que satisfaisant. Bien évidemment chacun vote pour les vins qu’il a apportés, car il les aime. Le Mouton 1928 recueille trois places de premier, soit pour la moitié de la table, ce qui me fait plaisir après l’ennuyeuse contre-performance du Carbonnieux 1928, et le Latour 1926 en recueille deux. L’Essencia 1856 reçoit un vote de premier.
Le vote du consensus serait : 1 – Mouton 1928, 2 – Latour 1926 et Richebourg DRC 1985, 4 – Palmer 1947.
Mon vote : 1 – Mouton 1928, 2 – Palmer 1947, 3 – Louis Roederer 1959, 4 – Latour 1926.
Le service a été excellent et attentif, la cuisine fut originale, goûteuse, précise. Les amis de Steve sont de grands amateurs de vins, joyeux, décontractés mais réfléchis lorsqu’ils dégustent. Ce fut un dîner d’une rare qualité, amical, aux vins particulièrement brillants. Il justifie sans aucune hésitation le voyage que nous avons fait en terres californiennes.