Les caves Legrand filles et fils organisent de sympathiques soirées autour du vin. L’organisateur de la partie spectacle de ces soirées est un comédien avec lequel une sympathie est immédiatement apparue. Pourquoi ? Je ne sais pas. Il m’annonce qu’il fait un dîner en tout petit comité chez lui, dont le repas est conçu par Michel Orth, cuisinier à Brumath et auteur de livres sur la cuisine ancienne, et les vins seront de Sancerre du non moins célèbre Alphonse Mellot qui fait atteindre aux vins de sa région des sommets de qualité. Alors que nous nous connaissons à peine, j’accepte l’invitation. Dans un charmant appartement sous des combles aux plafonds supportés par des poutres anciennes, un sympathique feu de cheminée crée une ambiance chaleureuse. Le chef est affairé dans la petite cuisine, ayant occupé tout l’espace, et j’ai à peine le temps de serrer des mains qu’un verre m’est donné. C’est un vin de pays des coteaux Charitois (les Pénitents blancs) Alphonse Mellot 2005. Fort direct et engageant, ce vin annonce la couleur de la soirée.
Il y a autour de la table des gens que je ne connais pas, à la culture impressionnante, avec lesquels les discussions seront passionnées. La moitié de la table est alsacienne, parlant d’un accent qui a un vrai ton de Riesling, avec cette pierre à fusil dans le rythme vocal. Le menu composé par Michel Orth est pensé pour les vins d’Alphonse Mellot : croustillant de tête de veau et presskopf de la forêt / cassolette de coquillages au massalé (mélange d’épices qui se présente sous forme de poudre) / filet d’empereur à la Fine Champagne / canard aigre-doux au chou rouge et épices de Noël, coing glacé, knepfle (pâtes alsaciennes) / foie gras de canard et d’oie « Michel Orth », purée de gavage romaine, hutzelbrot / munster truffé sauce à la bière / île flottante à la crème de citron, salade d’agrumes / infusion de safran.
Ce fut assez spectaculaire. Voici maintenant les vins d’Alphonse Mellot, en profusion inimaginable pour la taille de la table : Sancerre blanc génération XIX Alphonse Mellot 2005, Sancerre blanc « Edmond » Alphonse Mellot 2001, ce qui est sympathique, c’est d’avoir ajouté un vin qui pourrait être en compétition avec les vins d’Alphonse Mellot : Chablis Grand Cru les Clos William Fèvre 2000, Sancerre rouge « en grands champs » Alphonse Mellot 2002, encore un vin « étranger » : Gevrey-Chambertin 1er cru Poissenot Geantet Pansiot 2001, Sancerre blanc « Edmond » Alphonse Mellot 2002, Sancerre blanc « la Moussière » Alphonse Mellot 1999, champagne rosé Jacques Selosse, Yquem 1981 qui est ma contribution, et Vin de Constance Klein Constanzia 2000 (Afrique du Sud).
Alphonse Mellot, truculent, agile, conquérant dans l’échange, n’a pas cherché à faire l’article. Il préférait la joute intellectuelle à l’explication de ses vins qu’il nous a laissé découvrir. Je les avais déjà appréciés – mais pas autant – aux caves Legrand et en d’autres occasions. J’ai été frappé par la pureté, l’authenticité et la légitimité de ces vins. Paradoxalement, le Chablis, pourtant un Grand Cru, faisait timide à côté de ces vins pour lesquels notre palais était prêt. Le Gevrey-Chambertin m’a particulièrement séduit. Si Alphonse Mellot était discret dans la promotion de ses vins, Michel Orth nous fit un véritable numéro de camelot pour son « élixir des dieux », fait de vin blanc, de sucre, de miel, de gingembre frais et d’épices, agréable pause au milieu du repas, pour équilibrer l’impressionnante série de vins.
Une anecdote chatouilla aimablement mon ego. Nous étions en train de goûter la cassolette de coquillages, où les coques abondaient, au jus très épicé, et je fis remarquer à Michel Orth que le plat et le blanc que nous goûtions, trop semblables, n’additionnaient pas leur forces mais au contraire se neutralisaient. Et j’eus l’intuition que la sauce des coques réclamait Yquem. Nous l’essayâmes, et ce fut un accord divin. Michel Orth n’en revenait pas. Il eut la gentillesse de me féliciter en disant : « jamais je n’aurais osé un tel accord, alors qu’il marche remarquablement bien ». Sur les autres compartiments du dîner, Michel Orth fit merveille et nous expliqua comment il fait renaître des recettes oubliées, ancestrales, comme cette purée de gavage romaine assez étonnante, très adaptée au foie gras.
Le chef étant à table et engagé dans les discussions, la montre tournait et tournait, et le vin se buvait et se buvait, notre hôte ne cessant d’user de son tirebouchon. Ayant dans ma musette le fond de Bourbon 1900 d’un américain rencontré à l’Astrance, je fis découvrir ce breuvage extraordinaire qui reçut une agréable réplique des truffes en chocolat d’un chocolatier célèbre de Paris. L’ami qui invitait avait prévu pour chacun, sur des cartes anciennes, des phrases de René Char qu’il a lues avant chaque plat. Tout respirait l’envie de satisfaire les convives dans les plus infimes détails. Une soirée d’une grande amitié.