Dans le sud, la pluie, toujours la pluie, c’est un peu comme les cheveux d’Eléonore. Nous décidons d’aller au musée Picasso d’Antibes, sans doute pour compenser notre regrettable absence à l’exposition parisienne. Nous demandons à un policier municipal de nous indiquer un bon restaurant. Il nous suggère le restaurant « les Vieux Murs ». Le restaurant fait face à la mer. La salle à manger est voûtée, avec des pierres apparentes en forme de pointes, comme dans une maison troglodyte. Les murs sont peints d’une couleur rouge ocre suggérant la terre de l’Esterel. La décoration est excessive, comme ces cuisines de chefs inquiets de montrer qu’ils ont du talent : il y a toujours le petit ingrédient de trop. Nous sommes les premiers arrivés dans ce restaurant. On nous apporte les cartes et je demande la carte des vins. Ma femme a choisi ses plats, et le fait que je ne réponde pas tout de suite car j’étudie la carte des vins semble ne pas être approuvé par les mimiques du serveur.
La carte des vins est assez ordinaire, mais on trouve quelques producteurs ou domaines qui ont de l’intérêt. Les prix correspondent à ce type d’endroit. Il y a un Pétrus à un prix himalayen, et quand plus tard, nous discuterons de cette carte, la maîtresse des lieux avouera sans aucune gêne que le prix est conçu pour la clientèle de Dubaï et de Russie. Il faut dire que les bateaux que nous avons vus dans le port suggèrent qu’une clientèle existe, qui ne bat pas pavillon français. Comme il arrive souvent, il y a une bonne pioche : un champagne « Substance » de Jacques Selosse. Je le commande et définis ensuite mon menu. Lorsque le jeune serveur apporte le vin, je lui demande la date de dégorgement. Cette question agit comme un déclic, car on se rend compte que mon choix de vin n’est pas le fruit du hasard. Le champagne a été dégorgé le 25 novembre 2003. Rien ne peut me faire plus plaisir, car les dégorgements anciens ont laissé du temps à la maturité.
On nous offre un amuse-bouche qui est une chiffonnade de saumon fumé. C’est une récompense pour avoir commandé un vin rare. Le champagne arrive à bonne température. La bulle est lourde et très présente. Le nez a des traces de caramel et de confiture de rose, que l’on retrouve aussi en bouche, avec du miel, et des fruits confits fumés. Le bouchon du champagne est déjà resserré comme celui d’un champagne ancien, et le vin affiche une maturité déjà forte. En buvant le champagne d’un plaisir fort, j’imagine qu’un client non averti aurait beaucoup de mal à trouver des repères dans ce champagne typé hors du commun.
Le foie gras frais est très agréable et le pain artisanal est bon. Le champagne commence à s’adoucir, à se civiliser. Le cabillaud est cuit avec une belle précision. J’adore la chair du cabillaud, dont l’amertume trouve un écho subtil avec le Selosse. L’osmose est d’une justesse rare. Je suis en plein bonheur. Le champagne se finit sur quelques fromages, qui calment encore plus les ardeurs du vin pour lui donner une sérénité sympathique. Je laisse une partie de la bouteille – peu en fait – pour la maîtresse des lieux dont l’abord un peu abrupt s’est adouci comme le champagne. Nous avons vraiment bien mangé, et ce champagne fut le centre d’un beau repas.
Le château Grimaldi domine la mer. Picasso en a utilisé quelques pièces comme atelier autour de 1946. De nombreuses œuvres de cette période féconde me plaisent particulièrement. Ce qui me fascine, c’est la mise en page de tout tableau ou tout dessin de Picasso. C’est toujours d’une justesse folle. Dans la faculté qu’a Picasso de capter le trait, la ligne directrice qui commande un portrait, je reconnais d’une certaine façon le sens de la synthèse qu’a la cuisine de Guy Savoy. Guy a un don pour définir une ligne directrice synthétique. Pablo fait de même par un trait d’une pureté simplifiée à l’extrême.
Par un temps de cap-hornier, nous avons su mêler le plaisir de la chère, avec un champagne que je chéris, et l’émotion artistique, avec un génie créateur que j’admire.