Le temps de dormir quelques heures (cinq je crois), de rencontrer un journaliste et je pars vers mon Sud pour une trêve estivale XXL. L’arrêt se fait chez Pic à Valence pour la nuit. Denis Bertrand et toute son équipe, du moins ceux qui me connaissent et lisent mes bulletins sagement archivés par Denis, m’accueillent comme un ami. Nous allons explorer en cave quel vin pourrait accompagner notre repas. J’avais déniché une pépite dans l’épais livre de cave. Malgré les tentations que l’on étale de façon gourmande devant mes yeux, je confirme mon choix. Denis et l’un de ses collègues vont prélever aussi deux bouteilles de vins au niveau proche de la vidange. Nous verrons.
La crème brûlée au foie gras est d’un raffinement délicat. Le décor est déjà planté : ici on mangera bien. Les trois bouteilles arrivent sur notre table. Je prends des photos. Le Château Bouscaut blanc 1937 se qualifie sur l’étiquette de premier grand cru de Graves. Le vin est doré d’un or éblouissant. Le nez est celui d’un liquoreux, et l’attaque en bouche ferait dire Sauternes. Pendant toute sa dégustation, nous nous sommes demandé si le vigneron ne s’était pas trompé en botrytisant son Graves, car un vin madérisé devrait avoir des amertumes que ce vin n’avait pas. C’est une sorte de miracle que ce vin blanc ainsi transmuté. Sur une langoustine cuite à la perfection, le Bouscaut se trouve amplifié, magnifié, et donne un autre concert sur un tartare de lisette et de langoustine. Plus sobre, redevenant plus Graves, il accompagne ces chairs à ravir.
Le loup au caviar, légendaire institution de la maison Pic, et perpétuée avec brio par Anne Sophie, accueille un rescapé. Car ce Château Bouscaut rouge 1940 ne pourrait pas être servi à une table. Mais ici, son retour à la vie, et surtout son amélioration constante en prenant l’oxygène, en font un vin fort agréable, tutoyant bien le bar mêlé au caviar. Bien sûr, en creusant, on s’apercevrait que le mille-pattes a perdu une jambe sur trois. Que l’épineux est assez édenté. Mais c’est bon en bouche, à peine torréfié, et la rondeur acquise permet un message suffisamment clair pour qu’il y ait du plaisir.
Ce qui prouve qu’il était justifié, c’est que le vin extraordinaire qui se présente en même temps que lui ne le rejette pas. Si le Bouscaut n’avait rien à dire, l’autre vin le démontrerait. Or on peut passer de l’un à l’autre sans la moindre gêne. Et pourtant celui qui arrive maintenant est un combattant noble. Drapé dans sa tunique d’or, fièrement cambré, voici Vega Sicilia Unico 1965. Vin légendaire. Le nez est noble comme le toréador qui défie la foule avant de lancer sa coiffe vers une Dulcinée inaccessible. En bouche le vin est beau. Son élégance est extrême. Chaque goût est exposé en une faena de saveurs. Quel grand vin ! Je m’en régale tant avec la chair du loup qu’avec le pigeon fort traditionnel. Ce vin est de la race des très grands. On ne reconnaît pas qu’il est espagnol. Il a des accents de Rhône, de Bourgogne ou de Bordeaux bien faits. En fait, il a sa place à part, comme l’Opus One du dîner de la veille. Comme disait Louis de Funès quand il a immortalisé la dégustation à l’aveugle, sans odorat et sans palais dans « L’aile ou la cuisse », « c’est un grand vin ».
En cave, nous avions parlé des vins jaunes dont je fais tant la réclame. Un des sommeliers m’apporte un verre de Château Chalon 1979 dont une autre table a commandé un verre. Le vin arrive sans nez et il faut bien vingt minutes pour qu’il s’ouvre à la vie. Ce vin est vite à oublier, sans personnalité. C’est pour cela que je ne lui donne pas de nom.
Que retenir de ce dîner ? La chaude amitié de Denis Bertrand et l’enthousiasme des équipes. Une cuisine d’une précision affirmée, d’une belle personnalité. Dans la prochaine édition du Michelin on verra forcément les trois étoiles de Yannick Alléno. Comme Alain Senderens vient de lancer les siennes, il faudrait que ce soit le tablier d’Anne Sophie, qui s’arrondit, mais pour d’autres raisons, qui les reçoive, car il y a pratiquement tout pour propulser ce petit bout de femme au firmament de la gastronomie.
Même un Sumo ne finirait pas le plateau du petit déjeuner de chez Pic. On quitte cette étape avec le sentiment d’avoir passé un grand moment.