Traditionnellement, le week-end du 15 août est le point culminant de notre été gastronomique. Des amis viennent avec des munitions généreuses et j’ouvre des vins que j’ai envie de partager avec eux. Ce soir, c’est le dîner de gala qui conclut une succession de six repas de grands vins.
En été, je n’aime pas ouvrir de très vieux vins, car la chaleur ne convient pas à ces vins mais aussi parce que les palais ne sont pas aussi réceptifs qu’au printemps ou à l’automne. Aussi vais-je pouvoir réaliser un de mes rêves : ouvrir ensemble six grands vins rouges de toutes origines, très jeunes et très puissants. Il y a trente ans, j’aurais refusé de tels vins, car le monde des vins anciens peuplait mon intérêt. Aujourd’hui, j’ai appris à aimer des vins modernes lorsqu’ils sont bien faits, même s’ils ont les caractéristiques de ce que je repoussais naguère.
Jean-Philippe a concocté le repas suivant : Cecina de Leòne / Dashi, livèche, crevettes séchées du Cameroun / Gnocchis, olives noires, abricot /Rognons de veau, poivron rouge / Filet de rumsteck, poêlée de fenouil, jus de viande / Parmentier de queue de bœuf, sauce andalouse / Nectarine, amande, agrumes.
Nous commençons par la fin du Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs magnum 1990, toujours aussi confortable et rassurant, mis en valeur la les fines tranches de viande de bœuf traitée comme un jambon ibérique.
Le Champagne Laurent-Perrier Cuvée Grand Siècle magnum a au moins cinq ans de cave. C’est une explosion de fleurs blanches d’une élégance rare. Ce champagne féminin est d’une délicatesse subtile au plus haut point. Le bouillon dashi est très « détox » ce qui est de bon augure pour la suite du dîner. La cohabitation de l’olive noire et de l’abricot est très originale et convient bien au délicieux champagne, qui profite à plein de son long passage en cave et de son format magnum.
Chacun des huit buveurs sur neuf convives a devant lui six verres. Il a fallu de longues répétitions pour que chacun mémorise les vins qu’il aura devant lui puisque les verres ne sont pas marqués. J’ai choisi pour règle de mettre les étrangers d’abord, les plus éloignés de la France en premier. Ensuite, pour les vins français, c’est de la plus haute latitude vers la plus basse. Ce qui donne cet ordre :
Penfolds Grange BIN 95 2005. Ce vin me fascine par le fenouil et les herbes que l’on ressent et par la fraîcheur finale.
Vega Sicilia Unico Ribeira del Duero 2003. J’ai déjà ouvert plusieurs fois ce vin cet été et, lorsqu’il était servi seul, il a brillé beaucoup plus que ce soir. Je le trouve timide, plus discret, alors qu’il a un énorme potentiel.
Pingus Ribeira del Duero 2009. Ce vin titre 15,5° mais on ne le sent pas du tout. Il est d’un message assez monolithique mais il sait lui aussi montrer de la fraîcheur. J’aime beaucoup sa capacité de persuasion.
Côte Rôtie La Turque Guigal 2005. Lui aussi se montre discret au début, puis fait apparaître sa belle fraîcheur mentholée. Il est subtil et convaincant.
Chateauneuf-du-Pape Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 2003. Il paraît, lui aussi un peu discret au démarrage, mais il montre ensuite une belle profondeur et un message subtil comme la Turque.
La Petite Sibérie Côtes du Roussillon Villages Bizeul 2005. Il est au début assez monolithique comme le Pingus, mais il montre ensuite sur les rognons des facultés extrêmes.
Assez rapidement on peut faire deux classes de vins : le Penfolds, le Pingus et la Petite Sibérie sont des vins puissants, percutants, qui veulent passer en force. A côté d’eux, le Vega Sicilia Unico, la Turque et le Beaucastel sont des vins qui cherchent à s’imposer par la persuasion de leur subtilité.
La nature humaine est ainsi faite que l’on aimerait bien classer ces vins par ordre de préférence. Mais ils vont nous jouer un joli tour en nous offrant un phénomène assez particulier. Si l’on fait une dégustation successive des six vins, on imagine un ordre de préférence. On attend un peu que le palais se calme et l’on boit alors celui qui paraissait le plus faible. Comme par enchantement on le trouve alors sublime. J’ai répété plusieurs fois cette expérience, et chaque fois, le plus faible d’un instant devenait un très grand vin. C’est comme si les vins s’étaient regroupés en une mêlée de rugby, pour être définitivement solidaires.
Cette idée ne me déplait pas de ne pas classer. Il y a toutefois un vin qui émerge et mérite d’être classé premier et je suis content que Jean-Philippe ait partagé mon choix. C’est le Penfolds Grange qui a la plus grande complexité combinée à une fraîcheur hors du commun. Ensuite, il y a deux grandes directions : les fonceurs comme Pingus et la Petite Sibérie, mais qui ne foncent pas dans le brouillard car ils sont capables de fraîcheur et les subtils comme la Turque et le Beaucastel, très « Frenchies » à côté des puissants étrangers, le Vega Sicilia se plaçant à mi-chemin entre les fonceurs et les subtils.
Mais ces catégories ont été souvent remises en cause au fil des plats absolument exceptionnels, les rognons percutants allant bien avec les fonceurs, le rumsteck convenant aux subtils et la délicieuse queue de bœuf en Parmentier accueillant l’ensemble des vins, et confirmant l’avantage du redoutable Penfolds.
Devant mes six verres, j’avais l’immense joie d’avoir réuni des vins exceptionnels dont aucun ne faisait pâle figure, aucun n’étant détruit pas la cohabitation avec l’un des autres. J’avais cette immense joie mais aussi la tristesse que cela puisse s’arrêter. Je voulais cette dégustation, je voulais cette confrontation et les vins ont eu l’intelligence de jouer collectif. Je suis heureux.